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De l’architectonique à l’archéologie

La 3e séquence de la série reprend le fil directeur dans une optique sociohistorique. Dans « Escaliers,

7 », on est tout en haut de l’escalier, sur le palier de Winckler où il est question d’inégalités sociales. Nous sommes à la jonction des deux étages de combles jadis réservés aux domestiques. Sur la porte vitrée qui sépare le petit escalier de celui des maîtres, une page du Détective rapporte le fait divers d’une directrice de camping nymphomane dont le désir n’est satisfait qu’avec plusieurs ouvriers qui l’enfilent à la chaîne : est-il déjà question de classe sociale ici ? Non pas en termes de lutte, mais d’un

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ton plus sarcastique, en termes d’exploitation au travail? D’instrumentalisation sexuelle? En tous les cas, c’est à partir de la porte dont la vitre est fêlée et recouverte d’un journal, c’est à partir de cette ligne de démarcation que Perec raconte l’histoire de la logistique propre à l’immeuble : jusqu’à la fin de la guerre de Quatorze, nul domestique n’empruntait le grand escalier, c’était pour eux l’escalier de service qui débouchait, à chaque étage, aux cuisines ou aux offices. Depuis que Valène, et ensuite Bartlebooth, se sont mis à franchir la ligne sans autre égard, la distinction ne tint plus :

.. il ne devint apparemment plus possible de fonder de façon durable une appartenance à une classe sur la position de tel ou tel par rapport à la porte vitrée, de même qu’à la génération précédente, il était également devenu impossible de l’établir à partir de notions pourtant aussi fortement ancrées que celles de rez-de-chaussée, d’entresol, et d’étage noble

(Perec, 1978 : 265).

On peut penser que la hiérarchie sociale – manifestée dans l’étagement ou la stratification de l’habitat –, s’est estompée avec le temps. Or, si elle n’est plus effective, ses lignes de partage sont toujours empreintes dans l’imaginaire collectif de l’immeuble. Peut-être parce que cette hiérarchie est étroitement liée à une situation géographique, elle-même tributaire d’un positionnement historique? Plusieurs locataires des combles, bien qu’étant beaucoup plus riches que ceux des étages plus bas, sont encore considérés comme des « jeunes » ou des « artistes » – c’est-à-dire vivant grâce à un certain mécénat et étant plus ou moins détachés de la réalité matérielle. Le fait d’accumuler des richesses et d’expandre son espace vital semble témoigner de la maturité des propriétaires. La fortune de Bartlebooth, par exemple, lui permet de faire travailler plusieurs locataires, et bien que son projet de vie soit d’une beauté contreproductive, il remplit néanmoins le rôle d’un pourvoyeur, voire d’une figure paternelle capable d’entretenir d’autres sujets. Sans oublier qu’il y a « des clivages plus discrets encore » (Perec, 1978 : 269) : ceux qui départagent les anciens des nouveaux, ainsi que les camps adoptés par chacun lors de la dernière guerre.

Pour Valène, la vie en copropriété est bien tranquille si on met de côté les deux litiges concernant le tapis et le courrier qui s’arrêtent au palier du 6e ainsi que l’incendie de 1925 qui fit date en

ravageant la pièce où Bartlebooth reconstitue aujourd’hui ses puzzles. Face aux chicanes débilitantes de voisins, le narrateur se met à invoquer des cataclysmes d’envergure, capables « d’arracher » la « maison » à son prosaïsme et à ses multiples non-lieux en vue de voyager et de faire connaître à ses habitants les confins du système solaire ou ceux des profondeurs de la terre : « …ou bien une fissure invisible la parcourrait de haut en bas, comme un frisson, et avec un craquement prolongé et

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profond, elle s’ouvrirait en deux, s’engloutirait lentement dans une béance innommable » (Perec, 1978 : 270). Ce passage préfigure, dans un fantasme de fin du monde, le X inconnu du puzzle qui met un terme à l’aventure de Bartlebooth, et peut-être aussi à celle de l’immeuble.

Il n’y a que Valène pour appeler l’immeuble « maison ». Étroitement lié à l’escalier, le narrateur est un liant du corps collectif au même titre que Bartlebooth avec ses puzzles. Si ce dernier travaille surtout sur le plan de la synchronie, c’est-à-dire sur la spatialisation du monde et sa mise en structure – délimitant des frontières entre le dehors et le dedans, entre autres par ses voyages autour du globe, et sa chaîne de travail qui organise partiellement l’immeuble –, Valène se situerait plutôt sur le plan de la diachronie, comme garant de la temporalisation du monde et de sa mise en abîme – délimitant un avant et un après dans l’histoire collective de l’immeuble, entre autres par ses souvenirs et par une œuvre artistique qui témoignerait pour l’avenir. Quant à Winckler… on ne le voit jamais circuler, c’est un stationnaire obstiné qui se maintiendrait à la jonction des trajectoires de l’espace et du temps qu’ont tracées les deux autres. Occupant un point nodal du champ de forces de l’immeuble, c’est à lui que revient de créer l’action du roman : une vengeance ourdie à basse fréquence, constante, « une fissure invisible (…) comme un frisson » qui fera craquer l’édifice. Ses signes sont la porte close, l’arrêt du grand escalier, la scie qui gronde intensivement.

Comme pour échapper à l’aliénation du quotidien, Valène donne aux pôles historiquement chargés de l’escalier, le haut et le bas, des « investitures » cosmiques : il rêve de zones extra/intra terrestres qui s’emparent de l’édifice pour le déterritorialiser complètement. Peut-être le fait-il dans une volonté inconsciente d’échapper coûte que coûte aux lignes de failles historiques, autrement monstrueuses, héritées de la Seconde Guerre mondiale et qui posent la question de la responsabilité. Le narrateur appelle désormais la destruction qu’il redoutait au troisième chapitre des escaliers, le futur laissant place au conditionnel d’une fictionnalisation extrême, où la destruction ne proviendrait plus de promoteurs immobiliers extérieurs, mais de hordes qui sortiraient de sous les fondations de l’édifice.

On pointe désormais vers une archéologie du savoir. On a déjà vu que la mise en abîme occupait probablement le centre de la structure immobilière de la même manière que l’art est au fondement de toute architecture de fiction; comment ne pas songer à l’initiale W de Winckler dont la forme sinusoïdale pourrait traduire en termes d’intensité la pratique artistique. Pratique qu’on devine d’une

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puissance abyssale, car maintenue secrète; peut-être l’envers du M de feu Marguerite, maître dans l’art des miniatures. Le W qui redouble encore le V de Valène, et en cela dérange la figuralité que celui-ci représente en tant que peintre. Forgeur d’anneaux du diable et de miroirs sorcières, il a probablement le pouvoir de plonger dans les racines du mal. Autrement dit, nous croyons ici avoir affaire à l’implicite, peut-être autobiographique, du texte perecquien, au point aveugle d’une vérité qui ne se dit pas, irréductible à tout mode d’emploi. Le « trou noir » du X final trônant dans le ciel du puzzle est déjà appréhendé par Valène comme une « béance innommable », mais qui s’ouvrirait par le bas, de dessous l’édifice, là où menace de revenir le refoulé. Le mobile de la vengeance s’y trouve peut-être.