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Quatre positions exclues de cet espace d’orthodoxie

INTRODUCTION À UNE ESCHATOLOGIE INTERMÉDIAIRE

P RÉAMBULE : LES LIEUX SCRIPTURAIRES DU MILLÉNARISME

B. S TATUS QUAESTIONIS

6) Quatre positions exclues de cet espace d’orthodoxie

Par déduction logique et combinaison des notions de « déjà-là » et de « pas encore », de terrestre et de céleste, quatre modèles d’hétérodoxie, aux quatre angles de ce schéma, se dégagent désormais. Ils représenteraient quatre formes outrées et non mitigées d’eschatologie intermédiaire.

a) Le modèle théocratique eusébien

Pour l’angle en bas à gauche du schéma, l’exemple d’Eusèbe de Césarée paraît tout à fait apte à désigner un type d’eschatologie à la fois réalisée et terrestre. Dans la doctrine d’Eusèbe, il existe cette sorte de millénium politique déjà accompli avec le règne de Constantin. La proposition de l’évêque de Césarée pèche donc à la fois par manque de spiritualisation, elle se situe uniquement sur la terre, et par manque d’attente eschatologique pour l’avenir. Les promesses messianiques sont déjà réalisées. Il s’agit d’une sorte d’optimisme eschatologique.

b) Le modèle matérialiste cérinthien

En poursuivant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, l’angle en bas à droite correspond à une eschatologie à la fois terrestre et conséquente. L’hérétique Cérinthe, avec ses promesses de millénium charnel paraît correspondre à cette seconde catégorie. Cette proposition pèche par absence de spiritualisation et par manque de réalisation dès le temps de l’Église ; le millénium de Cérinthe est entièrement différent du temps de l’Église, il est d’une autre 225 Cyril PASQUIER, « Saint Thomas et l’eschatologie millénariste (I) », RThom 117 (1), 2017, p. 12-

nature. Il fait deux avec le temps de l’Église, plutôt qu’un dans la distinction. Les promesses messianiques sont comprises au sens littéral. Selon ce type de pensée, il paraît impossible que la réalisation des promesses ait commencé avec l’Incarnation et le temps de l’Église.

c) Le modèle apocalyptique outré

Au troisième angle, en haut à droite, un autre type d’eschatologie outrée correspondrait au « tout conséquent, tout spirituel ». Aucun modèle répondant exactement à ce cas de figure n’a été étudié pour l’instant. Une forme de pensée fortement apocalyptique serait le meilleur représentant de cette eschatologie conséquente et spirituelle. Celle-ci verrait le présent en noir, dans lequel rien des promesses n’est réalisé, et l’avenir en blanc, en lequel tout est à la fois réalisé et pleinement spirituel, transcendant. Parmi les auteurs étudiés, la proposition la plus proche de cette forme hétérodoxe serait la doctrine de Lactance ou de Commodien. Ces deux auteurs ont en effet une tendance au dualisme. Ils insistent également fortement sur la transcendance de Dieu dans le millénium. Ils maintiennent apparemment le rythme du millénarisme traditionnel en trois temps : présent, millénium et éternité. Mais chez eux l’élan et l’équilibre des premiers Pères chiliastes sont brisés. Ce qui l’emporte, c’est l’insistance sur un temps présent très sombre et terrestre et sur un temps à venir très lumineux et transcendant. Selon les critères de la théologie nord-américaine, il s’agit d’un prémillénarisme226. Ce type de pensée se retrouverait sans doute chez plusieurs auteurs post-augustinien. Augustin lui-même se rapproche sous certains aspects de cette doctrine dualisante à cause de son eschatologie en deux temps et non en trois : premièrement le temps de l’Église assez sombre, marqué par la permanence de la cité terrestre et deuxièmement l’éternité transcendante entièrement céleste.

d) Le modèle gnostique

Enfin, comment définir le dernier angle, en haut à gauche ? Il correspond à une eschatologie à la fois céleste et réalisée. Origène ou saint Ambroise s’approcheraient sans doute le plus près de ce cas de figure outré. Cependant l’un comme l’autre ayant une foi orthodoxe en la résurrection, ils ne correspondent pas tout à fait avec cette quatrième forme hétérodoxe. En effet aucun des Pères étudiés dans cette partie ne va jusqu’à dire que l’eschatologie est déjà dès maintenant entièrement accomplie au ciel, et que par conséquent, la parousie et la résurrection de la chair ne sont plus des événements nécessaires au salut. C’est plutôt dans le gnosticisme que se trouve le meilleur exemple de ce type d’eschatologie déviante ultra-spirituelle. Pour que le tableau des formes outrées

226 Robert K. WHALEN, « Premillennialism », in Richard Allen LANDES (dir.), Encyclopedia of

d’eschatologie soit complet, il importe d’avoir un bref aperçu de la pensée gnostique dans ce domaine.

i. Dans la tradition indirecte : saint Irénée de Lyon

Voici ce que saint Irénée écrit à propos des disciples des gnostiques Simon et Carpocrate :

Il s’en faut de beaucoup qu’ils aient jamais ressuscité un mort, comme l’a fait le Seigneur, comme les apôtres l’ont fait par leur prière et comme il est arrivé plus d’une fois dans la fraternité : en certains cas de nécessité, l’Église locale tout entière l’ayant demandé avec force jeûnes et supplications, « l’esprit » de celui qui était mort « est revenu » et la vie de l’homme a été accordée aux prières des saints. Les hérétiques sont si loin d’opérer de telles résurrections, qu’ils ne peuvent même pas croire la chose possible : d’après eux, la résurrection des morts n’est pas autre chose que la « connaissance » de ce qu’ils appellent la vérité227.

L’eschatologie des gnostiques semble surtout consister en la négation de la résurrection. La première partie de ce texte décrit des résurrections de morts telles qu’il s’en produisait du temps du Christ et dans les premiers siècles de l’Église. Ce phénomène est assez proche de l’état de « première résurrection » décrite par le millénarisme. Il est dit dans la suite du texte que les gnostiques n’opèrent quant à eux aucune résurrection, car ils n’y croient pas. Puis vient la cause de cette incroyance : pour eux « résurrection » signifie connaissance de la vérité. La notion de résurrection est ici absolument vidée de tout rapport à la matière. Elle devient un concept au sujet d’un concept (la connaissance de la vérité) au lieu d’être un concept au sujet d’une réalité (la résurrection de la chair).

À la fin du livre V de l’Adversus haereses, l’évêque de Lyon écrit également : Les hérétiques, méprisant l’ouvrage modelé par Dieu et

n’acceptant pas le salut de leur chair, dédaignant aussi, par ailleurs, la promesse de Dieu et dépassant complètement Dieu par leurs pensées, assurent qu’aussitôt après leur mort ils monteront par-dessus les cieux et par-dessus le Créateur lui-même, pour aller vers la « Mère », ou vers le Père faussement imaginé par eux228.

La position de ces gnostiques est outrée dans le sens où ils n’acceptent d’aucune façon un salut qui ait un rapport avec la chair et la matière. Cette 227 AH II, 31, 2 (SC 294, p. 328-331) : Tantum autem absunt ab eo ut mortuum excitent –

quemadmodum Dominus excitavit, et apostoli per orationem, et in fraternitate saepissime propter aliquid necessarium, ea quae est in quoquo loco Ecclesia universa postulante per ieiunium et supplicationem multam, reversus est spiritus mortui et donatus est homo orationibus sanctorum –, ut ne quidem credant hoc in totum posse fieri : esse autem resurrectionem a mortuis agnitionem eius quae ab eis dicitur veritatis.

228 AH V, 31, 1 (SC 153, p. 388-389) : Haeretici enim despicientes plasmationem Dei et non

suscipientes salutem carnis suae, contemnentes autem et repromissionem Dei et totum supergredientes Deum sensu, simul atque mortui fuerint dicunt se supergredi caelos et Demiurgum et ire ad matrem vel ad eum qui ab ipsis affingitur patrem.

doctrine est outrée également par contraste avec celle d’Origène qui, elle, est mitigée. En effet, il n’est pas question d’intermédiaire chez les gnostiques. Ici, nulle trace de schola animarum, comme chez l’alexandrin. Les justes partent immédiatement, au moment de la mort individuelle, au-dessus du créateur, le démiurge, en direction du Père. Il s’agit d’un dualisme strict très spiritualiste. L’eschatologie collective est entièrement allégorisée et individualisée. Si la résurrection est une connaissance, si elle est une gnose pour une élite qui a reçu la lumière, on peut facilement en déduire que la parousie sera elle aussi purement individuelle : l’avènement du Christ, de la lumière, dans l’âme de chaque croyant. Le « à-venir » de la résurrection collective et d’un possible millénium est écarté au profit du seul « au-delà » actuel de la montée de l’âme séparée du corps vers les hauteurs.

ii. Dans la tradition directe : Traité de la résurrection (Nag Hammadi)

L’analyse de saint Irénée semble confirmée par des sources gnostiques directes, le Traité sur la résurrection de la bibliothèque de Nag Hammadi229. L’auteur de cet écrit du IIe ou IIIe siècle écrit ainsi :

Si nous existons visiblement en ce monde, c’est ce monde que nous portons comme un vêtement, alors que nous sommes ses rayons. Et comme nous sommes retenus par lui jusqu’à notre couchant – c’est-à-dire notre mort en cette vie – nous sommes attirés au ciel par lui ; comme les rayons par le soleil, sans être empêchés par rien. Telle est la résurrection spirituelle, qui absorbe la psychique tout aussi bien que la charnelle230.

La notion de résurrection spirituelle consiste en ce mouvement de l’esprit humain vers le ciel, comme des rayons vers le soleil. Cette résurrection spirituelle est la résurrection par excellence. La résurrection psychique et la résurrection charnelle ne sont que des réalités dérivées par rapport à la résurrection spirituelle. De plus, le monde, et par conséquent le corps humain, n’est considéré que comme un vêtement, une réalité ajoutée, non essentielle.

Puis l’auteur du Traité sur la résurrection poursuit :

La pensée de ceux qui sont sauvés ne périra pas ; ne périra pas l’intellect de ceux qui l’ont connu. C’est pourquoi nous sommes élus pour le salut et la rédemption, ayant été destinés dès le commencement à ne pas tomber dans la folie des ignorants, mais à accéder à la sagesse de ceux qui ont connu la Vérité231.

Dans ce passage, il semble que la pensée prenne la place du corps. C’est l’homme tout entier qui est appelé à ne pas périr et à être sauvé. Mais ici il n’y a 229 Traité sur la résurrection, in Jean-Pierre MAHÉ, Paul-Hubert POIRIER (dir.), Éric GRÉGHEUR, Écrits

gnostiques. La bibliothèque de Nag Hammadi., Bibliothèque de la Pléiade 538, Gallimard, Paris,

2007, p. 99-108.

230 Ibid., 45-46, p. 102. 231 Ibid., 46, p. 103.

que la pensée qui ne meurt pas. Comme dans le cas de l’erreur gnostique démasquée par Irénée, la notion de résurrection revient à celle de connaissance de la vérité, d’illumination intérieure.

Mais certains veulent savoir, dans la recherche de ce qu’ils recherchent, si celui qui est sauvé, quand il abandonne son corps, sera sauvé immédiatement. Que nul ne doute de cela ! Comment les membres visibles, une fois morts, ne seraient-ils pas sauvés, puisque les membres vivants qui sont en eux sont censés ressusciter ? Qu’est- ce donc que la résurrection ? C’est la révélation, à tout instant, de ceux qui sont ressuscités232.

La suite du Traité sur la résurrection rejoint le deuxième texte d’Irénée cité ci- dessus. Pour l’évêque de Lyon, les gnostiques affirment « qu’aussitôt après leur mort ils monteront par-dessus les cieux ». Et ici, dès que le gnostique abandonne son corps, il est sauvé. Dans les deux cas, le problème réside moins dans la possibilité pour l’âme séparée d’accéder déjà au salut que dans l’affaiblissement de la foi en une véritable résurrection de la chair. La résurrection, selon les gnostiques, consiste en une révélation intérieure, en l’illumination d’une subjectivité croyante, plus qu’en la nouvelle assomption objective et effective d’un corps de chair pour l’âme qui avait été momentanément séparée de son corps.

Aussi, au nom de l’unité, garde-toi de penser partiellement, ô Rhéginos, ni de te conduire selon cette chair, mais dégage-toi des divisions et des liens, et déjà tu possèdes la résurrection ! Car, si celui qui mourra sait, quant à lui, qu’il mourra, – même s’il passe beaucoup d’années en cette vie, c’est là qu’elles le conduisent –, pourquoi, toi, ne vois-tu pas, quant à toi, que tu es ressuscité, et que c’est là qu’on te mène ?233

La résurrection apparaît en définitive déjà entièrement réalisée. Il n’y a rien à attendre de l’avenir. Si, par « révélation », l’homme sait qu’il est sauvé, alors il est assuré qu’il ne mourra pas et qu’il est déjà ressuscité. La notion de résurrection prend dans ces conditions un sens très analogique au regard d’une acception plus réaliste234. Dès lors la résurrection n’est ni à venir ni charnelle. C’est bien l’erreur

232 Ibid., 47-48, p. 105. 233 Ibid., 49, p. 107.

234 Cf. Notice de Jean-Pierre MAHÉ au Traité sur la résurrection in Jean-Pierre MAHÉ, Paul-Hubert

POIRIER (dir.), op. cit., 538., p. 93-94 : « La vraie mission du Christ n’est pas de vaincre la mort en

conservant la chair, mais de faire disparaître sa chair – quelle qu’elle soit – pour révéler la vie de l’Esprit. C’est bien ainsi que l’entend notre auteur. Le Christ est venu pour le “dénouement”, c’est- à-dire, plus littéralement, la “dissolution” : aussi bien de nos doutes, “afin de ne rien laisser caché”, que du mauvais élément qui constitue le monde et empêche “la manifestation de celui qui est élu”. Tant que nous sommes ici-bas, nous sommes bien revêtus d’un corps matériel, à la ressemblance du monde visible ; mais cette guenille est vouée au vieillissement et à la mort. Tant mieux ! Nous en serons débarrassés. L’ascèse peut nous aider à prendre de l’avance. Que restera-t-il alors de nous ? L’intellect et la pensée, par quoi “nous avons connu le Fils de l’Homme et cru qu’il est ressuscité d’entre les morts”. Cette résurrection atteste que le spirituel enfermé dans le monde a été libéré de la matière. L’intellect et la pensée constituent donc notre moi véritable, ce que nous

du « tout spirituel, tout réalisé » qui est mise en lumière par l’exemple du gnosticisme.