INTRODUCTION À UNE ESCHATOLOGIE INTERMÉDIAIRE
P RÉAMBULE : LES LIEUX SCRIPTURAIRES DU MILLÉNARISME
D. P OSITION DU MAGISTÈRE
Pour la plupart des théologiens catholiques, le soupçon d’hérésie plane sur la doctrine chiliaste. Louis Bouyer écrit ainsi dans son Dictionnaire théologique : « Le millénarisme est l’hérésie, ou la tendance hérétique, qui s’est fait jour dès les premiers siècles mais a eu bien des retours à travers l’histoire chrétienne »236. Qu’en est-il exactement dans les textes du magistère ?
1) Les premiers conciles
Il est dit parfois que le chiliasme a été condamné à Constantinople I (381) et à Éphèse (431)237. Pour le premier de ces deux conciles, on prétend quelquefois
235 Brian E. DALEY, The Hope of the Early Church, op. cit., p. 33-34.
236 Louis BOUYER, « Millénarisme et Millénium », in Louis BOUYER (dir.), Michel BIROLLET,
Dictionnaire théologique, Desclée, Paris, 1990, p. 226 ; Charles JOURNET, L’Église du Verbe incarné. Compléments et inédits, Œuvres complètes 5, Saint-Augustin, Saint-Maurice, 2005,
p. 392, note 43 : « Si l’Église n’a pas anathématisé formellement le millénarisme, elle s’en est écartée nettement par tout son enseignement, et les théologiens le qualifient communément d’“erreur” ».
237 Francis X. GUMERLOCK, « Millennialism and the Early Church Councils », FiHi 36, 2004, p. 83-
95 ; Michael J. SVIGEL, « The phantom heresy : Did the Council of Ephesus (431) condemn
chiliasm ? », TJ 24, 2003, p. 105-112 ; Marie-Théodore GUYOT, « Millénaires », in Marie-Théodore
GUYOT (dir.), Dictionnaire des hérésies, des erreurs et des schismes d’après Bergier, Pluquet, saint Alphonse de Liguori, Grégoire et les historiens de l’Église, Putois-Cretté, Paris, 1860, p. 313, fait
état d’un concile romain non œcuménique, antérieur à Constantinople I, qui aurait déjà condamné le millénarisme d’Apollinaire : « Baronius prétend que cette erreur, peu dangereuse, fut condamnée dans un concile tenu en 373, par le pape Damase contre Apollinaire ». Voir César BARONIUS, Annales ecclesiastici, 5, Venturini, Luque, 1739, p. 401b : Quod autem ad huius anni Romani Concilii res gestas spectat ; sic in eo damnati sunt Apollinaris, Vitalis, Thimotheus, aliique omnes eiusdem sectae participes, ut etiam una cum ipsis omnia eorumdem haeresum capita fuerint condemnata, ut illud in primis, quod ad antiquam haeresim Millenariorum spectabat ; quam idem Apollinaris, scribens adversus Dionysium Alexandrinum illam destruentem, restituere conatus est. Sicque actum, ut post damnatam Romae in Apollinare eam haeresim loquacem antea, omnino conticuerit ut vix fuerit aliquando audita. Erant Apollinaris haeresis alia quoque capita, eademque
que l’ajout au Credo de l’incise « et son règne n’aura pas de fin » est dirigé contre le millénarisme d’Apollinaire238. L’évêque de Laodicée, millénariste, aurait pensé que le règne du Christ ne durerait en fait que mille ans, puis aurait disparu au profit du règne du Père. Il semble en réalité que cette précision sur le règne qui n’aura pas de fin soit uniquement dirigée contre le modalisme trinitaire de Marcel d’Ancyre239.
Pour Éphèse, la méprise est encore plus répandue. Ainsi l’historien américain N. Cohn, spécialiste des questions de millénarisme au Moyen Âge, écrit dans Les
fanatiques de l’Apocalypse :
Quant au millénium, la naissance du christianisme en avait marqué l’avènement et l’Église en était la réalisation sans faille. Cette théorie prit rapidement valeur de dogme, au point que le concile d’Éphèse (431) condamna la croyance au millénium comme une superstition aberrante240.
En fait, le millénarisme n’a jamais été condamné à Éphèse. D’après Michael Svigel, Cohn aurait déformé les propos de Léon Gry, qui faisait seulement une brève allusion au dénigrement du chiliasme par les évêques orientaux à Éphèse241. La rumeur non fondée d’une condamnation explicite du millénarisme à Éphèse s’est ensuite transmise chez d’autres chercheurs242. En réalité, la seule référence au millénarisme dans les actes du concile d’Éphèse se trouve à la fin, dans un additif intitulé : Collectio nonnullorum ad concilium Ephesinum
spectantium et quae post idem acta sunt. Il s’agit donc d’un événement
secondaire qui s’est déroulé après le concile, au cours des débats qui ont suivi les principales définitions. Plus précisément, l’allusion au millénarisme entre dans le
cum auctore damnata, quae singula recensebimus. La condamnation semble plus porter sur
l’erreur d’Apollinaire en particulier que sur le millénarisme patristique en général.
238 Francis X. GUMERLOCK, « Millennialism and the Early Church Councils », op. cit., p. 86. 239 Francis X. GUMERLOCK, « Millennialism and the Early Church Councils », op. cit., p. 90-91. 240 Norman COHN, Les fanatiques de l’Apocalypse : millénaristes révolutionnaires et anarchistes
mystiques au Moyen Âge, Simone CLÉMENDOT, Michel FUCHS, Paul ROSENBERG, Maurice ANGENO,
BH, Payot, Paris, 1983, p. 25. Idée déjà exposée dans Norman COHN, « Réflexions sur le
millénarisme », ASRel 3 (5), 1958, p. 104.
241 Michael J. SVIGEL, « The phantom heresy... », op. cit., p. 110-112 ; Léon GRY, Le millénarisme
dans ses origines et son développement, op. cit., p. 106-107, note 1 ; E. Bernard ALLO, Saint Jean. L’Apocalypse, EtB, Gabalda, Paris, 1933, p. 323, a été, lui, fidèle aux propos de Gry, sans
interpréter : pas d’allusion à une condamnation officielle du millénarisme à Éphèse, seulement une critique.
242 Raymond E. BROWN, Que sait-on du Nouveau Testament ?, op. cit., p. 858 : « Les écrivains
ecclésiastiques du IVe siècle nous disent qu’Apollinaire de Laodicée était chiliaste (ses écrits sur ce
sujet ont été perdus), et le concile d’Éphèse (431) condamna ses théories chimériques ». Idem pour Otto REIMHERR ; F. Edward CRANZ, « Irenaeus Lugdunensis », in Virginia BROWN, Paul Oskar
KRISTELLER, F. Edward CRANZ (dir.), Catalogus translationum et commentariorum. Mediaeval and renaissance latin translations and commentaries. Annoted lists and guides, 7, Catholic University of
America Press, Washington, 1992, p. 18, dans un article pourtant très scientifique. Un exemple type de déformation par la critique contemporaine au début de l’article de Diane BROUILLET, « Mille
cadre d’un chapitre intitulé : Cyrilli archiepiscopi Alexandrini apologeticus pro
duodecim capitibus, adversus orientales episcopos. Les évêques orientaux, après
le concile, vont ainsi encore attaquer saint Cyrille d’Alexandrie au sujet de ses douze anathématismes. La mention du chiliasme prend place dans l’objection des orientaux au troisième anathématisme. Ensuite vient une defensio de Cyrille.
Par conséquent, il semble que la question du millénarisme soit abordée par des opposants à l’autorité magistérielle – ici saint Cyrille d’Alexandrie – et non par le magistère lui-même. Les évêques orientaux vont accuser Cyrille d’être un apollinariste millénariste. On peut donc se demander si ces évêques ne soupçonnaient pas directement le concile d’Éphèse d’être un concile millénariste. Or c’est l’inverse que l’histoire a retenu : Éphèse a condamné le chiliasme par un acte magistériel. Voici le passage des actes d’Éphèse faisant allusion au millénarisme :