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Le magistère récent

Anathématisme III de saint Cyrille

3) Le magistère récent

Il ne semble pas y avoir de prise de position magistérielle médiévale sur la question du millénarisme. Joachim de Flore est condamné pour sa théologie trinitaire à Latran IV (1215) et non directement pour une forme de millénarisme248. Cependant la bulle Sancta Romana (décembre 1317), complétée par la constitution Gloriosam Ecclesiam (janvier 1318) du pape Jean XXII contre les Fraticelles est une mise en garde indirecte au sujet du millénarisme latent des joachimites249.

Aux XIXe et XXe siècles, plusieurs ouvrages millénaristes sont mis à l’index. Il y a d’une part La venue du Messie en gloire et majesté, de Manuel de Lacunza y Diaz (1731-1801), un jésuite chilien émigré en Italie. Ce livre, écrit en 1790 fut mis à l’index par Léon XII en septembre 1824250. Puis, le 18 décembre 1896, c’est au tour de l’Avenir de l’Église catholique selon le plan divin (1890), d’Emmanuel Chabauty d’être mis à l’index par Rome251. Enfin, à un niveau plus local, l’archevêque de Paris, dans les « Conclusions du Conseil de Vigilance du 16 novembre 1947 », après avoir déjà retiré officiellement son imprimatur au livre

Celui qui revient de Madeleine Chasles252, présente la lecture de deux nouveaux ouvrages – Israël et les Nations de Raymond Chasles et Voici je viens de Madeleine Chasles – « comme formellement prohibée par la loi de l’Église »253. Ces mesures prises par l’Église furent avant tout prudentielles. Elles ne constituent pas une réfutation théologique à proprement parler du millénarisme.

Le 21 juillet 1944 le Saint-Office est amené à faire une déclaration suite au rapport préoccupé de l’archevêque de Santiago du Chili en 1940 à propos de résurgences de millénarisme dans son pays254. Voici le texte de la déclaration romaine :

248 DH 803-807.

249 Cyril PASQUIER, « Saint Thomas et l’eschatologie millénariste (I) », op. cit., p. 10, note 15. 250 Jesus DE BUJANDA ; Marcella RICHTER, Index librorum prohibitorum. 1600-1966, Index des livres

interdits 11, Médiaspaul, Montréal, 2002, p. 496 ; Fredy Omar PARRA CARRASCO, El Reino que ha de venir, op. cit., p. 358-359.

251 Jesus DE BUJANDA ; Marcella RICHTER, Index librorum prohibitorum, op. cit., p. 211. Il faudrait

citer aussi Dominique-Joseph VERCRUYSSE-BRUNEEL, La régénération du monde : opuscule dédié aux douze tribus d’Israël, préface du cardinal Louis-Édouard PIE, Beyaert, Courtrai, 1860, mis à

l’index le 12 juin 1876. Cf. Jesus DE BUJANDA ; Marcella RICHTER, Index librorum prohibitorum, op. cit., p. 912.

252 Madeleine CHASLES, Celui qui revient. Étude biblique sur la seconde venue du Christ, préface

de dom Fernand CABROL, Aubanel, Avignon, 1935.

253 Semaine religieuse de Paris, 06-12 / 1947, p. 1509.

254 Silvio ROSADINI, « Suprema Sacra Congregatio S. Officii – Responsum de millenarismo.

Question : Que faut-il penser du système du millénarisme mitigé

qui enseigne qu’avant le jugement dernier, précédé ou non de la résurrection de plusieurs justes, le Christ notre Seigneur viendra visiblement sur notre terre pour y régner ?

Réponse (confirmée par le souverain pontife le 20 juillet) : Le

système du millénarisme mitigé ne peut pas être enseigné de façon sûre255.

Dans ce texte, la définition du millénarisme est assez large. Le millénarisme mitigé qui y est décrit semble comprendre aussi une forme spirituelle, celle d’un Pseudo-Barnabé ou d’un Hippolyte, n’impliquant pas obligatoirement la résurrection de la chair au début du millénium. La sentence vise l’enseignement de cette doctrine mitigée. Elle ne porte pas sur l’erreur intrinsèque que le millénarisme pourrait porter en lui. Sur ce point le Saint-Office ne se prononce pas et n’interdit pas non plus la recherche256.

Le Catéchisme de l’Église catholique (1992) se positionne de façon assez précise sur le millénarisme :

Avant l’avènement du Christ, l’Église doit passer par une épreuve finale qui ébranlera la foi de nombreux croyants. La persécution qui accompagne son pèlerinage sur la terre dévoilera le « Mystère d’iniquité » sous la forme d’une imposture religieuse apportant aux hommes une solution apparente à leurs problèmes au prix de l’apostasie de la vérité. L’imposture religieuse suprême est celle de l’Anti-Christ, c’est-à-dire celle d’un pseudo-messianisme où l’homme se glorifie lui-même à la place de Dieu et de son Messie venu dans la chair.

Cette imposture anti-christique se dessine déjà dans le monde chaque fois que l’on prétend accomplir dans l’histoire l’espérance messianique qui ne peut s’achever qu’au-delà d’elle à travers le jugement eschatologique : même sous sa forme mitigée, l’Église a rejeté cette falsification du Royaume à venir sous le nom de millénarisme, surtout sous la forme politique d’un messianisme sécularisé, « intrinsèquement perverse »257.

255 DH 3839 : Quaestio : Quid sentiendum de systemate millenarismi mitigati, docentis scilicet

Christum Dominum ante finale iudicium sive praevia sive non praevia plurium iustorum resurrectione, visibiliter in hanc terram regnandi causa esse venturum. Responsum : Systema millenarismi mitigati tuto doceri non posse. Cf. SAINT-OFFICE, « Décret sur le millénarisme », AAS 11, 1944, p. 212.

256 D’après le témoignage oral d’un moine bénédictin chilien, frère Bernardo Alvarez, du monastère

de Las Condes à Santiago, recueilli le 6 avril 2014, il semble que cette vague de millénarisme au Chili n’ait pas été le fait d’une remise en valeur du millénarisme patristique, mais qu’elle ait été plus en lien avec les écrits du jésuite chilien Lacunza et l’œuvre d’une partie du clergé chilien de l’époque acquis à cette cause, dans un but uniquement pastoral et avec des implications politiques.

257 CEC 675-676 : Ante Christi Adventum, Ecclesia probationem subire debet finalem quae fidem

plurium credentium labefactabit. Persecutio, quae eius peregrinationem comitatur in terris, deteget « mysterium iniquitatis » sub forma religiosae fallaciae hominibus afferentis simulatam eorum

Le Catéchisme reprend ici un argument de saint Jérôme mentionné plus haut : in adventu Christi sui, quem nos scimus antichristum. Le Christ qu’attendent les millénaristes est en fait l’Antéchrist, dont la caractéristique principale est de se faire passer pour le Christ. Le millénarisme, c’est l’Antéchrist ; attendre le millénium est en réalité espérer le temps de l’Antéchrist, semble dire le

Catéchisme. Ce document magistériel a donc le mérite d’attirer l’attention sur le

fait qu’il existe vraiment un millénarisme hétérodoxe qui est une parodie, une contrefaçon du Royaume, du salut.

Le magistère va même plus loin en pointant du doigt le « messianisme sécularisé ». La critique est portée contre les totalitarismes athées que sont le marxisme et le nazisme. Il est vrai que ces idéologies ont laissé une réputation de pseudo-millénarisme. Hitler avait ainsi déclaré dès 1934 : « Durant les mille prochaines années, il n’y aura plus de révolution en Allemagne »258.

Ce passage du Catéchisme répéterait en définitive la mise en garde constante depuis les Pères anti-millénaristes et les catalogues d’hérésies : si l’on promet un salut seulement pour ici-bas, si l’espérance chrétienne s’arrête à ce royaume terrestre, alors ce n’est pas la vérité de la Révélation. D’après les critères de discernement définis dans cette étude, le millénarisme dénoncé par le

Catéchisme correspondrait plutôt à une eschatologie de type à la fois cérinthien et

eusébien.

Entre la déclaration du Saint-Office de 1944 et le Catéchisme de 1992, il semble qu’il se soit produit un glissement de sens du mot « mitigé » (mitigatus). En 1944, le magistère paraît vouloir dire que même un millénarisme qui ne serait pas seulement matérialiste, mais aussi spiritualisant ne peut pas être enseigné de façon sûre. En 1992, « mitigé » semble plutôt être synonyme de « sécularisé ». Le millénarisme lié aux matérialismes athées, dénoncé par le Catéchisme, est mitigé par rapport au chiliasme traditionnel, car la référence au Christ s’est perdue. « Mitigé » serait ici employé pour « dénaturé ». En fait, au regard des précédents développements, le millénarisme condamné par ce n° 676 serait plutôt de type outré et non mitigé. Le Catéchisme rejoint en ce sens la dénonciation des quatre

problematibus solutionem penso pretio apostasiae a veritate. Fallacia religiosa suprema illa est Anti-Christi, id est, cuiusdam pseudo-messianismi in quo homo se ipsum glorificat loco Dei Eiusque Messiae qui in carne venit. Haec antichristica fallacia iam in mundo adumbratur quotiescumque intenditur messianicam in historia adimplere spem quae non nisi ultra historiam per iudicium eschatologicum perfici potest : Ecclesia hanc Regni futuri adulterationem, etiam sub eius forma mitigata, nomine millenarismi reiecit, praecipue sub forma politica messianismi saecularizati, « intrinsecus pravi ».

258 Rapporté par Jean DELUMEAU, Mille ans de bonheur, op. cit., p. 422 ; et par Hilaire MULTON, « De

la Cité de Dieu aux religions politiques : une réfléxion sur le millénarisme dans les cultures politiques européennes (XIXe-XXe siècle) », in Martin DUMONT (dir.), Mélanges sur la question

déformations de l’eschatologie intermédiaire mises en lumière ci-dessus. De plus, le millénarisme patristique n’est pas directement mis en cause259.

Deux ans plus tard, Jean-Paul II, dans sa lettre apostolique Tertio millennio

adveniente, faisait une autre allusion au millénarisme :

Le pontificat actuel, depuis son premier document, parle du grand Jubilé d’une manière explicite et invite à vivre la période d’attente comme « un nouvel Avent ». Il est ensuite revenu bien d’autres fois sur ce thème, s’y étendant largement dans l’encyclique Dominum et

vivificantem. En effet, la préparation de l’An 2000 devient comme une

de ses clés d’interprétation. Il n’est certes pas question de se prêter à un nouveau millénarisme, comme certains le firent à la fin du premier millénaire ; ce que l’on veut au contraire, c’est de rendre particulièrement attentif à tout ce que l’Esprit dit à l’Église et aux Églises (cf. Ap 2, 7 et suivants), comme aussi aux individus à travers les charismes qui sont au service de la communauté entière. On entend souligner ce que l’Esprit suggère aux diverses communautés, des plus petites, comme la famille, aux plus grandes, comme les nations et les organisations internationales, sans oublier les cultures, les civilisations et les saines traditions. Malgré les apparences, l’humanité continue à attendre la révélation des fils de Dieu et vit de cette espérance, comme en travail d’enfantement, selon l’image utilisée avec tant de force par saint Paul dans la Lettre aux Romains (cf. Rm 8, 19-22)260.

La mise en garde, au moment où l’Église commençait à préparer le grand jubilé de l’an 2000, portait sur une forme particulière de millénarisme, celle qui se produisit peu avant l’an 1000. Cette forme de chiliasme serait alors en lien avec une certaine inquiétude eschatologique, ainsi qu’avec des supputations et calculs sur la fin du monde. Le magistère dénoncerait dans ce cas un chiliasme de type apocalyptique : un présent très sombre, une fin imminente s’ouvrant d’un seul coup sur un millénium très lumineux. Là encore il y a consonance avec la mise en lumière des formes outrées de millénarisme effectuée ci-dessus. Le millénarisme des Pères de l’Église catholiques n’est pas visé dans cette remarque de saint Jean-Paul II.

La position du magistère sur le millénarisme est donc marquée par la condamnation ferme des formes outrées de cette doctrine et par une grande prudence quant à la possibilité de reconnaître théologiquement, dogmatiquement, un chiliasme mitigé. Cependant, à cause de la pauvreté des arguments anti- millénaristes à l’âge patristique, constatée au cours de cette première partie, il 259 Un passage portant sur le millénium de saint Irénée est même cité dans le CEC 1047 :

« L’univers visible est donc destiné, lui aussi, à être transformé, “afin que le monde lui-même, restauré dans son premier état, soit, sans plus aucun obstacle, au service des justes” (AH V, 32, 1 [SC 153, p. 399]), participant à leur glorification en Jésus Christ ressuscité ».

260 JEAN-PAUL II, « Lettre apostolique “Tertio millennio adveniente” », DC 91 (2105), 1994,

semble que le débat théologique sur le millénarisme mitigé ne soit pas définitivement clôt. D’ailleurs certains spécialistes sur le sujet le soulignent. Ainsi Gerald Bonner écrit en 1989 : « Considérée comme une proposition théologique, la croyance en un royaume de mille ans reste une question ouverte »261. Et Brian Daley de reconnaître, quant à lui, à la fin de son étude sur l’espérance dans l’Église primitive, « qu’à l’époque patristique le consensus eschatologique était beaucoup moins bien formé, bien moins consciemment énoncé que ne l’était la doctrine orthodoxe sur Dieu ou sur la personne du Christ »262. Ce manque de consensus en eschatologie est vérifié pour la question particulière du millénarisme. Le débat autour de ce thème n’est toujours pas élucidé.

Sans que l’Église ne l’assume officiellement, la réponse de saint Augustin s’est imposée de fait. Le docteur africain a-t-il réellement trouvé la parade théologique au millénarisme des Pères ? C’est sa proposition que nous allons maintenant étudier.

261 Gerald BONNER, « Augustine and millenarianism », op. cit., p. 247. (Traduit de l’anglais). 262 Brian E. DALEY, The Hope of the Early Church, op. cit., p. 223. (Traduit de l’anglais).