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3 CHAPITRE III

3.7 La posture vis-à-vis des participants

3.7.2 Quand mes points de repère tombent en éclats

Lors de mon premier séjour au Mali et après plusieurs années d'expérience en théâtre communautaire au Québec, j'ai animé une co-création avec un groupe de jeunes Maliens. C'est alors qu'en tant qu'artiste-formatrice mes points de repère sont tombés en éclats : je me suis retrouvée en désapprentissage total. J'étais la professionnelle de théâtre, la metteure en scène, la blanche et, de surcroît, l’aînée. Aucun jeune Africain n'oserait remettre en question, ouvertement, mon savoir et mon expérience. Il me fallait impérativement me débarrasser de mes habitudes occidentales, car une collaboration de type égalitaire était dans ce contexte réellement incongrue. Mon sens de l'adaptation s’est alors vu fortement mobilisé. J'apprendrai au travers de cette expérience que le pouvoir transformateur du théâtre communautaire commencera par ma propre transformation.

Si j'accorde à la posture une si grande importance, c'est parce qu'elle questionne, dans un contexte toujours mouvant, la cohérence entre les motivations, la vision et la méthode, autrement dit, entre le dire et le faire.

On ne peut pas parler de politique en théâtre, faire de grands discours sur la politique si, dans sa propre fonction au théâtre, on ne met pas en place des

relations autres, différentes. Comment travailler avec les autres, les partenaires, le public ? Qui a le pouvoir, qui a le savoir ? […] L'éthique de plateau, c'est d'abord trouver des pratiques qui aient à voir avec le refus des rapports de domination, en restant attentif aux capacités des gens. (Biot, 2006 :144-145)

Dans la pratique, deux notions semblent s'entrecroiser : la posture et l'éthique49. Les règles d'éthique orientent la manière de fonctionner dans le quotidien, elles agissent sur l'ambiance qui règne dans les ateliers, elles facilitent le partage des tâches et des responsabilités entre les membres de l'équipe. Toutefois, ces règles ne peuvent se formuler que si, parallèlement, je clarifie ma posture, c'est-à-dire que si je prends le temps de poser un regard critique, tant introspectif que distancié, sur la place que j'occupe au sein du groupe des participants (les artistes-citoyens) et auprès des collaborateurs (les autres artistes-formateurs et les représentants des organismes partenaires). Clarifier sa posture est donc un travail personnel, de réflexion continue, profondément ancré dans le réel.

Cette recherche constante de la « juste posture » n'a pas pour objectif de déterminer une posture normative, mais de reconnaître celle qui me convient, personnellement. Chaque artiste se positionne selon ses motivations et ses intentions propres. S'il n'y a pas de posture juste pour tous, il y a, par contre, une constante nécessité de mettre et remettre sa posture en question avec vigilance et sérénité. Il s'agit donc pour moi de rechercher et d'affirmer ma propre posture sans pour autant en faire un credo. Sans être dogmatique, la recherche de la juste posture n'est pas non plus aléatoire. J'identifie quelques points permettant de m'en approcher : le temps, la confiance, l'écoute attentive.

Revenons quelque peu en arrière : nous venons de voir dans la section précédente, avec l'exemple d'Aguibou Dembele en prison, de Jean Delval à la maison des jeunes et avec mon exemple à Bamako. Force est de constater que pour créer un lien de confiance, établir une rencontre significative et adopter une juste posture, il nous a fallu prendre notre temps. Si on veut aller trop vite, rien ne se passe, si on

49

À noter que la réflexion éthique dont je parle se distingue des règles déontologiques régulatrices d'une profession. Elle n'est pas constituée par une instance professionnelle, mais elle est questionnement perpétuel, personnel et contextuel.

prémédite trop, il ne se passera que ce qu'on a prévu (et encore…). Si on ne tient pas compte des résistances, la situation va figer.

L'exemple du projet Les Grandes Résistances de Trois-Pistoles est sur ce point révélateur. Il s'agissait d'un projet qui n'avait pas été demandé par les femmes, mais que j’avais imaginé et enclenché. Ma proposition, que je pensais audacieuse et appropriée, est tombée à plat, tant en ce qui concerne la forme (création collective théâtrale) qu’en ce qui concerne la thématique (la résistance). Les femmes présentes à la rencontre programmation sont restées de glace. Je me suis alors adaptée en allant à la rencontre des femmes, une à la fois, pour récolter leur récit et les inviter à produire un texte personnel. Le passage de l'une à l'autre s'est réalisé de bouche à oreille. Petit à petit, les femmes ont commencé à parler du projet et la nouvelle s'est répandue. La notion de résilience a été préférée à celle de résistance. Une artiste photographe prendra la relève un peu plus tard. Les textes et les photos seront ensuite publiés chaque mois dans le journal local. Les femmes y seront à l'honneur. Et puis, tout d'un coup, le projet qui a démarré si timidement prend une envolée insoupçonnée. Le projet se clôturera par une lecture publique à laquelle participent deux organismes de femmes. L'évènement rassembleur se réalisera au centre commercial de la ville, réunissant ainsi un large public. Tout le long de ce projet, j'ai ressenti une sérénité intérieure, une sensation agréable d'être à la bonne place, avec les bonnes personnes, au bon moment et pour les bonnes raisons. J'ai pu observer une réelle adéquation entre la forme et le contenu, entre le processus et le résultat, entre les besoins des participants et les miens. Je me suis sentie à l’aise, à l'écoute des obstacles et des craintes, avançant sans trop préméditer l'action future, utilisant la thématique comme un déclencheur à la réflexion et non comme un carcan, empruntant toutefois des chemins inusités pour rejoindre les femmes et leur donner une tribune la plus digne et remarquable possible.

Aurais-je été portée sans le savoir par le texte de Peter Handke (1983) dans Par

les villages :

Joue le jeu. Menace le travail encore plus. Ne sois pas le personnage principal. Cherche la confrontation. Mais n’aie pas d’intention. Évite les arrière-pensées. Ne tais rien. Sois doux et fort. Sois malin, interviens et méprise la victoire. N’observe pas, n’examine pas, mais reste prêt pour les signes, vigilant. Sois ébranlable. Montre tes yeux, entraîne les autres dans ce qui est profond, prends soin de l’espace et considère chacun dans son image. Ne décide qu’enthousiasmé. Échoue

avec tranquillité. Surtout, aie du temps et fais des détours. Laisse-toi distraire. Mets-toi pour ainsi dire en congé. Ne néglige la voix d’aucun arbre, d'aucune eau. Entre où tu as envie et accorde-toi le soleil. Oublie ta famille, donne des forces aux inconnus, penche-toi sur les détails, pars où il n’y a personne, fous-toi du drame du destin, dédaigne le malheur, apaise le conflit de ton rire.

Ce qui semble intéressant de souligner c'est que l'année suivante, en 2014, toujours à la rencontre annuelle de programmation du même organisme, j'ai proposé un projet encore une fois collectif, portant sur les petits et les grands pouvoirs et réunissant plusieurs organismes du milieu. L'invitation fut reçue avec enthousiasme et un groupe se forma aussitôt. En 2015, il ne me sera plus nécessaire de proposer quoi que ce soit, ce seront les femmes qui émettront le souhait de continuer et qui proposeront une suite. Dans le même sens, le groupe des agents de développement, ayant participé à l'Agora

citoyenne, décideront à l'unanimité de poursuivre pour une autre année. On peut ainsi

constater que la force des actions mobilisatrices et artistiques est maintenant identifiée et reconnue par les acteurs qui ont participé au théâtre communautaire.

La confiance et l'écoute attentive nécessaire à l'établissement d'une rencontre prennent toujours du temps et dépendent, d'une part, de l'adéquation de la proposition ainsi que du niveau d'apprivoisement et du degré de confiance entre les personnes en présence. Cette notion de temps ne se limite pas seulement au temps lié au projet lui- même. Il peut aussi être question du temps d'intégration dans le milieu. Je ne suis pas native de la région ; mon nom de famille, mon accent et sans doute mon attitude incarnent mon étrangeté. Tant que je serai perçue comme venant d'ailleurs, prendre mon temps et « manger à la main dans le même plat » seront nécessaires. L'ancrage peut se faire par l'intermédiaire d'un médiateur comme Aguibou Dembele l'a été pour moi au Mali. Cet ancrage dans le milieu existe chez Jean Delval, qui est installé dans la même région depuis de nombreuses années répondant ainsi à une condition d'existence de la pratique : la continuité dans le temps. « Au théâtre des Rues, nous pensons que le théâtre-action exige une présence permanente, c'est un travail de longue haleine », signale Jean Delval. Pour lui, l'importance de ralentir le temps est bien réelle. Pour Aguibou Dembele, aussi, le temps est important, les palabres sont longues. Rappelons que le Koteba, symbole du théâtre communautaire et de la société, représente non seulement une spirale, mais aussi un grand escargot. Les mouvements circulaires sont loin de la ligne droite occidentale.