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3 CHAPITRE III

3.9 La dénomination et la fonction

Après avoir examiné la question de la posture, je peux maintenant aborder celle relative aux diverses dénominations et fonctions liées à ma pratique. Le terme « praticienne en théâtre communautaire » que j'utilise couramment est une dénomination que j’ai dû inventer, car mon travail ne relève pas d’une profession reconnue et définie, du moins au Québec. Mais que j'utilise le terme « théâtre d'intervention » ou « théâtre communautaire », la plupart de mes interlocuteurs ne savent pas de quoi je parle et fréquemment, les gens restreignent la pratique à une forme, celle du théâtre-forum selon Boal. Par contre, au Mali, tout le monde connaît le

Koteba, ce théâtre communautaire ancestral ; en Argentine ou à Cuba, tous savent ce

qu'est le Teatro comunitario.

Au Québec, la culture populaire s'éclipse en faveur d'une culture de masse, programmée et souvent passive. L'art communautaire, actif, mobilisateur, effervescent demeure dans la marge et l'anonymat. Dans ce contexte, une de mes tâches quotidiennes est de mettre des mots sur ma pratique. Nous venons de voir que j'ai construit un schéma de pratique et que ces figures peuvent devenir des outils pour mieux m'identifier. Il reste à préciser les mots à utiliser auprès des participants.

Si « praticienne en théâtre communautaire » est une dénomination qui me sied bien et qui correspond au métier, elle convient moins pour nommer ma fonction dans le quotidien des ateliers. Dès lors, je m'attache à trouver un terme qui synthétise l'ensemble de mes fonctions. Quel terme choisir? Celui de « comédien-animateur » comme en Belgique? De « comédien-paysan » comme je l'entendais exprimer par les villageois burkinabés, de « director de teatro comunitario » comme dans les pays d'Amérique latine, «d'encadreur» comme l'emploie Aguibou Dembele ? Ou, plus proche de l'animation culturelle, le terme d’« animateur socioculturel » ou animateur d'atelier de créativité populaire ? D’« organizers » ou d’« artivistes » comme dans les milieux militants autogestionnaires anglophones ?

D'autres termes sont couramment utilisés, mais je ne m'y identifie guère : ceux de médiatrice, intervenante culturelle, guide, entrepreneure sociale, accompagnatrice ou porte-parole. « Facilitatrice » est un autre terme répandu, mais encore là, je le trouve peu approprié. Créer collectivement est une action complexe et exigeante. Elle n'est pas uniquement ludique et festive. Mon but est de rendre la pratique accessible, mais je tiens à rester exigeante pour que l'œuvre puisse émerger. Une prise de risque en fait partie. Tout comme Hali El Gammal (2004 : 40), dans son article intitulé « difficultés et dérives de l'action théâtrale » observe la pratique belge, j'observe, au Québec, une tendance à vouloir créer des boîtes à outils et à populariser l'acte théâtral :

[…], mais cette forme de vulgarisation comporte aussi ses dangers. En quelques décennies, on a vu apparaître une légion d'animateurs théâtraux aux talents et aux expériences très variables. Certains d'entre eux ont accompli un travail remarquable, mais d'autres – sans doute la majorité – n'ont fait que reproduire mécaniquement des techniques glanées dans l'un ou l'autre stage.

Or, créer, qui plus est, créer collectivement est un travail demandant du temps, de la patience, un dépassement de soi : « Ainsi va la création, idée poussant le geste ou geste débusquant l'idée, opération d'alchimie difficilement réductible en équations, avançant vers son achèvement par : turbulence, anarchie, bourgeonnement, déviation, associations, prodigalité, luxe inutile, impasse » (Bertrand & Dumont, 1976 : 12).

Pour que la manifestation artistique prenne forme, il faut qu'intentionnellement l'audace l'emporte sur le connu, le convenu et la routine quotidienne. Dans le cadre du

projet Les Grandes Résistantes de Trois-Pistoles, Claudie Gagné, une des participantes écrivait :

Créer c'est résister face à toutes ces choses convenues, implicites, se voulant aussi confortables que réconfortantes, mais qui nivellent tout pourtant, écrasant sous leur emprise normalisatrice tout écart, tout accent, toute différence, tout inattendu60.

Plus que facilitatrice, je me perçois au contraire comme une artiste-formatrice qui accepte et même revendique la complexité de la création puisqu'il s'agit de créer collectivement sur des thèmes liés aux réalités sociales et politiques, thèmes qui sont la plupart du temps fort complexes. Pour me nommer dans le travail quotidien au sein du groupe, j'utilise quelquefois le terme de « capitaine de bateau », pour désigner la figure qui se positionne derrière le groupe (pour mieux voir l'horizon et le point à atteindre), qui distribue le pouvoir progressivement à tous et chacun, et qui a pour responsabilité la réussite du voyage selon les objectifs préalablement établis. Mais même si le travail est bien distribué sur le bateau, une forte hiérarchie demeure. J'hésite donc à utiliser le terme, à l’affût que je suis de termes plus justes.

Pour trouver un terme synthèse qui me convient, je crois nécessaire de faire un détour en visitant les diverses responsabilités liées à la pratique. Dans le manuel d'art communautaire de l'Ontario, Kai Chan (r.e. 1998 : 10) affirme que :

Les artistes qui acceptent d’entreprendre une œuvre artistique communautaire doivent prendre conscience des lourdes responsabilités supplémentaires qu’ils devront assumer par rapport au travail en atelier. On s’attend à ce qu’ils fassent office d’assistants sociaux, de psychiatres, de politiciens, de concierges, de philanthropes, tout en étant bien entendu de grands artistes. Il faut avoir le tempérament, la disposition et la compréhension à l’avenant, parce qu’aucune formation ne peut y préparer.

Cette déclaration de Kai Chan, quelque peu ironique, ne doit pas être prise à la lettre. Nous sommes effectivement amenés à jouer de nombreuses fonctions, et certains praticiens pourraient être tentés d’endosser ces multiples rôles. Je crois que nous devons être vigilants pour garder une distance, en nous en tenant à notre rôle d'artiste communautaire qui, en soi, est déjà très complet et complexe.

De leur côté et lors d'une rencontre portant sur le métier, les « comédiens-animateurs en théâtre-action de Belgique » précisent (Biot, 2006 : 85) ce qu'ils sont et ne sont pas:

60

Ce qu'il ne veut pas être : l'artiste déterminé par les fonctions théâtrales traditionnelles aux compétences modalisées; l'activiste ou le militant; l'assistant social, l'éducateur, l'enseignant. Ce qu'il veut être : un professionnel de la création critique, apportant les moyens de la lucidité, du dévoilement des clichés, du choix des modes de résistances, en recherche d'une esthétique susceptible de donner de la force à la parole critique. Capable d'apporter une diffusion convenant à un produit théâtral de création collective, il conduit chacun à s'en approprier les processus de curation et de gestion

De mon côté, j'identifie, empiriquement, une série de responsabilités liées à mes fonctions. Si je les décompose, je reconnais quatre dimensions :

1. pour mettre en place un environnement propice et regrouper les participants, habituellement, il me faut poser les actions suivantes : imaginer, oser, communiquer, rassembler, organiser, motiver, inspirer, provoquer l'effervescence, etc.;

2. pour qu'il y ait œuvre, il me faut animer, écouter, former, transmettre, stimuler, semer, ramasser, monter, mettre en espace, ajuster la forme au contenu et vice-versa, trouver les exercices adéquats pour surmonter les obstacles, etc.;

3. pour que l'œuvre devienne collective, il me faut doser, modérer, concerter, garder la flamme, contrôler le chaos et les dérapages, rassurer, donner le rythme, etc.;

4. pour que l'œuvre collective soit critique, il me faut m'informer, informer, argumenter, agiter, provoquer, contaminer et transgresser.

Quel terme peut synthétiser ces diverses responsabilités ? Après avoir fait le tour de la question, le mot qui me convient le plus, qui me semble bien synthétiser l'ensemble de ma pratique et avec lequel je suis à l'aise est le mot « artiste formatrice ». Formatrice dans son sens large : former, se former, s'informer, informer, donner forme, déformer et formuler. Effectivement, je forme les participants à devenir co-créateurs, je donne forme à l'œuvre collective, je veille à ce que tous s'informent afin de creuser le sujet. Je déforme la pensée rigide en la malaxant.

Ainsi le clivage entre artiste professionnel et artiste amateur ne se justifie plus. Le théâtre communautaire réunit plutôt, dans un esprit de collaboration, des artistes- formateurs et des artistes-citoyens, c'est-à-dire des citoyens qui dans le cadre d'une co- création expriment artistiquement leur vison du monde.

Cette étude de la terminologie a eu une fonction de boussole et ouvre sur le huitième principe : Le choix des mots pour nommer la praticienne que je suis est aussi important que celui qui sert à délimiter ma pratique : importance de se nommer pour se reconnaître et pour exister. Ayant pris la mesure de la nomenclature usuelle et m’étant basée sur les multiples fonctions rattachées à cette pratique que j'ai élaborée au fil du temps, j’opte pour me désigner moi-même praticienne en théâtre communautaire et artiste-formatrice.