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3 CHAPITRE III

3.11 L'esthétique

3.11.2 Jonction entre la forme et le contexte mouvant

Le concept artistique est différent d’une fois à l’autre, parce que je cherche systématiquement à trouver celui qui correspond le mieux au nouveau contexte. Imaginer le futur concept se fait en tenant compte de nombreuses variables : caractéristiques des participants, ressources disponibles : ouverture et habitude des participants à appréhender le monde de la création, motivation et disponibilité de chacun, complexité de la thématique et véhémence qu’elle suscite, capacité d'analyse et de réflexion des co-créateurs, durée du projet et budget, nombre, âge, hétérogénéité, qualité du partenariat et complicité avec l'organisme partenaire, et bien entendu composition de l'équipe d'artistes-formateurs qui va permettre une certaine multidisciplinarité.

Une fois que j'ai pris connaissance de toutes ces variables, je me concentre sur la tâche exaltante et délicate qui consiste à trouver un modèle approprié qui tient compte le plus possible de cet ensemble. C'est un travail en soi créatif qui exige intériorisation et ouverture à l'autre. Le concept peut apparaître comme une fulgurance ou au contraire se livrer lentement. Si je ne connais pas les participants, ou si je discerne mal leur réalité, il faut que je m'y plonge sans délai.

Parmi l'ensemble des variables, certaines me semblent prépondérantes. Ainsi, la durée du projet, éminemment fluctuante, déterminera le concept à trouver. Dans la vie trépidante que nous menons, le temps est compté pour tout le monde. De plus, les participants sont souvent des personnes déjà très occupées et engagées dans leur communauté. Je dois prêter attention à ne pas les éreinter par un nouvel engagement qui serait de trop. Par conséquent, le concept retenu doit permettre, dans une durée toujours trop restreinte, de ralentir le temps pour que le stress, la fatigue, la compétition, le manque de confiance disparaissent et laissent place à une tranquille exploration pouvant faire émerger la création collective. Il y a donc toujours un équilibre à maintenir entre la prise de risque, le nécessaire sentiment de sécurité, le plaisir et la rigueur, l'urgence de dire et le temps de maturation de la parole. Je propose le modèle de création dans le même esprit que je propose le thème déclencheur : à titre d'inducteur et non de carcan. En aucun cas, je ne profite de mon statut d’« expert » pour déstabiliser les participants. Ce serait de l'abus de pouvoir. À l’inverse, je ne veux pas non plus leur proposer une aventure préprogrammée, une forme simpliste et conformiste qui l'emporterait sur l'audace, car ce serait, cette fois, du protectionnisme, et l'invitation à la co-création deviendrait du coup imposture.

Je pense que le concept retenu doit à la fois être stimulant et audacieux, mais dois toujours demeurer réaliste. Il n'est pas question de rater le voyage. Je trouverais inacceptable de m'auto-excuser en disant « pour réussir notre projet, il nous aurait fallu trois semaines de plus ». Être coincé par le temps démontrerait que j'ai mal évalué l'ampleur du projet. Il est indéniable que cette responsabilité professionnelle me revient. Dans son ouvrage de 1971, Rules for radicals, Saul Alinsky (r.e.) conseille de démarrer avec un petit combat gagné d'avance, car une première victoire collective, même minime comme l'installation d'un nouveau point de collecte des déchets ou l'amélioration d'une cage d'escalier, permet d'amorcer une passion du changement, une première bouffée d'oxygène dans des vies asphyxiées de résignation. Les « organizers » doivent par conséquent consacrer un maximum de soins aux premières petites victoires, ce sont celles qui conditionnent les suivantes.

Parmi l'ensemble des variables, et outre celle du temps, il en existe une autre qui me semble particulièrement importante, à savoir la prise en compte des codes culturels des acteurs et des spectateurs. Un des objectifs de l'aventure théâtrale communautaire consiste à créer une œuvre collective qui ressemble aux co-créateurs. L'esthétique proposée se doit d’être liée aux habitudes culturelles et au langage propre des citoyens. Comme plusieurs personnes n'ont jamais fait ou vu de théâtre, jouer devant les autres peut être déstabilisant, car il arrive que les spectateurs ne saisissent pas la dimension fictionnelle du jeu. Par exemple, l'épouse d'un acteur dira après un spectacle et d'un ton offensé : « Mon mari a mal agi en tournant autour de Sexy-girl ». Ce type de réaction, je les avais déjà constatés au Mali : « L'un des problèmes soulevés est le fait que l'audience peut confondre le personnage sur scène avec la personne réelle » (Africa Programme, 2003, r.e.), mais je ne pensais pas retrouver ce phénomène d'identification au personnage au Québec.

Il me faut donc connaître la population : sa culture, ses codes culturels, ses goûts. Rodrigue Homero Saturnin Barbe, chercheur dans le domaine du théâtre d'intervention en Centrafrique, a réalisé une recherche doctorale portant sur les liens entre les choix esthétiques et les codes culturels :

Pour le public centrafricain, j'ai utilisé les codes culturels traditionnels comme la danse, les proverbes populaires, les devinettes et, bien sûr, le conte, cet art oratoire qui favorise le ralliement populaire, communautaire et culturel. L'exploitation au théâtre du conte est à la fois ludique, pédagogique et aide beaucoup dans la mobilisation du public67.

Aguibou Dembele, lui aussi, prend pour source première le Koteba, qui fait partie de la culture ancestrale du peuple malien et qu'il a lui-même intégré dans son enfance. J’ai eu la chance d’être témoin d’authentiques Kotebas traditionnels dans les villages de la région de Ségou et de Koulikoro et de voir Aguibou Dembele travailler en atelier en contexte urbain. Les similitudes entre le Koteba villageois et le Koteba « contemporain », adapté par Aguibou sont évidentes : pratique de l’improvisation orale, intégration de la danse et du chant, usage de jeux de mots et de dictons, construction de l’espace au fur et à mesure que le jeu progresse, utilisation

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Ph.D. en littérature et arts de la scène et de l'écran, qui a réalisé sa thèse de doctorat sur « le théâtre d'intervention en zone urbaine centrafricaine : rapports aux réalités quotidiennes et aux valeurs culturelles locales ». Extrait d'une entrevue téléphonique le 18 février 2015.

polysémique de l'objet, disposition circulaire ou frontale sans quatrième mur et participation des spectateurs qui peuvent à tout moment entrer dans le jeu. L'adéquation entre la forme préconisée et les habitudes culturelles de la population est, dans le cas d’Aguibou Dembele, indéniable. En terre africaine, cette concordance n'est pas toujours présente. Au Burkina Faso, nombreuses sont les troupes de théâtre d'intervention qui ont été entraînées à la technique Boal, lors de stages dispensés principalement par les intervenants de Belgique. Les Burkinabés ont adopté la méthode et l'utilisent dans leur village. Aguibou Dembele se questionne :

Inviter un spectateur à monter sur la scène pour trouver une solution ne correspond pas à nos habitudes. Il faut tenir compte de nos modes de communication qui sont codés et spiralés, qui vont de l'aîné aux plus jeunes. Le théâtre-forum ne convient pas à la population rurale. Ainsi, quand un jeune monte sur la scène, c'est plus par jeu que pour trouver une solution collective.

Pour Aguibou Dembele, homme de théâtre profondément ancré dans sa communauté, choix esthétiques et codes culturels doivent se répondre. Mais pour moi qui suis et qui demeure une néo-rurale, il faut choisir une esthétique qui, à la fois, corresponde à mes propres racines et intérêts et soit liée aux habitudes culturelles des citoyens avec qui je travaille. Ayant fait du théâtre-forum durant plusieurs années et ayant été influencée par les formes participatives, ouvertes et circulaires du Koteba, j'ai gardé une certaine attirance pour le théâtre de participation ou interactif, mais je n'aime pas quand la forme prend un aspect intrusif et forcé. Je préfère quand la participation coule de source, qu'elle se fasse plus en clin d'œil qu'en sommation inconfortable. Il m'arrive ainsi de proposer diverses finales interactives un peu à la manière des « livres dont vous êtes le héros » dans lequel le lecteur détermine le déroulement de l'histoire. Le public peut aussi être invité à voter. J'aime intégrer des personnages témoin qui, par aparté, crée des liens entre ce qui se passe sur scène et dans la salle, et qui par ses remarques faussement naïves crée un certain débalancement. Ces appels se veulent toujours empreints d'humour et de connivence.