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3 CHAPITRE III

3.10 Les thématiques

3.10.4 Liberté d'expression et de réception

La liberté du groupe de choisir et de développer la thématique selon son propre point de vue, sans s'astreindre à faire un « théâtre pour » (Ronfard, 1979) demeure, à mes yeux, un acte de confiance et de liberté que l'on s'accorde tant à soi-même, qu'au groupe des co-créateurs et qu'aux spectateurs. Si on cherche à anticiper la réaction du public, on pratique une injonction déguisée, processus exactement contraire de ce que Ronfard (1979 : 251) préconise : « J'aimerais qu'on découvre, par le jeu partagé avec une audience, un nouveau type de communication fondée sur la curiosité, le désir, l'imagination, la liberté d'interprétation, la passion, sans que nous ayons nous autres, artisans et préparateurs de la rencontre, à préjuger du public qui s'y rendra et l'effet qu'on pourra faire sur lui ».

La liberté d'expression dans le processus de création et la liberté de réception iraient donc de pair. On part de soi-même, en ayant confiance en sa propre expérience. On va donc s'adresser aux autres, non pas en focalisant sur ce que les spectateurs veulent entendre ou en se basant sur les « savoirs froids61 », mais en se centrant, d'abord sur soi, c'est-à-dire en privilégiant les « savoirs chauds ». Le groupe de co-

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Franck Lepage privilégie le vécu, le savoir expérientiel (dit savoir chaud) sur le savoir académique (dit savoir froid) pour finir par mêler les deux, pour provoquer des « orages ». Ces notions sont empruntées à Luc Carton.

créateurs exprime ce qu'il connaît, ce qui l'indigne et le bouleverse, allant ainsi dans le sens d'Hélène Monette (2014) :

Je ne choisis pas ce sur quoi j’écris. Si je choisissais, j’écrirais du roman historique et je gagnerais honorablement ma vie. Je reçois la violence sociale et j’en reparle. Ça me rentre dedans, ça m’indigne, ça m’émeut, ça me traverse, ça fait partie de ma vie. On ne parle que de ce qu’on connaît ou de ce qui nous bouleverse.

Nous avons vu dans la section précédente que dans le contexte actuel, les programmes gouvernementaux ou philanthropiques identifient les « clientèles cibles ». Ainsi, les priorités sociales résultent de prescriptions en chaîne qui vont du haut vers le bas. Pour chaque groupe-problème, les planificateurs de l'État et leurs délégués (instances ministérielles, grandes fondations, appareil de consolidation des privilèges acquis, comme dirait Hébert) vont prescrire les grands thèmes de l'heure (campagne visant à contrer de l'exode rural, lutte au décrochage scolaire) qui seront identifiés, problématisés et priorisés en haut. Nul doute que la commande existe toujours, mais a changé d'émetteur. S'il arrive encore que des organismes comme les syndicats s'adressent spécifiquement aux compagnies de théâtre d'intervention pour commander une pièce sur un sujet précis, les commandeurs actuels émanent des politiques sociales étatiques qui par sous-traitance orientent les programmes de subventions. La commande est donc plus tentaculaire et notre vigilance d'autant plus nécessaire. Dans ce système préprogrammé, il est nécessaire de reconnaître les brèches de liberté, car il y a toute une marge entre se prévaloir de ces programmes et s'y soumettre servilement. Répondre aux critères établis par les bailleurs de fonds, tout en garantissant aux participants le pouvoir de choisir la thématique et de déterminer le contenu au fur et à mesure du processus de création exige de faire, lors de la rédaction des demandes de subvention, une savante gymnastique, car l'enjeu pour les participants et les artistes- formateurs, consiste à éviter la captivité involontaire.

Selon Aguibou Dembele, la campagne de sensibilisation portant sur la scolarisation des filles que nous avions organisée ensemble en 2003 était un projet fort pertinent pour les stagiaires tant maliens que québécois. Même si nous avions fait du théâtre avec les villageois, il s'agissait quand même d'une campagne de sensibilisation qui a chaque tournant pouvait devenir une campagne d'illusion.

La scolarisation des filles répond à une préoccupation nationale d’éducation pour tous et les ONG travaillent dans ce sens. C’est très bien d’envoyer les filles en classe, mais il y a des conséquences collatérales dont on ne parle pas. La plupart seront insuffisamment instruites pour le travail intellectuel, seront inaptes au travail manuel et deviendront des fardeaux pour la communauté. Si, avant de commencer, nous avions demandé aux jeunes filles rurales ce qui les préoccupe, si on avait pris le temps de leur demander de quoi elles veulent parler, auraient-elles choisi de faire la promotion de la scolarisation des filles ? N'est-ce pas une problématique qu'on leur a imposée, toute en douceur ? N'est-ce pas par respect pour les étrangers et pour l'ONG qu'elles ont participé à un spectacle dont le message risque de bouleverser leur vie ?

En effet si nous avions posé la question aux jeunes filles en prenant suffisamment de temps pour que les réponses ne soient pas celles que nous voulions entendre, les préoccupations exprimées auraient peut-être été loin de ce que nous, les « experts venus d'ailleurs , pourrions imaginer : « Je pense qu'elles auraient nommé des problèmes concrets et immédiats comme le mariage précoce, la corvée d'eau, l'accès pour la femme à la propriété foncière, les débouchés pour leurs produits de cueillettes et de maraîchage », précise Aguibou Dembele.

Quoi qu'il en soit, nous nous devons de respecter les préoccupations vécues par les participants de la co-création. Il imputera à chacun de pousser la réflexion, en cours de processus, afin de donner le plus d'épaisseur possible au propos.