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3 CHAPITRE III

3.8 La posture vis-à-vis des organismes partenaires

3.8.1 La précarité et la dépendance financière

L'autre répercussion est liée à la précarité, car refuser le théâtre de commande signifie se retrouver sans revenus autonomes. Il devient dès lors obligatoire de se tourner vers des bailleurs de fonds et déposer des projets qui sont toujours ponctuels et qui doivent, la plupart du temps, se faire conjointement avec un organisme du milieu. Conséquemment, nous sommes en situation de dépendance à l'égard de nos partenaires, dépendance qui peut provoquer toute une série de réactions en chaîne. Je m'explique.

En comparant ma situation avec celles de mes collègues, je constate une grande différence : la compagnie de théâtre-action de Jean Delval est reconnue et appuyée financièrement par les instances gouvernementales. La situation d'Aguibou Dembele est par contre proche de la survie. Je suis pour ma part en état de précarité constante. Il est clair que le type de collaboration que nous entretenons avec les organismes du

milieu n'a rien de commun. Aguibou Dembele et moi sommes en relation de dépendance financière tant vis-à-vis des organismes que des bailleurs de fonds. Or, toute personne ou organisme qui n'a pas d'autonomie financière et qui dépend de l'autre (son époux ou épouse, sa famille, un autre organisme) voit son pouvoir décisionnel limité. Dans le cas d'un projet réalisé en collaboration avec un organisme, il est nécessaire de savoir qui détient les cordons de la bourse et de qui dépend la survie du projet commun. Nul doute que la dépendance peut se transformer en situation paralysante. En cas de rupture entre les deux parties, il faut s'assurer, préalablement et par contrat, que la résiliation ne soit pas en défaveur de la partie dépendante et bien sûr du groupe de co-créateurs. C'est la raison pour laquelle, ces dernières années et grâce aux bons conseils du coordonnateur d'UTIL, nous signons maintenant, avec le partenaire, un protocole d'engagement collaboratif qui comprend les droits d'auteurs, les règlements en cas de litiges, les droits et obligations des partenaires, etc. (voir annexe IV).

La plupart du temps, le partenariat se passe bien. Par exemple, le projet La

bourse et le voleur fut une collaboration qui coulait de source. Initié par Carrefour

Canadien international, le projet avait pour objectif de sensibiliser le public québécois aux réalités Nord-Sud. Le projet se faisait avec la participation active des stagiaires de l'organisme. L'intention commune et le partage des tâches étaient clairs. La confiance était mutuelle. La collaboration a tellement bien fonctionné qu'elle a permis la création du groupe UTIL que CCI a parrainé durant quelques années.

Mais la collaboration peut être nettement plus laborieuse. Dans certains milieux, la parole et la participation citoyennes sont favorisées, mais elles peuvent être récupérées et instrumentalisées. La pente est glissante. J'aimerais prendre deux exemples : l'un s'est passé au Mali en 2003. Il s'agit du projet Théâtre social nord-sud qui s'est passé au Mali en 2003. L'autre création, La Contagieuse, s'est réalisée dans le Bas-Saint-Laurent en 2014. Ces deux expériences sont décrites dans mon récit de pratique. Je ne reprends ici que les éléments qui concernent la collaboration avec le partenaire en tentant d'en tirer leçon.

Le théâtre alimentaire, faire-valoir des politiques de développement. Lors de mon second séjour au Mali, j'étais responsable d'un groupe de dix stagiaires pour le projet

Théâtre Social Nord-Sud. Nous avions pour mandat de sensibiliser la population à

l'importance de la scolarisation des filles. Ces campagnes de sensibilisation étaient planifiées par des organismes humanitaires du Nord et réalisées par leurs homologues du Sud, le tout soutenu par des bailleurs de fonds internationaux. Personnellement, j'étais contente de pouvoir faire là-bas ce que je faisais depuis quelques années au Québec, et j'étais fière de me joindre à cette entreprise portant sur les droits des femmes. Avec l'équipe de stagiaires québécois, jumelés à une équipe d'étudiants du Mali, le théâtre sera un théâtre d'intervention (création par les étudiants d'une pièce jouée en Bambara et destinée à la population) et communautaire (création avec la population concernée). Le projet était à première vue magnifique. Comme je suis restée assez longtemps au Mali, j'ai pu découvrir l'autre côté de la médaille. J'ai constaté à quel point les organisateurs des campagnes de sensibilisation n'étaient pas concernés par lesdits problèmes et à quel point les situations complexes étaient abordées de manière simpliste (d'un point de vue comportemental). Pour eux et leurs bailleurs de fonds, seuls comptaient les résultats quantitatifs comme le nombre de filles sur les bancs d'école. La qualité et les méthodes d'enseignement, la chaîne des conséquences sur la vie familiale et villageoise n'était pas envisagée, pas plus que l'avenir incertain des filles scolarisées à l'occidentale53 et nouvellement déconnectées de la transmission orale, familiale et communautaire. Le promoteur du projet, souvent éloigné de la problématique, s'associait avec des agents de changement locaux qui eux, avaient pour mandat de sensibiliser et de faire participer les communautés locales. Mais comme les agents de changement manquent de temps, d'outils et parfois d'imagination, ils recrutent à leur tour de vaillants collaborateurs : des artistes ! Et c'est là que nous arrivons et tombons dans le panneau. J'ai compris – trop tard – pourquoi Aguibou Dembele disait en rigolant : « Le théâtre de sensibilisation, pour nous, c'est du théâtre alimentaire ». En situation de précarité les gens de théâtre répondent à des commandes. « La chaîne est longue, précise Aguibou Dembele, et les intermédiaires

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Aguibou Dembele précise : Traditionnellement, dans les sociétés africaines précoloniales, il n’y avait pas d’école, au sens occidental du terme. Ce qui existait, c’était l’école de la vie dans la communauté. L'apprentissage était mise-en-pratique et expérience était vécue, transmise et assimilée au fil des années. Il y avait aussi la transmission du savoir par les palabres, le conte et le Koteba.

sont là pour huiler l'engrenage ». Malheureusement, cette chaîne lie les « technocrates humanitaires », comme dirait Latouche (2005 : 69) à ceux qui bénéficient le moins de la croisade développementale, soit ceux qui se situent au bas de l'échelle, à savoir la population villageoise locale. Le théâtre alimentaire servirait ainsi de faire-valoir aux politiques de développement portées par les directeurs d'ONG, eux-mêmes exécuteurs des plans d'action des agences de financement liées aux politiques et à l'économie internationales. Et Aguibou Dembele de poursuivre : « Je connais beaucoup d'opportunistes – politiciens, directeurs d'ONG et directeurs de troupe – qui cherchent à se hisser vers le haut en utilisant les problèmes de la population comme des échelons sur lesquels ils grimpent. Leur seule visée, c'est leur promotion.»

Je réaliserai, trop tard, que j'ai participé à une « machine à projets ». Je comprendrai aussi que cette agitation développementale (Latouche 2005) n'est pas l'apanage de la coopération internationale ; elle peut se retrouver dans plusieurs milieux, au Sud comme au Nord.