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Première partie : Puissance et Eurasie : deux concepts clés de la géopolitique russe

Chapitre 2 : Puissance et influence

4. La puissance selon la Russie

Face à ces définitions du concept de puissance, il est utile de proposer une réflexion sur une éventuelle définition russe de la puissance. Pour la Russie de ce début du XXIe siècle, sur quels critères fonder la puissance du pays, concept si central dans la politique interne et étrangère depuis 2000 ?

Le Kremlin ne propose pas de définition claire de ce concept et de ses critères. Néanmoins, au travers des discours et documents officiels depuis 2000, l’on peut facilement identifier cinq critères principaux, proches de ceux définis par Raymond Aron.

• La souveraineté

Incontournable aussi bien dans la politique nationale russe que dans sa politique érangère, le concept de souveraineté est l’élément fondamental dans la construction de la puissance russe. Récurrente dans les discours officiels du président russe, notamment depuis 2014, la souveraineté est surtout perçue par l’Etat russe comme sa capacité à exercer son pouvoir sans pression étrangère, principalement occidentale. Elle doit s’exercer à touss les niveaux, économique (le rejet des sanctions économiques occidentales), militaire (la modernisation de l’armée russe), sociétal (l’affirmation de certains principes critiqués par de nombreux pays) mais également en politique étrangère (l’affirmation d’une sphère d’influence). Cette ambition d’une souveraineté absolue est entrée en contradiction avec la volonté de la Russie, dans les années 1990 et 2000, d’adhérer à plusieurs organisations et institutions internationales à vocation supranationale. L’exemple de la ratification en 1998 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du Conseil de l’Europe, donnant mandat à la Cour européenne des droits de l’homme à juger des affaires russes, est tout à fait révélateur de ce paradoxe de la politique russe. Condamnée par la cour européenne en 2014 dans le cadre de l’affaire Youkos, la Russie décide alors de revoir l’équilibre des pouvoirs entre sa propre constitution et la Cour européenne, et la Douma vote le 1er décembre 2015 une loi plaçant la Cour constitutionnelle de Russie au-dessus de la Cour européenne des droits de l’homme.

• La reconnaissance internationale

L’adhésion initiale de la Russie aux principales organisations internationales est pourtant liée à un autre besoin fondamental de la Russie post soviétique, celui de la reconnaissance internationale de son statut de pays puissant. Après la crise politique, économique et sociétale de la Russie dans les années 1990 qui a conduit à son effacement sur la scène internationale, le pays veut de nouveau être reconnu comme une puissance avec laquelle compter. Sa participation aux réunions des grandes puissances et son inclusion dans les processus de décision collectifs est donc centrale : son éviction du G-8 a probablement été ainsi mal vécue par le Kremlin, qui s’est employé à compenser cette mise au ban par un regain d’activités vis-à-vis d’organisations et de puissances régionales, (BRICS, Union Economique Eurasiatique (UEEA), Inde, Arabie Saoudite etc).

• La capacité militaire

Davantage que dans les pays d’Europe occidentale, la puissance militaire est essentielle pour la Russie. Elle représente encore, dans un pays qui souffre d’un sentiment de vulnérabilité face à une menace étrangère et pour qui la puissance militaire est un facteur d’unité, la source de sa puissance. La modernisation de l’armée, et sa médiatisation par le Kremlin (par exemple les démonstrations militaires à l’occasion de la célébration de la victoire du 9 mai 1945) témoignent de l’importance de ce facteur.

• La cohésion de la collectivité

V. Poutine a fait de l’unité l’un de ses principaux chevaux de bataille lors de son premier mandat. Empêcher la dislocation de la Fédération (qui explique en partie sa réaction forte en Tchétchénie), reconstruire un Etat fort (la très connue théorie de la « verticale du pouvoir »), raviver le nationalisme, redonner du pouvoir à l’Eglise, définir des principes de vie, ont été parmi ses premières missions, qui toutes visent à assurer un niveau élevé de patriotisme et de cohésion en Russie. L’unité russe a ainsi permis au pouvoir de résister à la pression économique engagée par les pays occidentaux via les sanctions depuis 2014.

• Le soft power, un concept émergent dans la stratégie russe

Si l’URSS s’appuyait sur les réseaux des partis communistes étrangers pour étendre son influence, la Russie a dû chercher d’autres leviers pour exercer une forme de soft power. Moscou a opéré une distinction géographique : sans rentrer dans une analyse détaillée du soft

power russe, nous observons que les méthodes et messages utilisés dans les pays de sa sphère régionale sous influence sont différents de ceux mis à contribution par exemple en Europe occidentale : dans le premier cas il s’agit principalement de diffuser, ou maintenir, l’usage de la langue russe et favoriser l’implantation de la culture russe. Pour ceci, le Kremlin s’appuie de plus en plus sur son concept de monde russe. En Europe occidentale, via des médias financés par le Kremlin, Moscou propose des analyses et discours alternatifs sur des sujets d’actualité dans le but de créer ou accentuer la défiance de la population à l’égard des médias traditionnels et du pouvoir en place.

• Et l’économie ?

La capacité économique est un des points faibles de la puissance russe. Son développement freiné par de nombreux problèmes structurels, elle ne peut constituer un critère de puissance face aux grandes économies occidentales. Néanmoins, dans son espace régional, la Russie, en position de force, manie le levier économique de deux façons différentes :

-le « bâton » : la plupart des pays de son espace régional dépendent économiquement et énergétiquement de la Russie. Moscou fait souvent peser la menace d’une interruption des échanges (embargo en Moldavie, crises avec la Biélorussie), et va parfois jusqu’à « couper le robinet » comme en témoigne les crises énergétiques russo-ukrainiennes.

-la « carotte » : certains des pays voisins, plutôt pauvres, sont généralement endettés vis-à-vis de la Russie : en échange d’un allègement de leur dette, Moscou obtient des avantages stratégiques. Ce fut le cas par exemple au Kirghizstan, où la Russie, en échange d’un allègement de la dette kirghize, a obtenu l’implantation d’une base militaire dans le pays et une participation élevée dans certains secteurs clés du pays.

La capacité militaire est incontournable dans la stratégie de puissance de la Russie. Sa capacité à protéger ses frontières, et surtout, à intervenir rapidement dans toutes les régions du monde pour défendre ses intérêts et ses alliés lui a en effet permis de s’imposer à nouveau sur la scène internationale. Moscou fait toutefois progressivement évoluer sa stratégie, et se repose de manière croissante sur le soft power, et tente, auprès des pays moins développés économiquement, d’utiliser le levier économique. A la différence de la Chine, l’outil économique est ainsi entièrement au service des ambitions politiques de la Russie.

Deuxième partie : Etats-Unis et Russie : deux ambitions opposées