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Première partie : Puissance et Eurasie : deux concepts clés de la géopolitique russe

Chapitre 2 : Puissance et influence

1. Puissance et influence en relations internationales

La puissance en relations internationales est difficile à définir : soumise à l’évolution des moyens à la disposition des acteurs, elle demeure un concept délicat à problématiser, l’enjeu étant de parvenir à s’extraire de la temporalité, souvent de court terme, imposée par les facteurs définissant la puissance, sans offrir une théorie inapplicable car trop détachée des réalités. La pléthore de qualificatifs accolant le terme de « puissance » (hyper, moyenne, régionale, mondiale), de même que les amalgames fréquents entre « puissance », « pays », et « influence », témoignent de cette difficulté constante.

La question est d’autant plus délicate s’agissant de la Russie : ses ambitions de puissance affichées dès le début de la présidence Poutine, ses succès sur la scène internationale difficiles à expliquer au regard de ses fragilités économiques et des tensions fréquentes avec les pays occidentaux71 ont conduit les experts à créer des expressions contradictoire pour tenter d’expliquer ce phénomène : la Russie est ainsi devenue une « puissance faible72 » , « puissante et impuissante73 », ou de façon plus neutre « une ancienne grande puissance ». Le concept de puissance, bien qu’élusif, est donc incontournable en relations internationales, et particulièrement lorsqu’il est question de la Russie poutinienne. Notre réflexion commencera

71La Russie est souvent, dans les pays occidentaux, et surtout depuis la crise ukrainienne, qualifiée d’isolée sur le plan diplomatique. Si les tensions russo-occidentales conduisent à un ralentissement des relations entre ces pays, dire de la Russie qu’elle est isolée, au regard de sa coopération avec de nombreux pays sur tous les continents, revient à minimiser l’importance des pays non occidentaux.

72 « La Russie, une puissance faible ? » a été le thème d’un débat organisé en 2015 à l’IFRI.

73 DE TINGUY Anne, "Russie : le syndrome de la puissance", CERISCOPE Puissance, 2013, [en ligne], consulté le 12/08/2020,Disponible à l’adresse : http://ceriscope.sciences-po.fr/puissance/content/part4/russie-le-syndrome-de-la-puissance

avec une analyse de la théorie de Raymon Aron, théoricien du concept de puissance en relations internationales. Nous évoluerons ensuite vers les réflexions de Joseph Nye, inventeur bien connu du concept de puissance douce ou « soft power », et nous tenterons enfin de proposer une définition du concept de puissance selon la Russie.

Dans son ouvrage Paix et guerre entre les nations, paru en 1962, Raymond Aron livre une réflexion poussée sur le concept de puissance, et identifie plusieurs facteurs, qui, jusqu’à aujourd’hui, s’appliquent toujours.

1.1. L’humain dans la puissance de l’Etat

« Au sens le plus général, la puissance est la capacité de faire, produire ou détruire ». A cette première définition générale, R. Aron ajoute une définition plus adaptée au contexte de relations internationales : « J’appelle puissance sur la scène internationales la capacité d’une unité politique d’imposer sa volonté aux autres unités ». Cette citation est la plus couramment utilisée lorsque l’on tente de définir le concept de puissance en se référant au politologue ; en revanche, la suite, pourtant tout aussi essentielle, est moins reprise : « En bref, la puissance politique n’est pas un absolu mais une relation humaine ».

Qu’entend-il par « relation humaine » ? Pour l’auteur, la puissance d’une unité politique (Etat ou autre) ne dépend pas uniquement de l’unité politique, mais aussi de celle de l’individu qui l’exerce. En poussant l’exemple à l’extrême, nous pourrions donc considérer qu’un individu avec peu de volonté et d’ambition, donc « faible », à la tête d’une unité politique qui serait considérée comme forte accomplirait moins qu’un individu ambitieux et volontaire à la tête de cette même unité. Dans des Etats à tendance autoritaire, dans lesquels les dirigeants exercent le pouvoir longtemps, la personnalité du dirigeant devient un paramètre essentiel pour comprendre le pays. R. Aron définit la puissance d’un individu comme la « capacité de faire, mais avant tout, celle d’influer74 sur la conduite ou les sentiments des autres individus ». Pour résumer, la puissance d’une unité politique en relations internationales dépend de deux types de puissance :

-la puissance de l’unité politique, sur la base de facteurs encore non identifiés à ce stade de la réflexion de R. Aron.

-la puissance de l’individu qui dirige cette unité, sur laquelle il ne reviendra pas.

74Le champ lexical de l’influence est rarement utilisé par Raymond Aron, et le terme jamais défini dans son ouvrage.

1.2. Puissance offensive et puissance défensive

D’après Aron, la puissance d’un Etat est divisée en deux catégories : puissance offensive et puissance défensive ; et deux moments : celui de la guerre, et celui de la paix, défini comme l’absence de conflit armé déclaré.

• La puissance offensive

Intéressons-nous tout d’abord aux critères d’une puissance offensive, qui correspond selon l’auteur à la capacité de faire faire75. En temps de guerre, la capacité militaire est bien entendu un facteur central de la puissance de l’Etat ; en revanche, son importance diminuant en temps de paix, c’est durant ce temps que le concept de puissance est le plus complexe à définir.

Les déterminants classiques de la puissance sont définis comme suit par Aron : le milieu, les ressources, et l’action collective : « Ces trois termes, dans leur expression abstraite, couvrent l’ensemble puisqu’ils équivalent à la proposition : la puissance d’une collectivité dépend de la scène de son action et de sa capacité d’utiliser les ressources, matérielles et humaines, qui lui sont données ». R. Aron fait donc immédiatement la distinction entre ressources exploitées et non exploitées : à titre d’exemple, nous pourrions citer les réserves de gaz de schiste de la Pologne, existantes mais inexploitables à l’heure actuelle, par conséquent inutiles dans la stratégie de puissance du pays. La capacité d’une collectivité à exploiter ses ressources est essentielle : de nombreux pays riches en ressources sont dans l’incapacité de les exploiter indépendamment d’un autre pays.

La pression économique est présentée comme une arme de choix pour « contraindre un Etat ou le convaincre de céder ». L’arme économique devient ainsi, en temps de paix, l’équivalent des capacités militaires d’un pays en temps de guerre. Nous pourrions ajouter, ce que la Guerre Froide a démontré, que la puissance nucléaire, menace de destruction absolue, est davantage devenue un élément de dissuasion et n’est pas utilisé par les Etats qui en disposent.

La pression économique s’exerce à deux niveaux :

75 On remarque que la définition d’une puissance offensive est la même que celle utilisée pour le concept de puissance précédemment.

- Multilatéral, dans le cadre d’une coalition d’Etats, la force de la coalition étant essentielle. R.Aron prend en effet l’exemple de plusieurs échecs de contrainte économique d’une coalition contre un Etat pour pointer du doigt la difficulté de garantir le facteur « d’action collective » : « l’arme du blocus pourrait être, à notre époque, irrésistible ; encore faudrait-il que l’Etat, considéré comme criminel, ne trouvât pas d’alliés au-dehors. Jusqu’à nos jours, une telle hypothèse n’a jamais été réalisée ». Cette affirmation, qu’il formule en pensant au blocus de Cuba, s’adapte tout aussi bien aux sanctions économiques contre la Russie, qui, en se rapprochant de la Chine et d’autres acteurs au rayonnement régional, parvient à réduire l’impact des sanctions économiques américaines.

-Bilatéral. L’arme économique dans les relations bilatérales possède une toute autre portée, justement parce que dans ce cadre, elle ne requiert aucune alliance universelle : « Un Etat est capable d’influer aussi sur les Etats qui attendent de lui une aide financière ou qui se sentent dépendants de son propre système économique. A notre époque surtout, le consentement des pays dits sous-développés à demeurer à l’intérieur d’une zone est fonction des concours qu’ils y trouvent pour leur industrialisation. Un Etat a désormais peu de chances de maintenir sa souveraineté sur des populations nombreuses s’il est incapable d’assumer la charge des investissements nécessaires à l’élévation du niveau de vie ». C’est le défi auquel la Chine fait actuellement face : répondre aux attentes d’amélioration des conditions de vie d’une part croissante de sa population.

Ainsi, en temps de paix, l’économie d’un Etat est un facteur essentiel de la puissance offensive d’un Etat. L’amalgame entre puissance économique et puissance est d’ailleurs régulier, et les classements annuels des grandes puissances prennent en compte uniquement des indicateurs économiques (les groupes multilatéraux type G- à leur création rassemblaient les pays les plus avancés économiquement).

• La puissance défensive

La puissance défensive en temps de paix est définie comme « la capacité d’une unité politique de ne pas se laisser imposer la volonté des autres unités politiques ». A nouveau, l’auteur opère une distinction entre la puissance défensive en temps de paix et en temps de guerre. En temps de guerre, la puissance défensive repose principalement sur la « capacité d’arrêter l’envahisseur » ; les Russes au cours de leur histoire ont fait preuve d’une faible capacité à arrêter l’envahisseur. En temps de paix, la puissance défensive dépend de la « cohésion de l’unité ». De l’avis de l’auteur, la cohésion de l’unité, ou de la collectivité, est

l’élément central de la capacité défensive : « la condition suprême, presque unique, de la capacité défensive, est la cohésion de la collectivité, l’adhésion des masses au régime (…) l’accord entre les membres de l’élite gouvernementale sur l’intérêt national ».

Aron ajoute que face à la pression économique, la capacité défensive dépend également, paradoxalement, du non-développement économique du pays ciblé : plus le pays est développé, plus les pressions économiques sont efficaces. A l’inverse, « un pays sous-développé a souvent une grande capacité de résister à des sanctions éventuelles : une faible fraction de la population sera atteinte par l’interruption des échanges extérieurs ». Il est à noter cependant aujourd’hui que les sanctions économiques ne se limitent pas aux échanges extérieurs : investissements, droit d’utiliser les monnaies ayant cours dans les échanges (le dollar surtout) sont de « nouveaux » facteurs de pression économique qui peuvent efficacement fragiliser un Etat et affecter une plus grande partie de sa population.

Puisque la puissance est « la mise en œuvre de forces (forces militaires, économiques et morales) », qui dépendent du triptyque « milieu, ressources, action collective », évoqué précédemment, Aron envisage brièvement la possibilité d’évaluer une puissance, en fonction de ces forces. Il conclut cependant que non seulement une telle entreprise ne peut donner de résultat probant, mais aussi qu’elle se révèlerait néfaste : « Mais il y a tant d’écarts possible entre la puissance défensive et la puissance offensive, entre la puissance en temps de guerre et la puissance en temps de paix, la puissance à l’intérieur d’une certaine zone géographique et la puissance au-delà de cette zone que la mesure d’une puissance, supposée absolue et intrinsèque, me paraît plus nuisible qu’utile ». A ceci s’ajoute le fait qu’il considère que la puissance d’un Etat dépend également de celle de son dirigeant, ce qui complique davantage le processus d’évaluation. C’est donc la multiplicité des facteurs qui selon Aron empêche toute possibilité d’évaluation de la puissance. A notre époque nous avons pourtant recours à des qualificatifs de puissance, qui sans aller jusqu’à proposer une évaluation chiffrée de la puissance, établissent une hiérarchie précise (hyper puissance, grande puissance, puissance régionale, puissance moyenne etc), qui peut s’avérer trompeuse dans certains cas (l’échec de l’hyper puissance américaine au Vietnam par exemple, impensable au regard de « l’évaluation » de leur puissance respective).

1.3. Application dans notre travail de recherche

Cette distinction entre puissance offensive et défensive est très bienvenue : en effet, si la Russie est effectivement une puissance offensive dans son espace régional, elle l’est beaucoup moins vis-à-vis des Etats-Unis : dans le cadre des relations russo-américaines, c’est la capacité de Moscou à résister à la volonté américaine, voire occidentale, qui lui permet de s’affirmer sur la scène internationale. La puissance de la Russie vis-à-vis des pays occidentaux ne réside pas tant dans sa capacité à faire faire que dans sa capacité à résister. Sa puissance sur la scène internationale est donc une combinaison entre cette puissance défensive forte vis-à-vis de l’Occident, et une puissance offensive à l’égard d’autres Etats. En identifiant une puissance offensive et une puissance défensive, l’analyse d’Aron propose donc une résolution au paradoxe de la puissance russe.