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Depuis la crise ukrainienne, une confrontation régionale assumée

Deuxième partie : Etats-Unis et Russie : deux ambitions opposées en Eurasie (2000-2019)

Chapitre 5 Depuis la crise ukrainienne, une confrontation régionale assumée

Alors que la stratégie américaine vis-à-vis de la Russie entre 2000 et 2014 oscille entre endiguement et intégration dans le système mondial, l’objectif post-2014 est de dissuader (deter) voire affaiblir (weaken) Moscou. Si la crise ukrainienne est le point de départ de cette stratégie, celle-ci est aussi alimentée par d’autres crises entre les deux pays, indépendamment de la lutte pour l’influence en Ukraine et en Europe.

L’objet de la première partie de ce chapitre sera de montrer l’évolution de la perception américaine de la Russie marquée par de multiples crises diplomatiques entre la Russie et les Etats-Unis. Nous aborderons ensuite la question de la militarisation américaine en Europe orientale, et l’évolution du rôle de l’Asie centrale et du sud Caucase dans la stratégie américaine.

1. L’élaboration d’une stratégie dissuasive et punitive

Entre 2014 et 2019, la position officielle des Etats-Unis à l’égard de la Russie a sensiblement évolué, jusqu’à faire de Moscou l’une des principales menaces à la sécurité américaine. Cette évolution, sur laquelle nous revenons pour mieux comprendre la profondeur du conflit russo-américain et son impact sur les dynamiques géopolitiques de l’espace régional russe, se fait au rythme des nouvelles crises diplomatiques entre la Russie et les Etats-Unis.

1.1. 2014-2018, la multiplication des crises diplomatiques entre les deux puissances

En 2014, le président américain Obama qualifie la Russie de « puissance régionale menaçant certains de ses voisins immédiats », et prend position pour le nouveau gouvernement temporaire ukrainien. Le soutien matériel, militaire et économique des Etats-Unis tranche alors avec leur manque d’engagement concret lors des guerres en Géorgie et en Tchétchénie. Pourquoi une telle différence de position entre ces évènements comparables et face à une stratégie russe plutôt récurrente depuis la guerre de Tchétchénie ? Deux hypothèses sont avancées :

- La récurrence des interventions militaires russe dans son espace régional peut faire craindre à Washington une normalisation de ce type d’opérations. L’opinion très répandue en

Occident qui soutient que la Russie, ou Poutine, « ne comprend132 / respecte133 que la force », appelle alors un engagement américain concret et ferme.

- Ensuite, il est certain que la dimension stratégique du pivot occidental est beaucoup plus présente pour l’Ukraine que pour la Géorgie ou la Tchétchénie. Le statut géopolitique de l’Ukraine, définie par Z. Brzezinski comme un Etat pivot, contrairement à la Géorgie, est donc lourde de conséquences pour la Russie, l’Europe et les Etats-Unis.

Néanmoins, en dépit du fossé créé entre la Russie et les Etats-Unis par la crise ukrainienne, les deux puissances continuent de coopérer entre 2014 et 2016 sur plusieurs sujets, y compris la gestion des dossiers syrien et iranien. Ainsi, pendant cette période, la tendance à la compartimentalisation des relations russo-américaines qui existe depuis l’administration Bush ne semble pas affectée134. La crise ukrainienne semble même confirmer la justesse de cette approche, puisqu’il apparaît très improbable à la Russie et aux Etats-Unis d’être alignés sur tous les dossiers, alors que leur coopération est essentielle sur certains sujets.

Cette tendance a été bouleversée par l’apparition de nouvelles crises diplomatiques entre les deux pays : en 2016, les soupçons d’ingérence de la Russie dans les élections américaines via des cyberattaques ciblées (le site de campagne du parti démocrate par exemple) et les soupçons de collusion avec l’équipe de campagne de Donald Trump ; en 2017, les Etats-Unis accusent également Moscou de cyberattaques contre des centrales électriques. Ainsi, de problème de politique étrangère, la Russie est devenue, selon les mots d’un expert américain, « un problème domestique135 ». En 2017 s’ajoute également l’affaire de l’empoisonnement à l’agent chimique des Skripal au Royaume-Uni, que le Kremlin est soupçonné d’avoir commandité. Plus que la tentative de meurtre (les Skripal ne sont pas les premiers Russes à être

132 LEJEUNE, Tristan, 2014. Menendez: Putin « only understands strength ». In : TheHill [en ligne]. 4 mars 2014. Disponible à l’adresse : https://thehill.com/blogs/blog-briefing-room/199846-menendez-putin-only-understands-strength.

133 U.S. general urges more German spending to ease military transit. In : Reuters [en ligne]. 21 juillet 2017. Disponible à l’adresse : https://www.reuters.com/article/us-nato-germany-usa-idUSKBN1A617U.

134 ROJANSKY, Thomas Graham, Matthew, 2016. America’s Russia Policy Has Failed. In : Foreign

Policy [en ligne]. Octobre 2016. Disponible à l’adresse :

https://foreignpolicy.com/2016/10/13/americas-russia-policy-has-failed-clinton-trump-putin-ukraine-syria-how-to-fix/.

135 Center For the National Interest, 2017. U.S. Sanctions on Russia: Objectives, Impacts, and Options – Center for the National Interest [en ligne]. 2017. Disponible à l’adresse : https://cftni.org/recent-events/u-s-sanctions-on-russia-objectives-impacts-and-options-2/.

victimes de tentatives de meurtre sur le sol anglais, et un Russe a d’ailleurs été tué quelques jours après la tentative d’empoisonnement des Skripal sans grande retombée médiatique ou diplomatique), c’est la combinaison de la méthode utilisée (une arme chimique) et du lieu (un pays membre de l’OTAN et allié historique des Etats-Unis) qui contribue à détériorer significativement l’image de la Russie aux Etats-Unis.

En réponse à ces évènements, les Etats-Unis ont, pour la première fois depuis la chute de l’URSS, pris des mesures décisives contre la Russie et ses « méfaits136 » sur la scène internationale : « The Russian government engages in a range of malign activity around the globe, including continuing to occupy Crimea and (…) attempting to subvert Western democracies, and malicious cyber activities137 ». L’on constate ici que la démarche et le language employés sont très proches du « corollaire Roosevelt » de 1904 (cf. p.22), qui complète la doctrine Monroe et justifie une ingérence américaine à l’échelle mondiale en cas de « méfait répété » perpétré par un pays : «Chronic wrongdoing, or an impotence which results in a general loosening of the ties of civilized society, may in America, as elsewhere, ultimately require intervention by some civilized nation, and in the Western Hemisphere the adherence of the United States to the Monroe Doctrine may force the United States, however reluctantly, in flagrant cases of such wrongdoing or impotence, to the exercise of an international police power138» .

L’arrivée au pouvoir d’un président américain partisan d’une réconciliation avec Moscou a conduit à une légère atténuation139 du discours anti russe de la Maison-Blanche mais a au contraire renforcé la tendance anti russe du Congrès américain et du Pentagone. La réaction américaine s’organise donc principalement à deux niveaux, militaire et économique.

136 Le terme “méfait” (wrongdoing) apparaît dans le discours américain sous la présidence Roosevelt. Au vu des similitudes entre le corollaire Roosevelt et la politique actuelle des Etats-Unis, nous avons décidé de continuer à utiliser cette expression.

137 US, Department of Treasury, 2018. Treasury Designates Russian Oligarchs, Officials, and Entities in Response to Worldwide Malign Activity | U.S. Department of the Treasury. In : [en ligne]. Avril 2018. Disponible à l’adresse : https://home.treasury.gov/news/press-releases/sm0338.

138 ROOSEVELT, Theodore, 1904. December 6, 1904: Fourth Annual Message. In : Miller Center [en ligne]. 1904. Disponible à l’adresse :

https://millercenter.org/the-presidency/presidential-speeches/december-6-1904-fourth-annual-message.

139 L’atténuation est à mesurer, le president Trump ayant fait autant de déclarations visant à apaiser les relations avec que dénonçant l’impréparation de certains pays européens vis-à-vis des ambitions russes.

1.2. L’évolution de la stratégie économique et militaire des Etats-Unis face à la Russie

D’après certains travaux, c’est dans la sphère économique, via les sanctions, qu’est organisée la principale réponse de Washington140 face aux « activités néfastes » de la Russie. Entre 1991 et 2014, le recours aux sanctions contre la Russie était limité : alors que les guerres en Tchétchénie et en Géorgie ont choqué la communauté internationale, seuls deux cas ont conduit les Etats-Unis à sanctionner la Russie depuis 1991 : la vente d’armes à l’Iran et à la Syrie, illicite au regard des sanctions américaines, et l’affaire Magnitski. Les sanctions ont dans le premier cas visé les entreprises impliquées dans le commerce d’armes et ont été levées en 2010, et dans le deuxième cas les individus soupçonnés d’avoir violé les droits de l’Homme dans le cadre de cette affaire.

La crise ukrainienne a d’une certaine façon décomplexé le recours aux sanctions contre la Russie. En effet, depuis 2014, plusieurs séries de sanctions ont été prises à l’encontre de la Russie, pour les motifs suivants :

- l’annexion de la péninsule de Crimée, pour laquelle les sanctions ne seront levées que lorsque la Crimée sera rendue à l’Ukraine.

- la participation de la Russie dans la révolte dans l’est de l’Ukraine. Ces sanctions ont été étendues entre 2014 et 2018 et en 2017 sont passées sous statut spécial empêchant le président américain de les lever sans l’accord du Congrès.

- l’ingérence russe dans la campagne électorale américaine en 2016.

- en 2017, la loi Countering America’s Adversaries through Sanctions Act (CAATSA) prévoit dans un même texte des sanctions contre l’Iran, la Russie et la Corée du Nord. Associer la Russie à un pays qui, comme la Corée du Nord, menace régulièrement les Etats-Unis d’une attaque nucléaire, ou qui, comme l’Iran, est en conflit avec les Etats-Unis depuis presque quarante ans est un geste à haute dimension symbolique.

- certaines cyberattaques russes en 2018.

- l’implication de la Russie dans l’empoisonnement des Skripal en 2018.

Les sanctions visent soit des individus (gel de leurs avoirs, interdictions de voyager en Europe et aux Etats-Unis dans certains cas), exclusivement des oligarques proches du président

140 WEISS, Andrew S. et Nephew, Richard, 2016. The Role of Sanctions in U.S.-Russian Relations - Carnegie Endowment for International Peace. Task Force on U.S. Policy Toward Russia, Ukraine, and Eurasia. In: Carnegie Endowment for International Peace, The Chicago Council on Global Affairs [en ligne]. juillet 2016. Disponible à l’adresse :

russe, soit des entreprises de secteurs économiques stratégiques (le secteur banquier, des hydrocarbures, ou de la construction). Les années 2016-2018 voient donc un recours répété et inédit aux sanctions contre l’économie russe et les élites économiques proches du président.

Quels sont les objectifs et impacts de ces sanctions ? Trois théories prévalent : • Les sanctions ont une valeur symbolique.

En 2017, une table ronde de chercheurs s’est réunie aux Etats-Unis sur le thème « U.S. sanctions on Russia : objectives, impacts, and options141 ». L’une des remarques de cette table ronde a été le paradoxe entre la volonté du Congrès d’étendre les sanctions pour améliorer leur efficacité et l’absence d’objectifs clairement définis. L’un des chercheurs a souligné l’absence d’alternatives aux sanctions économiques pour marquer l’opposition des Etats-Unis à certains pans de la politique russe. Dans ce cas, les sanctions deviennent un acte symbolique, le seul envisageable en-dehors d’une confrontation militaire. La théorie des sanctions comme action symbolique est corroborée par l’ouvrage « Economic Sanctions Reconsidered », écrit par une équipe de chercheurs analysant l’impact des sanctions américaines depuis la fin de la Première Guerre Mondiale sur les pays concernés ; l’ouvrage démontre en effet que les conséquences des sanctions restent généralement modestes, et ce d’autant plus quand le pays visé est puissant et « autocratique », rejoignant d’ailleurs la théorie de Raymond Aron sur le sujet. Manifestement, les sanctions comme moyen de forcer la Russie à revoir sa position en Ukraine sont un échec.

• Les sanctions doivent forcer la Russie à revoir sa stratégie et ses tactiques.

La pression économique et l’isolement diplomatique sont liés aux « méfaits » de la Russie, et certaines sanctions, dont celles liées à la crise ukrainienne, doivent prendre fin dès que la Russie se retirera de l’est de l’Ukraine et rendra la Crimée. Toute la question est alors de mesurer l’impact des sanctions sur l’économie russe, point sur lequel les opinions diffèrent. Moscou et plusieurs chercheurs européens tempèrent en effet leur impact concret sur l’économie, tandis que d’autres, comme l’OTAN par exemple, insiste sur leur efficacité : en 2015, le site de l’Alliance publie en effet un document démontrant l’impact des sanctions occidentales sur l’économie russe et concluant « In sum, Western sanctions have been a success

141 Center for the National Interest, 2017. U.S. Sanctions on Russia: Objectives, Impacts, and Options – Center for the National Interest [en ligne]. 2017. Disponible à l’adresse : https://cftni.org/recent-events/u-s-sanctions-on-russia-objectives-impacts-and-options-2/.

in terms of the proximate goal of inflicting damage on the Russian economy142 », tout en soulignant qu’elles ont surtout exacerbé des « macroeconomic challenges it [the Russian economy] was already facing ». Il est en effet malaisé de mesurer précisément l’impact des sanctions américaines ou occidentales sur la Russie, car elles se sont conjuguées à plusieurs autres phénomènes143 :

- Depuis 2011 un ralentissement de l’économie russe144, qui pâtit de problèmes structurels que l’on évoquera ultérieurement (hypercentralisation des activités, manque d’investissements, économie non diversifiée et trop dépendante des hydrocarbures).

- Depuis 2014 une baisse du prix du pétrole, affectant négativement la monnaie et l’économie russe. Cette baisse a été en partie due à la hausse de production de pétrole aux Etats-Unis, qui, grâce à la méthode controversée du fracking, ont accès à de nouvelles sources de pétrole sur leur territoire : entre 2014 et 2014 la production annuelle de pétrole en Russie et en Arabie Saoudite a augmenté d’environ 4%, tandis que celle des Etats-Unis a augmenté de 29%.

Figure 8 : Production annuelle de pétrole dans le monde

142 NATO, 2015. Sanctions after Crimea: Have they worked? In: NATO Review [en ligne]. 2015. Disponible à l’adresse : http://www.nato.int/docu/review/2015/Russia/sanctions-after-crimea-have-they-worked/EN/index.htm.

143VERCUEIl, Julien. L’économie russe et les sanctions. Une évaluation des conséquences du conflit ukrainien. [Rapport de recherche] Observatoire Franco-russe. 2014.

144 VERCUEIL, Julien, 2014. L’économie russe en 2013 : sortir de l’enlisement. In : Diplomatie Magazine. Janvier 2014. n° 71, p. 60-63. 10071 11768 12750 12366 13057 10809 11393 10860 11505 11009 11269 11257 11994 12402 11951 2013 2014 2015 2016 2017

Production annuelle de pétrole (milliers de