Nous avons pu observer une certaine mise à distance des familles au cours de cette recherche de la part de l’équipe encadrante. Du fait de leur formation, les professionnelles de la petite enfance ont les compétences spécifiques concernant l’éducation et le développement des tout-‐petits. Elles sont quotidiennement face à des « profanes » qui apprennent leur rôle au jour le jour. La perception d’un certain ascendant des professionnelles sur les familles peut être visible.
Particulièrement en début d’année, un contrôle très étroit s’effectue envers les familles.
N’entre pas qui veut mais surtout ne repart qui veut avec un enfant. Tant qu’un adulte n’a pas été identifié comme habilité pour récupérer un enfant, par l’ensemble de l’équipe, l’autorisation ne lui est pas donnée. Il existe toute une réglementation dans l’organisation de la crèche afin de savoir qui a le droit ou non de prendre en charge le public qu’elle accueille. Les parents doivent se faire connaître s’ils ne sont jamais venus et décliner leur identité à toutes les professionnelles de la crèche. En outre, d’autres personnes peuvent venir à la sortie de la crèche comme par exemple les baby-‐sitters, les grands-‐parents, les nounous mais pour ce faire, les parents doivent leur signer une dérogation. En plus de ce dispositif, les parents se doivent d’informer la crèche sur qui viendra le soir récupérer leur enfant. Bien que ce système se justifie totalement pour assurer la sécurité des enfants, il est possible d’assister parfois à des situations très répressives en ce qui concerne le départ des enfants. Le cadre imposé paraît très rigide et le système de contrôle est minutieusement
Soutien à la parentalité : Le quotidien des crèches ?
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appliqué.
Journal de terrain : 03/10/2012, les grands (le soir)
17h30 : le grand-‐père de Robin arrive avec Mme DURAND. Elle signale aux auxiliaires qu’elle a vérifié son identité et qu’il s’agit bien de son grand-‐père qui est autorisé à récupérer son petit fils. Par contre, elle se rend compte en lisant la feuille de transmission que la maman avait dit que ce serait elle-‐même qui viendrait chercher Robin le soir. Elle lui demande pourquoi elle n’a pas été prévenue du changement, que c’est mieux d’appeler quand c’est comme ça parce que dans ce cas présent elle ne peut pas le laisser partir avec son petit fils. Le grand-‐père lui répond que non ce n’était pas prévu, qu’il est arrivé en avance et qu’il en a profité pour venir à la crèche. Il lui dit qu’il va attendre la maman dans la salle. Mme DURAND lui demande donc de mettre ses affaires de côté en attendant dans la salle.
On peut faire le lien de cette manière de diriger l’acte du grand père avec le « regard panoptique » dont parle Michel FOUCAULT70. L’institution de la crèche se pose en contrôleur de tous les faits et gestes qui peuvent émaner des familles et se réserve le droit de les réprimander. « La surveillance des enfants qui nécessite souvent dans l’esprit des adultes la nécessité de dominer l’espace au moins sur le plan visuel, entraine de façon souvent involontaire la même surveillance au niveau des parents »71. Les faits et gestes des adultes pénétrant dans l’établissement sont signalés et consignés. Le contrôle des professionnelles va en effet bien au-‐delà de la surveillance d’un groupe d’enfants mais s’étend à l’ensemble des membres de l’entourage de l’enfant.
Par extension de ce besoin de surveillance et de contrôle, nous avons pu observer que certaines demandes des parents ne sont pas toujours entendues par les professionnelles et qu’elles se réservent un droit d’agir d’une autre manière si celle-‐ci leur semble davantage appropriée à la situation.
Journal de terrain : 17/10/2012, les bébés (le soir)
Margot réagit après les transmissions qu’elle vient de faire à la maman de Lucas et de Bienvenue. « Pour Lucas, elle parlait de donner encore le lait mais moi, je ne lui ai pas dit qu’on ne lui donnait plus, il faut qu’elle arrête, elle veut quoi qu’il soit constipé. Elle m’a demandé de lui rendre le Diarghal, je lui ai donné mais si elle avait réagit tout de suite quand Lucas a eu des
70 FOUCAULT, Michel, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1993.
71 Ibid., p.166.
6. Relation parents-‐professionnelles : deux espaces clivés ? Le soutien à la parentalité en question
79 diarrhées et qu’elle n’avait pas attendu une semaine ça aurait été réglé plus vite. Elle a eu de la chance ».
Certaines informations sont dissimulées car les professionnelles estiment que la demande des parents n’est pas légitime et qu’elles agissent d’une meilleure manière sous couvert du bien-‐être des enfants. « La notion de soutien à la parentalité porte le risque d’une subordination des parents aux professionnels, ceux-‐ci étant censés détenir les savoirs adéquats sur l’enfant, qu’ils soient d’ordre psychopédagogiques ou médicaux. En effet, la notion de soutien n’engage pas nécessairement la notion de réciprocité dans la relation entre parents et professionnels et n’apparait pas, a priori conforter les textes ou circulaires allant dans le sens d’une participation des parents au fonctionnement des institutions. Ce qu’il y a derrière la notion de soutien parental, c’est la question de la responsabilité des parents et celle du droit des usagers, et son corolaire, la notion de pouvoir, pouvoir de, pouvoir sur »72. Il n’est donc pas rare de rencontrer des situations dans lesquelles, les professionnelles n’étant pas tout à fait d’accord avec la demande des parents, contournent les injonctions de ces derniers. Cela peut être la cas avec l’alimentation, l’acquisition de la propreté, la mise à disposition de la tétine… On en arrive par conséquent régulièrement à des situations de non-‐dits régulés par l’équipe éducative. Parfois elles décident d’en informer les parents, parfois non.
Journal de terrain : 30/11/2012, réunion d’équipe
-‐ Moi : Justement, je me suis posée la question dans quelles mesures vous vous autorisez parfois à dire ou au contraire à taire des choses ? Par exemple, je me souviens que chez les bébés, un jour vous avez dit à une maman à quel point son bébé aimait une peluche et à ce moment-‐là, elle a enlevé cette peluche de la circulation et je me souviens que cela vous avait mis en difficulté. Comment vous y réfléchissez ? Comment ça se passe ? Qu’est-‐ce que vous dites ?
-‐ Nous on lui explique que c’est pour l’aider à s’endormir, qu’elle n’est pas dans son lit, qu’elle n’est pas à la maison, elle est dans un lieu qu’elle commence tout juste à connaître mais la maman elle a des idées toutes faites.
-‐ C’est vrai que du coup on a l’impression qu’on a toujours des choses à reprendre. C’est comme chez les grands quand les enfants ont eu la tétine depuis qu’ils sont nés et que les parents décident que la tétine c’est terminé, il est assez grand. On est toujours mis en difficulté parce que si l’enfant la réclame pas, si ça passe ça va mais si l’enfant la réclame moi
72 BOUVE, Catherine, « La fonction sociale des crèches collectives », Informations sociales, n°93-‐2001, p.54-‐64.
Soutien à la parentalité : Le quotidien des crèches ?
6. Relation parents-‐professionnelles : deux espaces clivés ? Le soutien à la parentalité en question
81 peuvent maitriser. Cette situation renvoie à la préoccupation du contrôle parental et de la question des « bonnes pratiques » en matière d’éducation. Cela aboutit à un clivage entre parents et professionnelles. Les professionnelles peuvent donc agir d’une manière toute puissante sans consulter le parent, « avec l’autorité, nous sommes dans le domaine de l’argumentation, mais avec le pouvoir, nous en sortons pour rejoindre un monde ou s’exercent la contrainte, la force et la violence »74. C’est ainsi que les professionnelles sont amenées à dire ou non tout ce qui s’est réellement passé. Il existe donc un pouvoir des professionnelles sur la gestion de l’enfant qu’ils accueillent au quotidien et par conséquent sur ses parents.
La pratique du jugement de valeur sur les familles est par ailleurs monnaie courante à la crèche.
Journal de terrain : 17/10/2012, les bébés (le soir)
Alou pleure, il est fatigué, Margot et Anne commencent à s’inquiéter car la maman avait dit qu’elle viendrait plus tôt, elles se demandent si elle a oublié de venir chercher son fils.
Anne : Je ne vais pas pouvoir te garder dans les bras tout le temps surtout que normalement je censée partir normalement.
Margot : Il est quelle heure ?
Anne : Il est six heure dix-‐quinze. C’est pas ça c’est juste que les parents ils ne respectent pas, moi j’ai ma fille à récupérer aussi. Cette maman elle fait à sa sauce. La semaine dernière elle avait dit qu’elle viendrait vers trois heures et demie elle est venue tous les jours à cinq heures et demie. Elle venait quand elle en avait envie. Elle a fait à sa sauce, elle venait aux heures qu’elle voulait. Comme elle avait envie, elle tutoyait tout le monde… Non mais c’est bon, incroyable, il faut qu’elle respecte son temps. Elle a pas loin de notre âge, je veux dire elle a 28 ans moi j’en ai 24 je comprends aussi mais elle croit que c’est une garderie.
Margot : Pour la maman des jumeaux ça faisait une semaine que je lui disais « votre fils il a cinq selles liquides par jour et ce n’est que le week-‐end qu’elle s’en est occupée.
Anne : Elle a été malade elle aussi, deux jours… Fallait qu’on vienne l’aider, qu’on aille à la porte. Je comprends des jumeaux je sais que c’est difficile.
Margot : Et encore ils sont super gentils.
Anne : Et puis t’as neuf mois pour te préparer… Et c’est vrai ils sont cool. Moi ma fille jusqu’à deux ans elle me réveillait la nuit.
74 SELLENET, Catherine, « Parents-‐professionnels : une coéducation en tension », in DEANA, Carlo, GREINER, Georges (dir), Parents-‐professionnels à l’épreuve de la rencontre, Erès, 2003, p.47.
Soutien à la parentalité : Le quotidien des crèches ?
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Les propos émanant des professionnelles concernant les comportements parentaux peuvent s’avérer très sévères. Ces représentations de ce que doit être un bon parent creuse encore davantage la distance entre la pratique professionnelle et les savoir-‐faire parentaux.
En théorie ces jugements de valeurs n’ont pas leur place au sein de l’établissement.
Cependant, lorsqu’il s’agit de croyances appuyées sur des connaissances professionnelles il devient difficile de prendre de la distance avec la différence existant entre élever son propre enfant et prendre en charge en tant que professionnelle les enfants d’autrui.
La toute puissance des professionnelles peut donc avoir un impact sur ce partenariat qu’ils construisent avec les parents des enfants qu’elles accueillent. Nous pouvons faire le parallèle avec ce que décrivent François DUBET et Danilo MARTUCELLI en ce qui concerne l’école élémentaire et les relations entre les parents et professionnelles. « La relation entre les instituteurs et les parents est difficile parce que les parents menacent l’exclusivité du rapport du maitre. Maîtres et parents entretiennent un jeu croisé de récriminations et de culpabilités réciproques »75. Comme à l’école, ces relations sont tendues dans les structures d’accueil petite enfance et les parents peuvent également contribuer à la fracture entre eux et l’équipe éducative.
De nombreuses parades existent donc pour taire certains faits se déroulant à la crèche lorsque les professionnelles estiment qu’elles sont dans leur bon droit. Du côté des parents, il existe également une certaine marge de manœuvre afin d’éviter les confrontations avec le personnel.