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LA MISE EN SCENE DE LA PAROLE DU

3.2. LES VOIX NARRATIVES : UNE ESTHETIQUE DU MILAN ITERATIF

3.3.1. Le psycho-récit

La tournure mémorielle des récits chamoisiens incite à favoriser la prééminence d’un discours sur la conscience des personnages, au lieu d’une mise en vedette de la parole de ces derniers dont le moteur, pour ne pas dire le catalyseur, serait la mémoire collective ou individuelle.

Le roman sur les djobeurs ou sur le conteur Solibo en fait usage par intermittence et de manière parcimonieuse. La relation d’une réalité sociale tragique – un métier qui disparaît, un vivre-dire menacé – à travers la notion d’ethnocide, a pris le pas dans les premiers romans de Chamoiseau sur une restitution plus conséquente du contenu de « l’espace intérieur » des protagonistes, cet espace intérieur dont parle déjà Beckett dans Molloy et que Dorrit Cohn cite en épigraphe de son ouvrage, La transparence intérieure (1981) :

« mais l’intérieur, tout cet espace intérieur qu’on ne voit jamais, le cerveau et le cœur et les autres cavernes où sentiment et pensée tiennent leur sabbat. […] »178.

Les deux narrateurs homodiégétiques de Beckett dans Molloy, à la fois similaires et distincts, lancent-ils un clin d’œil à la fiction chamoisienne ? Il est certain que Dorrit Cohn convie, dans le paratexte de son ouvrage critique, à considérer l’intériorité dans la fiction comme un lieu schizophrénique et embrouillé, à la fois de dédoublement et de fusion des subjectivités.

L’«œuvre ouverte » que constitue Molloy le suggère fortement, ne serait-ce que dans cet aspect du questionnement intime d’où le narrateur tente d’extraire une vérité de l’être mis en scène, indépendamment de son discours proféré et de ses actes narrés.

178 Beckett (1951/1982), Minuit, p. 11 Cohn (1981), Seuil, p.13

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Mais le « sabbat » de l’intériorité, c’est la parole de la mémoire qui l’engendre dans les romans de Chamoiseau. CSM, malgré la prise en charge scripturale du marqueur narrateur, montre clairement que c’est la parole, issue de l’effort mnémonique des djobeurs - le personnage amplifié et collectif « nous » - qui décrit, en toute vraisemblance, leur univers mental ou celui des protagonistes qu’il côtoie. Les premières occurrences de psycho-récit tournent autour de substantifs, d’expansions adjectivales, de participes passés, d’expressions verbales (pronominales ou de perception) très fugaces et discrètes, surtout dans les deux premiers incipits, servant à présenter les djobeurs et la famille du plus célèbre d’entre eux, Pipi, petit-fils de Fanotte et de Félix Soleil. Dans la situation initiale qui présente la famille du roi des djobeurs, l’activité mentale s’accroît progressivement avec, en premier lieu, la déception de Félix qui n’arrive pas, au bout de neuf occasions, à obtenir du « destin » une progéniture mâle. Cette « calotte » du destin, cette déveine, pour reprendre le lexique chamoisien ou des auteurs de la créolité, intensifie les tourments et la dérade du patriarche.

Son cri de rage initial en créole se transforme peu à peu en monologue plus inaudible, traduisant davantage son désespoir :

« Si les petits travaux de maçonnerie au bourg du Robert, ou à droite-gauche dans les cases du Vert-Pré, occupaient ses journées, une partie de ses nuits se perdait dans ses activités où il se sentait seul, trop seul parmi ces femmes que ces choses-là indifféraient. Marmonnant à tout bout de champ : Fanm fanm yin ki fanm ki an tÿou mwen ! Il imposait dans sa tribu d’oiselles une réglementation brutale que Fanotte sa femme s’empressait d’adoucir dès son arrivée au bas du morne où l’attendait son vieux mulet […] » (CSM, p.20)

Les tourments, à l’origine de cette activité mentale, tournent ensuite autour de la sexualité des personnages. Héloïse Soleil fuira le Vert-Pré à cause du viol dorlique qu’elle a subi. Son ébranlement psychique n’est pas verbalisé par elle-même, à l’instar de son père : ce sont les autres qui la félicitent de ses soudaines rondeurs ou qui l’interrogent sur son état, essentiellement psychologique, à cause de la peur qu’elle laisse entrevoir.

Bidjoule, Anastase et Pipi reprennent le même schéma du tourment affectif ou amoureux.

Bidjoule, abandonné par sa mère Clarine (éprise du facteur Ti-joge), a intériorisé un mal-être que la situation socio-économique n’explique pas seulement. La disparition de sa mère

« adoptive » Man Goul n’a fait qu’empirer son tourment. Autour de son dérapage, c’est la psychologie des autres, surtout celle de sa mère biologique, qui paraît plus affectée que la

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sienne. Son mal se traduit (p. 137) par des adjectifs laconiques (« perplexe », « colères insensées », « désemparé ») qui induisent le même type de qualificatif mental (« dérouté ») chez Pipi qui cherche à secourir son jeune collègue, bon manieur de brouette. Tout comme sa mère biologique – Clarine alias Man Joge -, dont les attentions tardives intriguent bon nombre de djobeurs, qui pensaient à une entreprise de séduction de la part de cette dernière:

« Nous crûmes pendant longtemps que l’énorme avait des envies, et qu’elle cherchait les moyens de rendre à Ti-Joge ses infidélités. Mais cela ne collait pas : les regards qu’elle portait à Bidjoule n’étaient jamais branchés sur l’ancestral frisson. Et de le voir désemparé, l’accablait plus que quiconque […] » (Ibid., p.137)

Mais le « sabbat » de l’intériorité de Bidjoule qui le conduit à s’enterrer partiellement le corps ne s’achève pas sur du monologue, mais plutôt sur du discours verbalisé à l’adresse des policiers qui l’ont découvert au sixième jour de sa disparition. Un discours verbalisé que le narrateur préfère pudiquement prendre en charge, à cause de la folie et du destin tragique de ce personnage, qui tranche par exemple avec la visée comique et satirique de l’attitude de Félix Soleil qui marmonnait ou criait à longueur de temps qu’il n’était entouré que de femmes.

Quant à Pipi, son désordre amoureux commence avec la fille de Man Goul, Anastase, plutôt éprise d’un jeune séducteur syrien, Zozor Alcide-Victor179. Mais après l’épreuve de ce

179 Les mêmes caractéristiques qui ont permis le repérage de ce discret psycho-récit reviennent dans cette passion de Pipi pour Anastase :

« espoir fou » ; « se fit nuageux » ; « en proie aux songeries » ; « des illusions fanées » ; « s’affligeait de ce désespoir » ; « extasié » ; « hypnotisé » ; « nous accablaient » ; « l’abîme des passions ». cf. p. 125-127.

La déchéance (l’une des multiples épreuves de déchéance des personnages, surtout de Pipi) du roi des djobeurs, qui rappelle un personnage de J.C.C. Marimoutou (celui du poème « Un cœur/ In kèr » du recueil Romans pour la tèr èk la mèr, 1995), est ponctuée, tout comme avec Bidjoule, de discours narrativisé. Chez Marimoutou, le court récit poétique met en scène un homme démuni matériellement, physiquement et psychologiquement.

L’alcoolisme semble expliquer la déchéance du sujet et l’injonction du poète est surchargée d’espoir, de surnaturel, de religiosité, adjuvants noologiques convoqués à défaut d’une autre prise en main personnelle ou plus « laïque » : la nature a horreur du vide. L’espérance que véhicule Chamoiseau, c’est la parole qui reste, en guise de salut, de leçon peut-être pour la postérité.

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triangle amoureux, l’épisode qui conduit à un psycho-récit plus consistant, c’est celui consacré à la jarre d’Afoukal. Les dires autour de la richesse de Chinotte, la rumeur populaire multiplient les occurrences psycho-narratoriales. Déjà, dans un premier temps, il sombre dans

« un tel vertige (…) qu’il dut s’accrocher au comptoir » (p.142), suite aux « révélations » faites sur la manière dont s’est enrichie Chinotte. Malgré l’indifférence de l’Aventurière, il se laisse dominer par sa fièvre de faire fortune. Comme l’atteste le psycho-récit suivant, annexé d’un monologue rapporté, lui-même clôturé d’un monologue plus narrativisé qui commence à partir du gérondif « En déchirant » :

« Il passa les trois heures suivantes dans un des magasins d’Ahmed, aplatissant le carton des derniers arrivages, plus pensif qu’un zandoli devant une mouche. Impossible de concevoir Chinotte sans pièce d’or, ni Anticri. Sinon, qu’est-ce qui aurait pu mettre le quimboiseur dans cet état ? Pas possible, mais pas possible de l’imaginer en sueur sur les marchés de Colombie ou les plantations d’hévéa d’Amazonie. En déchirant la dernière boîte, il conclut qu’elle lui avait menti. Elle ne voulait pas partager ce merveilleux secret qui lui avait permis de déceler un trésor quelque part dans le monde, et d’atterrir ici-dans royale et mystérieuse. La tentative de dissuasion de l’Aventurière lui prouvait l’existence de coffres enfouis un peu partout, dans des couches de terre ancienne. Pipi se représentait clairement des bahuts à charnières dorées, des caissons à tiroir, une masse d’or dont l’évocation lui provoqua une démarche asymétrique devant laquelle Ahmed resta coi, persuadé d’y voir un effet attardé du rhum de midi exigeant un rendement. » (Ibid., p.142-3)

Dans cet extrait, le psycho-récit se mélange avec les deux autres modes qui représentent la vie psychique du personnage. Le marqueur narrateur ne fait pas non plus l’économie des images faisant appel à la faune et à la flore, dans le but sans doute de décélérer le mouvement vers l’avant de l’acte narratif, mais aussi et surtout de préparer, dans la profusion des comparaisons, des métaphores, à annoncer l’avènement du rêve. Comme si l’onirisme

A ce stade du récit (CSM), c’est une déchéance passionnelle maîtrisée, parce que la lucidité du personnage intervient dès qu’il s’agit de prendre ses responsabilités vis-à-vis de sa communauté, considérée comme une famille. Ainsi, à la mort de Man Goul (la mère d’Anastase), il fait l’effort de dominer sa souffrance psychologique pour prendre une grande part dans l’organisation des obsèques.

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chamoisien ne pouvait être désolidarisé de l’activité psychique et infra-verbale des personnages. Les paroles d’Afoukal mettent en scène cette synergie dans laquelle on intègre clairement la dimension mémorielle et verbale du récit. Pipi pense, du fait de la proximité tellurique, à Afoukal. De son psycho-récit, la parole de l’esclave qu’il intériorise, lui permet de combler les lacunes de sa mémoire du passé. Mais c’est un dire qui ne cherche point à oblitérer sa dimension fantastique, merveilleuse. La merveille participe de ce sabbat de la vie intérieure des personnages. La voix d’Afoukal qui surgit de la terre et le personnage de Man Zabyme investissent un nouvel espace : ils élisent domicile dans l’esprit, l’univers mental du protagoniste. D’aucuns peuvent affirmer que ces merveilles-là ont comme terre d’élection l’imaginaire des personnages, voire celui de l’auteur marqueur lui-même.

Les quarante-quatre180 occurrences de psycho-récit relevés dans SM obéissent au même principe de « soudaineté psychologique » qu’évoque Glissant dans Le Discours antillais.

Cette prédominance du psycho-récit est évidente dans SM, si on la compare à celle du monologue rapporté et du monologue narrativisé, moins denses en termes d’occurrences, d’espace occupé dans le roman. L’atmosphère de deuil, de « vénéré » et de violence policière soutient plus l’usage d’une intériorité troublée, affectée, que l’option du monologue, qui surgit rarement de la bouche des personnages. Des personnages en proie à des émotions et à des sentiments qu’ils n’arrivent pas à contrôler. Malgré cette densité du psycho-récit, il est à rappeler que :

« L’instantané psychologique y est toujours de rigueur. C’est l’art du fugitif, de l’évanescence dans l’analyse psychique. Une phrase (souvent nominale), un mot (de préférence un adjectif) suffisent à rendre palpables nos personnages, à rendre leur portrait plus complet :

« Après trois refus, il méditait ces vérités quand apparut une créature abordable. » (SM, p.58)

« Notre tristesse s’émoussa sous une bienheureuse allégresse, tout intérieure et diffuse. » (Ibid., p.69)

180 Cf. notre étude (1994) sur SM. Nous relevions 8 occurrences de psycho-récit pour le premier chapitre, 12 pour le second, 8 pour le troisième et 16 pour le quatrième et dernier chapitre. Dans ce décompte, tout psycho-récit douteux, sujet à caution, n’a pas été retenu.

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Le sommaire diégétique que renforce ou atténue le complément anaphorique « ces vérités », ainsi que l’incapacité à narrer l’intériorité caractérise le texte de SM. C’est un ballottement permanent entre le dit et le non-dit psychologique qui, souvent, met en scène le doute propre à celui du fantastique, comme l’aurait défini Todorov. »181

Le psycho-récit situé à la fin de SM, est une des rares longues occurrences (à mettre en parallèle avec celui, bien entendu, qui survient en aval de la conversation Chinotte - Pipi, à la fin de CSM) du deuxième roman de Chamoiseau. Une dernière occurrence (dans sa composition, dans le subtil mélange des idiolectes, des plans narratifs - au sens de Weinrich- des champs lexicaux de la mémoire et du regard) qui annonce, dans les romans suivants, la confirmation de cette orientation scripturale, dans la manière dont il rend plus consistant, plus riche le monde intérieur de ses personnages :

« Messieurs et dames, le cerveau de Pilon, devant sa liste, chauffait comme une Fiat 600.

Chaque nom lui renvoyait des détails d’audition, des gestes anodins, des regards, des attitudes imperceptibles. A croire que le méchant policier portait une Kodak dans la tête et qu’il visionnait un petit cinéma, pas porno mais personnel, avec sons et couleurs, cadrages et angles de vue dont les lois relevaient certainement des arts policiers en matière criminelle. Il traçait ses schémas avec des flèches montantes et des flèches descendantes, encadrait des noms, en soulignait d’autres, téléphonait à l’archiviste et complétait son inquiétante géométrie. Parfois, il saisissait les photos du cadavre, les examinait mélancoliquement en se lissant les cheveux sous le bakoua. La déroute envahissait son regard quand il sortait sa loupe pour scruter les fourmis, ou même quand, main à la nuque, il se remémorait l’épisode du cadavre s’alourdissant, ou devenant plus aérien qu’une cervelle de coiffeur décollée à l’absinthe dès cinq heures du matin. Le téléphone sonna souvent. » (SM, p.132)

Après CSM et SM, qu’en est-il des autres romans dans « les modes de représentations de la vie psychique » des personnages ? Le marqueur poursuit-il la même esthétique, quant à la parcimonie observée au départ, à ce souci de mettre en accord l’intériorité des personnages avec la problématique de la parole, du regard, de la mémoire et de l’onirisme fantastique ?

181 Bourhane Maoulida A. (1994), p.130.

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Texaco, le Goncourt de 1992, ne semble pas observer une rupture dans ce domaine par rapport aux deux premiers romans. Ses 296 occurrences182 de psycho-récit n’en constituent aucunement une rupture, en ce sens que l’analyse psychologique se résume en des adjectifs, des substantifs, des participes passés qui exposent la surprise, la joie, l’angoisse, l’étonnement du protagoniste ou de la narratrice principale, Marie-Sophie Laborieux. Cette dernière livre peu sa psychologie, sauf quand il s’agit de « ruminer en [elle]-même» sur l’exploitation de sa personne dans le travail et l’abus sexuel. L’épisode de son séjour chez les Alcibiade en est un parfait exemple :

« Je tenais la maison du mieux que je pouvais, ruminant en moi-même sur d’innombrables résolutions. Je me noyais avec les Alcibiade sans pouvoir réagir. J’étais comme engourdie entre deux parenthèses, me laissant déterminer par quelques habitudes. Rester (plutôt que de partir comme je l’avais décidé en moi-même) me rassurait. Ruminer mes amertumes secrètes, toiser dans leur dos le sieur et la madame, les injurier au fond de mon cœur, les jalouser aussi, vouloir être comme eux et les refuser avec de sourds élans, étaient des attitudes qui me réconfortaient. J’avais fait cela toute ma vie ; c’était un peu ma manière de survivre dans ce désastre qui me laissait sans horizon. Je comprenais mieux mon Esternome à propos de ses postures dans la Grand-case, sa manière d’être face aux békés, aux grands milâtes, cette vie d’en-bas-feuille menée avec ses frères de boue en cultivant l’espoir farouche d’échapper à cette boue. […] » (T, p.283)

Même si, de temps à autre, elle s’autorise un certain attardement sur la psychologie des autres, surtout si ce sont des proches, ses parents ou un de ses innombrables concubins. Ainsi, durant le « temps de bois caisse » (105 occurrences de psycho-récit !), lors de la rencontre Esternome/Idoménée, le psyco-récit est-il quelque peu conséquent, comme pour rendre

182 On peut les distribuer ainsi dans le roman :

- Pour l’incipit n°1 « Annonciation », de la page 19 à la page 38 : 15 occurrences - Pour le chapitre « Temps de paille » : 56 occurrences.

- Pour le chapitre « Temps du fibrociment » : 51 occurrences - Pour le chapitre « Temps de bois caisse » : 105 occurrences - Pour le chapitre « Temps béton » : 69 occurrences

- Pour l’excipit « Résurrection » : aucune occurrence.

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hommage à l’amour des parents, entre maléfice de la sœur jumelle, frayeur, désir sexuel et paroles sur soi et sur le passé :

« Dans le soir tombant, mon Esternome se sentit mal : l’angoisse s’était mise en mouvement.

Elle n’était plus posée dans un coin à attendre, elle ondulait maintenant vers une proie désignée. Mon Esternome sentit que cette proie c’était lui. Idoménée, encore bien éveillée, lui écrasait le bras. Elle tournait ses yeux vides en direction du coq endormi à son aise. Sa mine disait l’effroi. Qu’est-ce qui se passe ? dit mon Esternome à son aveugle amante. Ne prends pas sommeil, soufffla-t-elle, ne ferme pas tes yeux.

[…] Mon Esternome sentit une cacarelle. Elle montait du plus profond de lui. Elle tremblait à ses mains, froidissait à ses pieds, tournoyait à ses ses yeux. Sa tête pivotait dans le but de surprendre on ne sait quelle menace. […] » (T., p.198)

La parcimonie dans l’analyse psychique est toujours de mise. Le récit, pour signifier davantage l’intériorité trouble, s’oriente vers le corps pour l’exprimer: « sa mine disait l’effroi ». La mimogestualité, plus que la parole, doit dire l’état mental du protagoniste, même si cela n’est pas suffisant et, à notre avis, convaincant. Pour preuve la mine « sombre » d’Iréné (p.22) sur laquelle son collègue pose les yeux et qui provoque le psycho-récit de ce dernier. Mais au départ, ce sont les gestes des personnages confrontés à la pêche d’un requin maléfique qui engendre cette intériorité trouble. C’est davantage le corps de la djobeuse de l’amour Marie-Sophie Laborieux, désireuse de maternité et de la construction de sa propre famille, qui est source d’une psychologie plus dense, parce que tout simplement en proie à de grands tourments. Elle est ici, en terme d’enfantements seulement, l’opposée de la Marguerite Jupiter de CSM. La monoparentalité de l’une et l’infécondité de l’autre conduisent, irrémédiablement, à l’impossibilité de fonder une famille heureuse, sinon à la solitude :

« Mais à chaque fois, il me quittait. Je demeurais anéantie, à moitié vieille, cherchant s’il avait miraculé mon ventre dont le sang de vie commençait à tarir. Je me sentais des bouffées de chaleur, des vertiges, des braises qui modifiaient mon caractère. L’inassouvi désir d’enfant (secrète petite cloche, filtreuse d’un son d’église au fond d’une campagne) se mit à carillonner les grandes cloches d’un tocsin qui me rendit hagarde en s’associant à la douleur de ne pouvoir brider Arcadius. » (Ibid., p.392)

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La même expérience tragique qui rappelle un précédent amour – Nelta – source de tant d’activités psychiques. Son corps défaillant, parce que miné par des plantes abortives, n’arrive pas par la maternité à retenir les hommes qu’elle avait aimés, au plus fort de sa jeunesse :

« Je connus cette misère de vouloir lui donner son négrillon, son ancrage, l’amener à nous construire une belle case-fibrociment avec les billets destinés à son rêve. Mais rien ne se fit jamais. J’avais tant saigné, je m’étais tant abîmée avec cette herbe grasse (ces fièvres, ces croûte noirâtres qui avaient sué de moi comme autant de zombis qui m’auraient possédée) que mon ventre avait perdu l’accès au grand mystère. Je n’en savais pas encore l’irrémédiable. Je pensais que les graines de Nelta étaient sèches finalement, que mes périodes tombaient mal avec ses arrosages. Le temps passant, mon cœur se mit à battre sur cette horreur malement devinée, dont l’exacte étendue ne m’apparut que tard. » (Ibid., p.297)

« Je connus cette misère de vouloir lui donner son négrillon, son ancrage, l’amener à nous construire une belle case-fibrociment avec les billets destinés à son rêve. Mais rien ne se fit jamais. J’avais tant saigné, je m’étais tant abîmée avec cette herbe grasse (ces fièvres, ces croûte noirâtres qui avaient sué de moi comme autant de zombis qui m’auraient possédée) que mon ventre avait perdu l’accès au grand mystère. Je n’en savais pas encore l’irrémédiable. Je pensais que les graines de Nelta étaient sèches finalement, que mes périodes tombaient mal avec ses arrosages. Le temps passant, mon cœur se mit à battre sur cette horreur malement devinée, dont l’exacte étendue ne m’apparut que tard. » (Ibid., p.297)