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LA MISE EN SCENE DE LA PAROLE DU

3.1. MISE AU POINT CONCEPTUELLE

3.1. MISE AU POINT CONCEPTUELLE

Ce sous-titre de mise en scène de la parole reprend le titre de notre mémoire de Maîtrise consacrée à l’analyse de CSM. Il s’agissait alors de s’appesantir sur l’usage particulier du discours rapporté dans le roman de Chamoiseau, sans faire fi, dans nos observations, de l’analyse du monde intérieur chez les protagonistes. Paroles de conteurs dans Solibo Magnifique (1994) est venu confirmer nos analyses antérieures, quant à cet aspect particulier de l’écriture de Chamoiseau : une énonciation narrative où alternent instances actorielles et auctorielles, où les frontières qui séparent la voix des personnages de celles de l’auteur/narrateur/marqueur sont tantôt ténues, tantôt grossières et explicites. C’est une énonciation hybride, polyphonique où se chevauchent et se succèdent les voix de l’auteur marqueur et de ses personnages. Mais au niveau de la toute petite syntaxe narrative, l’on peut avancer qu’il s’agit de « contamination stylistique », qu’évoque déjà Dorrit Cohn (1981, p.50), à la suite de Léo Spitzer. Il est vrai que ce dernier ne parle pas de psycho-récit difficilement définissable, du fait de sa similitude formelle avec le monologue narrativisé.

Spitzer s’attache à souligner plutôt les occurrences narratives où le style du narrateur (ici le marqueur narrateur) se trouve contaminé par l’idiolecte du personnage, de ses «vulgarismes », de ses expressions dialectales. Cet exercice de funambulisme énonciatif, dans lequel les subjectivités et les voix se télescopent, définit l’activité scripturale du marqueur de paroles.

De toute façon, au-delà des différences de niveau d’instruction, les idiolectes se contaminent aisément dans les romans de Chamoiseau, sans doute par empathie ou consonance, mais surtout que narrateur marqueur (ou simple narrateur intradiégétique) et personnages partagent le même univers culturel.

Le concept de « marqueur »168, qui renvoie au « makyé », celui qui assure le rythme du tambouyé, qui annonce et scande la parole du conteur, est un des statuts que s’octroie

168 Sylviane Telchid, dans son Dictionnaire du français régional des Antilles (1997, p.116), considère l’expression comme un synthème à part entière et comme un néologisme, construit à partir de « marqueur », le mot qui désigne le « batteur qui marque le rythme du groka ». De manière extensive, le marqueur est pour elle

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l’écrivain. Son geste de tambouyé consiste à héler la parole du conteur et à s’accorder avec elle. Le son du tambour n’en est qu’un mimétisme, au niveau émotif et signifiant. La parole, en tant que signe complet émanant de la personne du conteur ou tout autre personnage qui endosse, à des degrés divers, les mêmes prérogatives de la transmission orale. Ce dialogisme de la scène où évoluent ces deux protagonistes de la parole antillaise, en appelle un autre où le bruit de la feuille blanche (ou celui du clavier et la blancheur de l’écran) appelle l’écrit du scripteur qu’est l’écrivain, élisant domicile étonnamment souvent à l’intérieur de sa propre fiction.

Du fait de cette métalepse indiscrète et imposée comme marque de fabrique, il devient ainsi personnage de son propre récit, investi de la mission intradiégétique de concilier l’écrit du romancier et l’oralité du conteur. Même si ce mariage éreintant, qu’il évoque déjà dans SM, peut se rapprocher de la littérature orale (contes, devinettes, comptines…) observée en Martinique ou sous d’autres latitudes, il n’en reste pas moins que, couché sur le papier et soumis aux exigences scripturales de l’écrivain, le travail qui en résulte n’est pas un simple relevé ethnographique de contes ou de souvenirs des anciens, destinés aux archives d’un pays, mais vraisemblablement une esthétique originale, l’« oraliture » appliquée à la rédaction de ses romans.

L’oraliture169 se pose comme une permanente gageure, où l’oralité créole mise à mal par la modernité s’efforce de trouver une voie de survie, dans sa minéralisation dans l’écrit fictionnel. Ce mot-valise (concrétion de deux termes : oral et littérature) est l’expression d’un oxymore où se confrontent, dans la pratique de l’écrivain, les exigences de l’écrit et de l’oral, la soumission à un ordre dominant et la restitution d’une réalité socio-culturelle, comme a tenté de le démontrer Pius Ngandu Nkashama, en ce qui concerne les littératures africaines,

tout simplement un écrivain, un romancier, sans aucune tentative d’explication de la construction lexicale par rapport à la réalité culturelle des Antilles…

169 Cf. aussi, pour un complément d’information sur le concept d’« oraliture », Michel Beniamino, 2005,

« Oraliture » in Vocabulaire des études francophones, Les concepts de base, Presses Universitaires de Limoges, Collection « Francophonies », pp.142-5. Beniamino nous rappelle que le concept a été forgé par le Haïtien Ernest Mirville, avant qu’il ne soit « mis en avant » par Maximilien Laroche dans La Double scène de la représentation. Oraliture et Littérature dans la Caraïbe (1991). Voir Bibliographie.

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dans Ruptures et écritures de violence170. Une oraliture, au final, qui passe de l’esthétique verbale et socialement interactive du conteur à celle, solitaire, de l’écrivain Chamoiseau. Ce dernier s’érige en rapporteur de la parole du Maître, du « papa », dont il n’en est que le simple disciple imitateur, le fils, le « ti-Cham » qui assurera la diffusion de son étrange veillée ou « vénéré » dans SM. Paul Zumthor oppose, à cet égard, deux logiques, celle de la littérature et celle de l’oraliture, en ce sens que cette dernière :

« [...] est atomiste, analogique, explosive. Elle saute facilement du coq à l’âne et part quelque fois dans tous les sens, alors que celle de l’écriture se veut rationnelle : c’est la logique de la liste et du tableau.

Cependant, la cohérence de l’oraliture est assurée par l’association volontaire de thèmes sous-jacente. Le fil sous-jacent n’est pas toujours perceptible au premier abord. Les associations obéissent d’abord aux configurations mythologiques qui sont peu connues du grand public. »171

Les thèmes sous-jacents abondent dans la fiction chamoisienne, thèmes secondaires qui viennent soutenir l’énonciation de thèmes-titres tels que ceux liés à la disparition des métiers traditionnels, à l’essoufflement de l’oralité antillaise, à la préservation de la langue créole, à la culture, à la sexualité, à la terre, à l’urbanisation, à la problématique de la mémoire personnelle – l’autofiction – ou collective, à travers celle de la famille créole, de l’esclavage, de l’engagisme, de la colonisation, de la départementalisation...

L’atomisme, cet apparent sentiment d’opacité observable dans l’éclatement narratif que procure « l’effet-Schéhérazade » dont parle Célina Martins, à propos des récits enchâssés de Glissant, les multiples changements de points de vue et perspectives de locution, les jeux intertextuels avec le corpus littéraire caribéen ou mondial contribuent à une lecture certes plus laborieuse. Catherine Wells (2003), à propos de la littérature africaine récente, parle (en se référant d’ailleurs à Barthes) de texte scriptible où s’exerce intensément l’effort de décodage du lecteur , par rapport au texte lisible dans lequel l’effort de compréhension de ce dernier est

170 Ngandu Nkashama Pius, 1997, Ruptures et écritures de violence : études sur le roman et les littératures africaines contemporaines, Paris L’Harmattan.

171 Définition de Paul Zumthor, empruntée au site http://carmina.carmina.com

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moins sollicité, en termes de niveaux linguistiques, d’imaginaires qui s’enchevêtrent, comme chez Ahmadou Kourouma ou Sony Labou Tansi. Il est alors évident que l’ambition du marqueur narrateur, c’est de « tropicaliser », comme peut l’entendre Kundera, l’entreprise littéraire en général, sans intention de la confiner absolument dans une littérature particulière : ses essais, comme EPD, ainsi que ses nombreuses citations des autres littératures, mythologies et histoires mondiales, souvent issues de cultures reconnues, parce que

« ataviques », brisent toute linéarité narrative, mais la rétablissent aussitôt par une volonté certaine de compartimenter le texte, d’instaurer une taxinomie, qui ne l’éloigne pas d’une pratique d’écriture qui accepte la logique cartésienne, celle de la littérature dont fait mention Zumthor, donc de l’influence de la culture d’emprunt dont il se sent d’ailleurs redevable.

Cela dit, la mise en scène de la parole consistera de voir comment, sur le plan de la narratologie énonciative, se construisent le psychisme des personnages, leurs paroles rapportées ainsi que celles de leur narrateur plus souvent proche qu’éloigné d’eux dans le monde fictionnel où tous évoluent. Les contenus génériques du fantastique et du policier sont des exemples probants de cet alliage voulu et constamment travaillé des caractéristiques de l’écrit, de la littérature écrite, avec celles de l’oralité, non moins codifiée dans l’aire culturelle de la Caraïbe, dans ses multiples manifestations. L’oraliture ainsi véhiculée par les personnages est le lieu textuel d’une mise en exergue du « psychisme subjectif individuel », mais aussi d’une mise en exergue d’une idéologie, celle des tenants de la Nouvelle Littérature antillaise.

Cette idéologie n’émane pas finalement seulement du scripteur auctoriel, mais il est aussi le fait des personnages, étant entendu, comme peut le soutenir Bakhtine, qu’il n’y a pas de véritable étanchéité entre le « contenu idéologique » exprimé par l’intériorité du personnage et celui mis en place par une instance extérieure : ils s’influencent mutuellement, pour ne pas dire que « tout signe idéologique extérieur, quelle que soit sa nature, baigne dans les signes intérieurs, dans la conscience. Il naît de cet océan de signes intérieurs et continue à y vivre, car la vie du signe extérieur est constituée par un processus sans cesse renouvelé de compréhension, d’émotion, d’assimilation, c’est-à-dire par une intégration réitérée dans le

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contexte intérieur. »172 Les mouvements de conscience qui passent de l’opacité à l’expressivité dans la fiction de Chamoiseau sont des idéologèmes construits, « échafaudés », qui convergent vers un système plus extériorisé qui use de tous les types de discours et de leurs multiples enjeux : ceux de l’idéologie de la Créolité antillaise qu’énoncent Chamoiseau, Confiant et Bernabé, à des fortunes diverses.