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RECIT ROMANESQUE

2.5. CONCLUSIONS DE LA PREMIERE PARTIE

Le relevé des quatre discours (sur le regard, la déveine, le lieu et le corps) a obéi à un seul critère, celui de leur réitération dans les différents romans et récits d’enfance de Chamoiseau, depuis la parution de CSM en 1986. Ce choix de quatre « discours » peut être considéré comme arbitraire, en ce sens que la construction référentiaire, telle qu’on la présente ici, peut se décliner en d’autres aspects énonciatifs (lien entre fantastique et Histoire, la postcolonialité dans la fiction chamoisienne, genre policier et questionnement identitaire, le discours sur/de la femme, le récit baroque, l’autoexotisme…) qui parlent toujours, invariablement d’une vision du monde, celle de l’auteur, mais surtout celle du peuple pour lequel il se pose comme marqueur de paroles. Ces aspects du dire chamoisien, d’autres comme Sophie Choquet (2001), Daniel-Henri Pageaux (2001) ou Dominique Chancé (2010) en exposent la teneur, soit dans la « sculpture » de l’identité de l’auteur, soit dans sa dimension néo-baroque,

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« d’inspiration latino-américaine »164, soit dans la spécification de son écriture en termes de genre, de vision postcoloniale, de typologie textuelle ou de stylistique. Nous survolons aussi ces questionnements qui renvoient à la posture de l’écrivain (ou de ceux qu’il représente ou relaie comme « guerrier de l’imginaire ») face à la littérature dominante, à la culture dominante, à la langue dominante. Nous ne cherchons donc pas à nous appesantir sur les détails qu’exposent avant nous d’autres critiques de Chamoiseau, afin de ne pas rendre interminable la rédaction de cette étude qui se contente essentiellement de mettre en avant le système énonciatif de la fiction de l’auteur.

Le regard, persistant dans sa dimension narratologique (le regard comme introduction du discours de l’autre, comme organisateur de l’espace narratif et comme truchement dans la dénomination des hyponymes qui le composent), sert souvent à déballer une foisonnante encyclopédie sur le monde créole (faune, flore, la culture, les liens sociaux, l’architecture…).

Et la langue du natif scripteur, par l’usage répété de mots créoles ou créolisés, n’a de cesse de s’impliquer dans cette restitution des particularismes du « Lieu », appréhendé dans sa dimension exclusivement martiniquaise (l’En-ville, l’arrière-pays et leurs différentes déclinaisons dans les romans) ou plus généralement caribéenne (l’espace maritime inclus).

La déveine semble, à longueur de texte, frapper ce « Lieu » et ses habitants. Une déveine qui peut être comprise comme la conséquence des différentes dominations qui annihilent le sujet antillais, du « temps de l’Habitation » au « temps du béton ». Le frottement des altérités (créolisation) est narré sous ce mode du malheur, de la malédiction que personnages et narrateur testimonial expliquent par des arguments qui relèvent de l’idéologique ou par des arguments plutôt transcendantaux (christianisme ou croyances ancestrales). Le sacré intervient pour renforcer la résignation des protagonistes face à l’adversité, sinon les tranquilliser dans leurs présomptions, leurs angoisses (un maléfice, un quimbois qui apportent, diffèrent ou expliquent la déveine présente).

164 Daniel-Henri Pageaux, 2001, « La créolité antillaise entre poscolonialisme et néo-baroque » in Jean Bessière et Jean-Marc Moura (dir.), Littératures postcoloniales et francophonie, Paris, Honoré Champion, p.83.

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Des personnages émergent souvent de ces dérades dans lesquelles le programme narratif semblait préalablement les confiner. Ils y séjournent rarement et la lecture de leur destinée profane se mue en une construction mythique du récit communautaire, par le truchement de leur seule « individuation ». Pipi, Balthazar Bodules-Jules, le vieux marron de LVHM, L’Oubliée d’UDAC ou de BDG, Marie-Sophie Laborieux, Solibo Magnifique, par leur insoumission, leur courage, leur singulière déambulation dans l’espace insulaire, leur dévouement et leur générosité, sortent de leur statut d’anonymes. Du prosaïsme de leur condition, ils passent au statut de héros légendaires qui ambitionnent, par leur exemplarité (comme le « nègre fondamental », comme Césaire), d’influer le monde de la diction, c’est-à-dire, de manière concomitante ou dans un futur proche, la quotidienneté de l’Antillais. Le roman, de ce fait, s’accorderait la mission d’instiller l’idée de la création d’un mythe fondateur pour élucider la réalité socio-culturelle d’un monde, véritablement et historiquement né d’un trauma, pour ne pas dire de la cale du négrier, comme le soutient Edouard Glissant.

Le corps exhibé fictionnellement semble, quant à lui, tendre vers cette préoccupation du rassemblement communautaire que le mythe, le conte, la fable (suscités par l’exemplarité des personnages au départ anonymes) initie. Le « noutéka » déclencheur de la parole, dès CSM, met d’abord en relief les yeux, comme partie du corps qui doit être en symbiose avec cette ambition de rassemblement communautaire dans lequel la nocivité du regard est relayée par un regard plus intégrateur du Même et de l’Autre, plus connaisseur du monde caribéen. Le corps individuel est alors sommé de se diluer dans le « nous » pour signifier, donner à lire une « référentiarité » martiniquaise ou caribéenne à partager. Ce qui est frappant, c’est que les personnages qui optent pour une « individuation » effective, pour une singularité quelconque, sont vite évincés du récit, soit par la mort, soit par la fin de leur fonction de « paroleurs » ou d’« actants », comme le foufou de LNCM. Ou ils ne parlent plus, ne parlent plus d’eux ni des autres, parce que relegués dans les marges du texte, du paratexte. Ou l’on parle d’eux (Pipi, Marie-Sophie Laborieux, Solibo Magnifique, Balthazar le rebelle, le foufou, le Robinson noir…), parce que leur destin a simplement coïncidé avec la légende, le mythe que l’auteur marqueur érige ouvertement en esthétique narrative.

Leur geste (au féminin et au masculin) et leur parole leur ont survécu et, bon nombre de romans antillais ou caribéens (Garcia Marquez, Condé, Chamoiseau, Confiant, Mario

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Vargas…) s’ingénient, dans l’écriture de l’anonyme, du personnage anonyme, dans son corps et dans sa sexualité la plus ambiguë et compulsive, à les faire mourir. Ils les occultent du récit pour les intégrer dans un espace narratif plus vaste, sans doute la « littérature orale » ou simplement cette oraliture (Ernest Mirville) que l’esthétique de la « veillée », dans les textes francophones, spectacularise. La veillée autour du corps de Francis Sancher dans Traversée de la mangrove, l’hommage devant le corps de Solibo ou les veillées de Kourouma (En attendant le vote des bêtes sauvages165, par exemple) permettent d’éclairer, à la manière du griot, les destins des morts et des vivants. Le ressassement verbal sur le présent/absent agit comme un « donsomana »166, un récit purificatoire, qui procure bienfaisance et joie aussi bien au « paroleur » qu’aux multiples écoutants, en tête desquels le défunt lui-même. Le souvenir du défunt, de sa « leçon de vie », autorise alors le rassemblement de la communauté. Le corps physique mort (Solibo Magnifique, Francis Sancher, Santiago Nasar) ou vivant (le Koyaga de Kourouma auquel s’adresse le sora167 Bingo) est narré pour « héler » au bout du compte le corps social, sinon interpeller les consciences du texte et hors du texte sur la nécessité d’œuvrer à sa sauvegarde, à son raffermissement.

165 Ahmadou Kourouma, 1998, En attendant le vote des bêtes sauvages, Seuil, Paris, 388 p.

166 Ahmadou Kourouma, op. cit., p.10.

167 Le « sora est un chantre, un aède qui dit les exploits des chasseurs et encense les héros chasseurs. Retenez mon nom de Bingo, je suis le griot musicien de la confrérie des chasseurs. » (Kourouma, op. cit., p.9)

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