• Aucun résultat trouvé

Chapitre 5 Nos résultats à travers le prisme de la théorie de la proximité

5.3 Proximité de ressources cognitives

Parmi les sortes de proximités reconnaissables dans ALUS, la plus significative en matière de potentiel de coordination est la proximité de ressources cognitives. Elle apparaît dans les valeurs environnementales communes, la mission des organisations, les représentations de « ce qui est bien » et du « bon agriculteur (ou citoyen) », et les référents partagés entre agriculteurs par l’approche farmer to farmer. C’est sur la base de ce type de proximité que peut s’établir et se maintenir le lien de confiance (Dupuy et Torre, 1998) qui est au cœur du fonctionnement du programme ALUS.

L’ensemble des répondants, qu’ils soient agriculteurs ou membres d’organisations, ont affirmé être mus par des valeurs environnementales. Dans le récit que font les répondants de leur parcours de vie, les valeurs environnementales sont souvent héritées des parents, elles ont guidé le choix de formation générale de certains répondants, mais elles se sont pour tous forgées avant leur début en agriculture (ou leur arrivée en poste pour les répondants d’organisations). Certains ont souligné leur attachement à un site naturel local (lac, forêt, rivière), ont relaté leurs expériences vécues dans ce lieu (pêche, camp d’été, chasse, promenade) et comment l’état de ce site naturel s’était dégradé au fil du temps, ou comment il s’était amélioré par l’action d’une ou de plusieurs organisations. Dans le discours des répondants, on voit donc une itération entre les échelles globale et locale lorsqu’il est question de leur attachement à l’environnement : on parle des impacts autour de nous (échelle locale) que l’on attribue aux changements climatiques ou aux comportements des acteurs transfrontaliers, dans le cas du lac Érié (échelle globale), et on justifie son action locale par la nécessité qu’impose l’urgence de la situation à l’échelle globale. Ces considérations, basées sur des convictions personnelles, sont partagées entre le PAC et les participants, et aussi entre les membres du PAC, d’autant que ces derniers proviennent

95

d’organisations qui ont en commun leurs missions respectives, fondées sur des valeurs environnementales. Cette proximité cognitive sert d’assise à un lien de confiance essentiel à la création d’une communauté ALUS, dans laquelle tous les membres agissent en fonction d’un même système de valeurs. De la même façon, les participants peuvent rapidement créer un lien de confiance avec le PAC, que ce soit par l’intermédiaire du coordinateur ou du farmer’s liaison : le dialogue s’établit aisément autour de considérations environnementales communes, qu’elles soient à l’échelle globale ou locale. Ces valeurs environnementales communes facilitent le recrutement tant des organisations au sein du PAC que celui des participants au programme.

Lors de l’étude des dossiers des participants, le PAC doit se coordonner autour de critères d’évaluation relativement formels énoncés dans le document Project Selection Guidelines (voir Annexe 12), mais qui laissent une large place à l’interprétation par les membres du PAC. Cette interprétation repose sur des références et des représentations qui doivent être partagées jusqu’à un certain point par les membres du PAC pour parvenir à un consensus. Les projets proposant des solutions aux enjeux environnementaux locaux les plus criants obtiennent facilement l’accord de tous, d’autant qu’ils s’inscrivent dans les priorités de certaines organisations siégeant au PAC, et en ce sens, on peut parler d’une forme de territorialisation des projets, même si la continuité territoriale entre les projets n’est pas spécifiquement recherchée.

On peut affirmer que la proximité cognitive joue un rôle crucial dans la coordination de l’action collective du PAC, c’est-à-dire l’interprétation que le PAC fait de la valeur environnementale du projet et son évaluation du risque que représente ce projet ou ce participant pour l’investissement financier. La représentation morale de la bonne chose à faire, qui revient fréquemment dans les témoignages, rejoint celle du bon agriculteur vu précédemment. Cette représentation commune aux membres du PAC est mobilisée lors de l’évaluation des projets. Mais d’une façon plus pratique, on réfère aux exigences réglementaires minimales pour distinguer le dommage environnemental du bénéfice environnemental : lorsque la pratique de l’agriculteur est sous les standards imposés par la réglementation, cette pratique est reconnue par les répondants comme dommageable pour l’environnement et l’agriculteur ne devrait pas recevoir l’appui du programme pour se mettre aux normes, alors que toute pratique visant à dépasser les standards est reconnue comme un bénéfice, donc un service environnemental admissible au support offert par ALUS. Cette façon d’envisager la notion de bénéfice environnemental correspond à ce qui est relaté dans la littérature (Guerra, 2010 ; Engel et coll., 2008 ; Gerowit et coll., 2003 ; OCDE, 2003 b)

96

Certains répondants membres du PAC ont une opinion différente de celle de la majorité de leurs collègues concernant la pertinence pour ALUS d’appuyer l’agriculteur qui désire se mettre aux normes : ils considèrent que d’aider à mettre fin à un dommage aboutit de toute façon en une amélioration de l’environnement, et que par conséquent les objectifs du programme sont atteints, mais cette position demeure marginale au sein du PAC.

Les membres du PAC interrogés nous disent pouvoir facilement reconnaître les passagers clandestins, ceux qui veulent utiliser le programme pour leur intérêt personnel plutôt que pour le service environnemental. Lorsqu’on leur demande sur quels critères ils s’appuient, certains nous parlent de la nature des aménagements eux-mêmes (étang au lieu de milieu humide, allée d’arbres sur le terrain de la maison au lieu de haies brise-vent au champ, etc.), de l’attitude réputée des participants (s’ils ont tenté de détruire leurs haies ou leurs milieux humides par le passé, s’ils ont une pratique généralement non respectueuse de l’environnement, bref s’ils correspondent ou non au bon agriculteur) et des questions posées par l’agriculteur (s’il ne parle que des questions économiques et ne questionne pas les bénéfices écologiques des aménagements proposés par le coordinateur). Arriver à se coordonner autour de ces critères formels et informels pour parvenir à un consensus entraîne un processus d’auto- renforcement de cette proximité cognitive.

Parce qu’elle est partagée par l’ensemble des acteurs, cette conception du bon agriculteur qui fournit un service environnemental, même s’il n’est pas mesuré, permet de justifier un marché informel : on établit les termes d’une transaction financière autour d’un objet non mesuré, mais auquel tous les acteurs accordent de la valeur (et non une valeur). Les bas coûts d’implantation et la rétribution annuelle offerts par le programme visent à faciliter l’action du « fournisseur de services », plutôt qu’à acheter un service en bonne et due forme suivant les règles conventionnelles régissant un marché formel.

Aucune entrevue semi-dirigée n’a été réalisée avec des bailleurs de fonds, ceux qui financent les rétributions annuelles ; mais un témoignage recueilli auprès du représentant d’un des bailleurs de fonds importants d’ALUS a confirmé que la mesure d’impact environnemental importait peu dans la décision de son organisation d’appuyer le programme, puisque les actions posées par les agriculteurs étaient reconnues par ce bailleur de fonds comme générant des bénéfices environnementaux, et que cela était suffisant pour justifier cet appui financier. Il serait intéressant d’approfondir cette question auprès

97

des autres bailleurs de fonds pour valider si cette justification du marché informel repose pour eux aussi sur cette même proximité cognitive.

L’approche farmer to farmer révèle elle aussi la présence de proximité cognitive. Lorsqu’un agriculteur approche un autre agriculteur pour lui présenter le programme ALUS, les référents qu’ils partagent en termes de risque économique, d’opportunité, de rentabilité, de techniques de pratique agricole et de relation aux organismes de réglementation permettent d’établir le dialogue, les agriculteurs professionnels affirmant accorder plus de crédibilité à un agriculteur qu’à un autre type d’interlocuteur sur ces questions. Cette proximité cognitive semble avoir une influence marginale chez les participants qui sont de la catégorie des propriétaires terriens, ces derniers étant davantage sensibles à la proximité cognitive relevant du discours environnemental.

Un des répondants agriculteur membre du PAC mettait l’emphase sur l’impact d’une proximité relevant du discours rationnel dans son approche des agriculteurs dits hardcore et dans celle des bailleurs de fonds : mettre l’accent sur les avantages économiques en marge de la rétribution annuelle pour les premiers (« The money you receive as a payment is nowhere near what you are saving »), et pour les deuxièmes souligner l’impact chiffré de l’ensemble des surfaces régénérées dans le comté (« Present the big numbers »).

En résumé, la proximité cognitive permet le recrutement, la collecte de fonds, la justification du marché informel et l’évaluation des risques. En l’absence, on compromet la participation au programme, la pérennité du programme et celle des projets.