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D’un point de vue juridique, « protéger le patrimoine » équivaut essentielle-ment à restreindre la liberté du propriétaire. Celui-ci ne peut plus user, voire, dans certains cas, disposer librement de son bien, puisqu’il pourrait, ce fai-sant, compromettre la conservation de l’objet en cause.

Selon les cas de figure, le propriétaire peut être empêché d’aménager ou de transformer son bâtiment de manière libre. Il peut être contraint d’entrete-nir son édifice (au-delà des seules questions de sécurité) – qui plus est en ap-pliquant des techniques souvent plus onéreuses que celles que l’on utiliserait pour un objet non protégé. Il peut être privé de la possibilité de moderniser des éléments de construction influençant la consommation énergétique de son bâtiment. Il peut encore être « dépossédé » de l’éventuelle réserve théo-rique de droits à bâtir de sa parcelle ou contraint de poursuivre l’exploitation d’un objet dont le rendement est modeste ; etc.

La protection du patrimoine relève donc, en droit, de la thématique des atteintes (licites) à la garantie constitutionnelle de la propriété, consacrée à

6 Edictée par le Conseil international des monuments et des sites (association ICOMOS), en 1964, voir site http://www.international.icomos.org/home_fra.htm.

7 « La notion de patrimoine », in Les lieux de mémoire, vol. II, La Nation, 1986, cité par S. Nemec-Piguet, La protection du patrimoine à Genève. Mise en place et évolution du système légal, p. 30.

l’article 26 Cst.8. Il s’agira, par conséquent de déterminer, de cas en cas, si les conditions de validité de telles atteintes sont remplies9.

Dans la mesure où ces contraintes engendrent, en règle générale, une di-minution de la valeur économique du bien, se pose également la question de savoir si la protection envisagée représente un cas d’expropriation matérielle10. Soit, plus clairement, appelle-t-elle une indemnisation du propriétaire ?

Certains défenseurs du patrimoine soutiennent qu’une mesure de protec-tion, en particulier s’il s’agit du classement d’un objet en tant que monument historique, confère, en réalité, une valeur ajoutée au bâtiment concerné (sans doute y voient-ils une reconnaissance sociale et scientifique). A notre avis, cette appréciation est fort théorique, car un classement ne « fonctionne » pas comme une récompense littéraire, qui multiplie automatiquement les ventes d’un ouvrage de librairie.

Le prix d’un immeuble dépend essentiellement de :

– sa valeur d’usage et d’agrément, qui demeure identique avec ou sans classement ;

– sa valeur de rendement, qui a tendance à diminuer avec un classement (vu l’augmentation des frais d’entretien et l’impossibilité de modifier le bâtiment) ;

– sa valeur intrinsèque, qui demeure inchangée en cas de classement ; – sa valeur de situation, qui ne va pas non plus changer du fait d’un

classement ;

– et de sa valeur en tant que « placement financier », laquelle diminue éga-lement en cas de « gel » de la situation foncière, car le propriétaire sait qu’il ne pourra pas exploiter une réserve éventuelle de droits à bâtir.

8 Voir sur ces questions Auer / Malinverni / Hottelier, Droit constitutionnel suisse, vol. II, p. 373 et ss.

9 Base légale, intérêt public, respect du principe de proportionnalité, inviolabilité de l’essence des droits fondamentaux ; voir à ce sujet l’art. 36 Cst. et pour des cas relevant du présent exposé : ATF 126 I 219 ; ATF 124 I 40 consid. 3e p. 44/45 ; ATF 119 Ia 348 consid. 2a p. 353 ; ATF 118 Ia 394 consid. 2b p. 397 ; ATF 115 Ia 27 = JT 1991 I 403 ; ATF 101 Ia 213 ; ATF 91 I 329 ; RO 88 I 85 ; 84 I 176 ; RO 82 I 161 ; RO 81 I 347, 350.

10 Voir, sur ces notions Zen-Ruffinen / Guy-Ecabert, Aménagement du territoire, construction, expropriation, p. 579 et ss ; en substance, il s’agit d’un cas de responsabilité de la collectivité publique pour ses actes licites en vertu des art. 26 al. Cst. et 5 al. 2 LAT ; les cantons ne peuvent s’écarter de cette notion, telle que définie par le droit fédéral ; le TF considère que seules les restrictions graves, c’est-à-dire intenses et durables ou représentant un sacrifice particulier, doivent être indemnisées, le propriétaire devant assumer les autres lui-même ; en matière d’aménagement du territoire, l’égalité de traitement a une portée affaiblie, qui se confond avec l’arbitraire ; une mesure ne justifie, de plus, une indemnité que si elle empêche un usage actuel ou futur et prévisible de la parcelle ; la gravité ne se déduit pas d’une certaine réduction du ren-dement, en pourcentage, mais de la question de savoir si la parcelle se prête encore à une bonne utilisation économique, conforme à sa destination et aux dispositions en vigueur.

En réalité, le classement d’un bâtiment ou d’un domaine n’a d’effet béné-fique économique direct que pour les propriétaires situés dans le voisinage de l’objet classé. Les habitants ou les riverains d’une zone protégée, ainsi que les voisins d’un objet classé peuvent en effet compter sur le fait que leur en-vironnement demeurera tel qu’ils le connaissent et qu’il ne sera pas péjoré par des constructions venant, soit supprimer telle vue dont ils disposent, soit remplacer telle belle bâtisse qui donne du cachet à leur quartier. Cette garan-tie justifie une plus-value en cas de vente.

Pour le propriétaire de l’objet classé ou ses successeurs, une mesure de maintien ou de protection peut tout au plus avoir un effet financier « conser-vatoire ». En évitant que le bien en cause ne soit défiguré au cours du temps (par des modifications, des rénovations ou des constructions non respec-tueuses de ses qualités historiques ou architecturales), la protection main-tient sa valeur économique, voire l’augmente à long terme, par la création d’une valeur « rareté ». Il s’agit toutefois d’un effet qui n’est pas, contrairement à celui observé en faveur du voisinage, directement lié à la mesure de pro-tection. Un propriétaire averti et cultivé, conscient de la valeur architecturale de son patrimoine et soucieux de sa conservation, obtiendrait exactement le même résultat sans décision de classement.

Garantie de la propriété et expropriation matérielle sont donc les deux prismes principaux par lesquels le juriste va aborder la protection du pa-trimoine.

Cela ne signifie toutefois pas que nous puissions, pour trancher un cas d’espèce, nous limiter à poser la garantie de la propriété comme principe ab-solu, puis déterminer si les conditions d’une atteinte licite (selon l’article 36 Cst.) à ce dogme sont réunies, l’Etat devant, à défaut, renoncer à la mesure envisagée ou indemniser le propriétaire. La relation existant entre la garantie de la propriété et l’aménagement du territoire (dont relève en partie la pro-tection du patrimoine, du moins certaines de ses formes) n’est pas de nature

« hiérarchique », mais complémentaire.

La garantie de la propriété, longtemps considérée comme le fondement et la condition même du développement économique, n’est, en réalité, pas plus importante que les autres dispositions constitutionnelles, notamment celles relevant de la protection de l’environnement, des eaux, des forêts, du patri-moine, etc.11. Les diverses composantes de la Constitution formant un tout, l’existence des unes limite et définit la portée des autres12.

11 Art. 74 à 78, 88, 91, 108, 109 Cst.

12 Auer / Malinverni / Hottelier, Droit constitutionnel suisse, vol. II, p. 384.

Depuis 197913, notre Haute Cour a en effet régulièrement souligné que les mesures d’aménagement du territoire ne sont pas des restrictions à la pro-priété, mais des concrétisations de son contenu. Cela signifie que le droit de propriété n’existe pas en tant que tel et dans l’absolu, mais dans les limites fixées par la loi. Les mesures d’aménagement n’induisent donc pas systéma-tiquement et par principe une expropriation matérielle, pour laquelle le pro-priétaire pourrait prétendre à une indemnité (une telle indemnité n’est due que dans certains cas, selon des conditions relativement strictes)14.

Par conséquent, un certain nombre de contraintes de nature « patrimo-niale », notamment celles découlant directement ou indirectement de mesures d’aménagement du territoire, seront admises sans indemnisation, malgré leur caractère pénalisant pour le propriétaire.

C. La protection du patrimoine en tant qu’enjeu social