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Les intérêts des propriétaires fonciers et les raisons pour lesquels ces derniers peuvent se sentir, dans certains cas, les « victimes » des mesures de protection du patrimoine ont été rappelés plus haut, il n’est pas nécessaire d’y revenir.

L’arbitrage que les autorités chargées de la protection du patrimoine doivent opérer n’implique toutefois pas uniquement une pesée d’intérêts entre la conservation d’un bien et les droits économiques du propriétaire privé. Bien souvent, divers autres intérêts publics s’opposent aussi à cette protection.

L’écologie et la maîtrise de l’énergie, par exemple, sont, de nos jours, un enjeu et un défi majeur pour les services de protection du patrimoine. Prohi-ber, pour des questions patrimoniales, la modernisation d’une façade, alors que cela permettrait d’éliminer des déperditions d’énergie, n’a pas que des conséquences pour le propriétaire concerné, cela affecte la société dans son ensemble. Des dilemmes du même ordre peuvent surgir en matière de sécu-rité, sans parler du problème endémique du manque de logements.

Pourtant, pour l’ensemble des raisons rappelées en introduction de la présente contribution, on ne saurait sacrifier automatiquement le patrimoine sur l’autel du réalisme économique et politique. Une fine pesée globale des intérêts en présence est nécessaire dans chaque cas.

13 Voir l’arrêt Meier paru aux ATF 105 Ia 330 = JT 1981 I 493.

14 Cette approche repose évidemment sur des motifs juridiques (l’équivalence des dispositions constitutionnelles), mais aussi politiques (la nécessité d’aménager le territoire en évitant les constructions en ordre dispersé), et, bien entendu, économiques (l’Etat ne pourrait faire face à ses tâches s’il devait indemniser toutes les « atteintes » à la propriété résultant de mesures d’aménagement du territoire) ; voir note 12 ci-dessus.

Inversement, l’absence éventuelle d’intérêts publics s’opposant à une me-sure de protection et des conséquences économiques supportables pour le propriétaire ne constituent pas forcément une équation devant obligatoire-ment aboutir à une conservation. L’environneobligatoire-ment bâti d’une ville pourrait rapidement se retrouver figé par excès d’immobilisme et de conservatisme.

Il suffit, pour s’en convaincre, de constater que nombre d’objets classés ou protégés à Genève ces dernières décennies n’auraient tout simplement pas l’aspect qu’on leur connaît (voire même n’auraient pas pu être réalisés) si l’on avait, à l’époque de leur construction, appliqué les mêmes règlementations que celles actuelles. Les modifications successives de bâtiments, opérées au cours des siècles, dont on veut protéger aujourd’hui l’harmonie d’ensemble, n’auraient vraisemblablement pas été autorisées, vu l’atteinte à l’œuvre origi-nale qu’elles représentaient.

Dans le même ordre d’idée, on peut évoquer l’exemple du patrimoine industriel genevois, qui est relativement important et qui vient de faire l’objet d’un recensement complet15. Plusieurs de ces anciens bâtiments ont retrouvé dernièrement une deuxième jeunesse, par le biais de rénovations, de trans-formations et de réaffectations très réussies16. Ils ont, à cet égard, été salués comme des projets type de sauvegarde du patrimoine. Pourtant, si ces bâti-ments avaient été formellement classés ou inscrits à l’inventaire17, ces réalisa-tions n’auraient sans doute pas pu être autorisées, du moins pas sous la même forme, vu les modifications, parfois substantielles, des structures d’origine qui ont été opérées.

Une protection patrimoniale réussie suppose ainsi, parfois, une certaine liberté.

Il est également souhaitable d’éviter le conservatisme de « caprice » ou les mesures qui ne sont destinées qu’à satisfaire un cercle privilégié de spécia-listes. Cette pétition de principe semble tomber sous le sens et est d’ailleurs régulièrement rappelée par la jurisprudence18 en préambule des arrêts. Il n’est pourtant pas aisé de la respecter.

15 Voir les fiches et cartes interactives disponibles sur le site Internet du Service des monuments et sites http://www.ge.ch/patrimoine/sms/inc/pub/rec-pat-industriel_accueil.asp?fiche=/

patrimoine/sms/inc/pub/recensement-Patrimoine-ind_bs.inc.

16 Bâtiments de la SIP, ancienne usine BOSCH à la rue de Lausanne, ancienne usine TAVARO aux Charmilles.

17 En l’occurrence sur l’ensemble des bâtiments recensés, seuls quelques-uns sont inscrits à l’in-ventaire ou en cours d’inscription à ce jour et un seul est classé (l’ancien bâtiment des forces motrices).

18 Un classement est censé satisfaire à des critères larges, objectifs et fondamentaux, répondant aux besoins d’une grande part de la population (ATF 126 I 219 ATF 118 Ia 384 consid. 5a p. 389 ; ATF 89 I 464 consid. 4b p. 474 ; ZBl 97/1996 p. 366 résumé in : RDAF 1997 1 p. 503, consid. 4b).

En effet, l’identification d’œuvres ou d’ensembles ayant valeur patri-moniale ne peut être confiée qu’à des commissions spécialisées, du fait des compétences particulières que nécessite une telle tâche. Or, sous réserve d’intérêts majeurs contraires, les autorités administratives ou judiciaires ne peuvent ensuite pratiquement plus remettre en cause de tels avis. Le pouvoir de ces commissions est, de facto, très grand, quand bien même leurs concep-tions ne trouvent pas forcément de réel écho dans la population19.

Deux facteurs peuvent amplifier ce risque de conservatisme, privilé-giant des cercles réduits d’intérêts. Le premier découle du fait que, comme en toutes matières, les personnes disposant d’un savoir particulier sont plus nombreuses que celles disposant d’un savoir encyclopédique. Il est, de fait, plus aisé de trouver des documents faisant mention d’une technique, d’un architecte ou d’une réalisation donnée, que de démontrer, à travers une ana-lyse plus large, l’absence d’influence de cet architecte ou de cette œuvre sur son temps et celui des générations suivantes. Le second risque découle du fait que les associations de défense du patrimoine, qui sont habilitées à de-mander l’ouverture de procédures de classement, sont aussi largement repré-sentées au sein des commissions de préavis. Le propriétaire privé peut donc avoir le sentiment d’être confronté à des interlocuteurs qui sont à la fois juges et parties.

La mesure de protection idéale devrait ainsi être : – justifiée sur un plan scientifique ;

– abondamment documentée, pour éviter les « caprices » de spécialistes et emporter l’adhésion des intéressés ;

– bien ressentie par la population ;

– compatible avec les besoins de la société (développement durable, urba-nisme, énergie, etc.) ;

– suffisamment respectueuse des intérêts économiques du propriétaire pour ne pas représenter une atteinte excessive à ses droits ou, dans le cas contraire, être accompagnée d’une indemnisation.

Il serait en effet aisé de démontrer que toutes les affaires qui ont fait (ou font encore) débat dans notre République en matière de protection du pa-trimoine et ont donné lieu à des procédures judiciaires20 « pêchaient » sous l’angle de l’un ou l’autre des critères susmentionnés.

19 La protection du patrimoine bâti récent (seconde partie du XXe siècle) suscite actuellement ce genre de débat.

20 Par exemple les affaires Cinéma Manhattan, Villa Blanc, Cinéma Bio72, Mont-Blanc-Centre, Fran-chises 28.

III. L’évolution de la protection du patrimoine

et de ses outils