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VERS UNE RÉPONSE À NOTRE QUESTIONNEMENT

3.5 À PROPOS DE LA NORME SOCIALE

Nous sommes immergés dans cette norme, que nous appelons coutume ou tradition au point de ne plus savoir en distinguer les particularités sans faire un effort nécessaire de distanciation.

Comme nous l’avons vu dans la première partie de ce document, il n’y a pas de lien direct et évident entre l’alphabétisation des Français et l’école-institution qui fut un moyen parmi d’autres au service de la première. Afin d’affiner notre vision de l’école telle que nous la concevons aujourd’hui, nous avons eu recours, dans un premier temps à une analyse socio- historique des formes d’enseignement, menée à bien par Guy VINCENT. Cette analyse l’a conduit à repérer une «forme scolaire» dont il situe l’origine au XVIIème siècle et qui trouve

son expression majeure avec Jean-Baptiste de La Salle, instigateur des Frères des écoles chrétiennes en 1679.

Contrairement à l’idée que la fonction de l’école serait la transmission d’un savoir, il s’agit d’abord et essentiellement d’éduquer. Les petites écoles des Frères s’étaient développées essentiellement dans un but de moralisation de la jeunesse. Ce but va jouer un grand rôle sur la forme que va prendre l’instruction, entièrement tournée vers «l’instauration d’un nouveau

mode d’assujettissement» (Vincent, 1980, p. 50).

La première spécificité de cette école est d’être dissociée des autres activités sociales. Elle est séparée de la vie, dans un univers agencé selon des exigences d’ordre et de surveillance, jusqu’à la cour qui est «un espace de transition entre la rue et l’école et un moyen de fermeture totale de

l’espace scolaire» (1980, p. 34).

Par ailleurs, le rapport au temps y est très rigoureux. A travers l’emploi du temps de la journée, nous avons affaire à une structure organisée dans les moindres détails qui tient l’écolier occupé de façon permanente. «Un principe d’ordre plus que d’efficacité» (Vincent, 1980, p. 263). Déjà, l’école lasallienne n’avait en aucun cas pour objet la rapidité de transmission et l’accroissement des connaissances, bien au contraire, son but avoué était de

garder les enfants le plus longtemps possible pour avoir le temps de les former, au sens premier du terme.

Enfin, toute activité est soumise à des règles impersonnelles auxquelles chacun doit se plier ; la discipline est la base de l’organisation de l’école. Au XVIIème siècle, bonne tenue, silence,

ordre, absence de familiarité étaient de rigueur au sein de l’école. Si au cours des siècles, la règle a pu s’assouplir ou même changer ainsi que la manière d’y contraindre l’enfant, jusqu’au point de paraître «douce», il n’en demeure pas moins que le projet reste le même :

«pour l’écolier, faire selon la règle, pour le maître enseigner par principes» (Vincent, 1980, p. 263).

Dans le chapitre premier, nous avons attribué à la pédagogie le rôle de déterminer les moyens par lesquels il est possible d’instruire. C’est une réflexion sur les différents procédés d’apprentissages et l’organisation qui en résulte constitue une forme particulière de transmission des savoirs qui produit des effets de pouvoir dans l’école, indépendamment de l’acquisition même de ces savoirs. C’est ainsi que la pédagogie prônée par l’école lasallienne était basée sur la répétition et comprenait de nombreux exercices qui n’avaient de valeur que pour eux-mêmes, «des exercices où la conformité compte davantage que le résultat» (Vincent, 1980, p. 263) ce qui lui donnait une connotation de «dressage». L’école de Jules FERRY faisait, quant à elle, appel à la raison pour se concilier l’adhésion de l’enfant. Enfin il existe une autre pédagogie, plus actuelle, dont on peut dire qu’elle s’appuie sur «la régulation

par le groupe et la soumission à l’ordre «qui émane des faits»» (Vincent, 1980, p. 260).

Grâce au concept de la «forme scolaire», nous pouvons suivre ainsi les variantes qui apparaissent au cours du temps, et repérer jusqu’à nos jours ce qui a été institué voilà plusieurs siècles. L’analyse de ces variantes montre un synchronisme entre la transformation de la «forme scolaire» d’une part et celles du domaine politique d’autre part. L’école participant du pouvoir, les modifications qu’elle subit sont liées aux changements dans les formes et les

modalités d’exercice du pouvoir» (Vincent, 1980, p. 264). Nous avons vu par ailleurs comment la

«communale» réintroduisait la «forme scolaire» que la Révolution avait tenté d’abandonner à ses débuts.

L’école est «une forme dominante dans notre société, du procès de socialisation» (Vincent, 1980, p. 262), c’est ce que VINCENT, LAHIRE et THIN appellent «le mode scolaire de socialisation» (1994).

Selon P. BERGER et Th. LUCKMANN, la socialisation est le processus qui permet un degré d’intériorisation par lequel un individu devient un membre de la société. Cette intériorisation

«est la base, premièrement, d’une compréhension des semblables et, secondairement, d’une appréhension du monde en tant que réalité sociale et signifiante». «Je «comprends» non seulement les processus subjectifs momentanés de l’autre, mais également le monde dans lequel il vit, et ce monde devient alors le mien»

(1996, p. 178/179). Cependant, ces mêmes auteurs font la distinction entre une «socialisation

primaire qui est la première socialisation que l’individu subit dans son enfance, et grâce à laquelle il devient un membre de la société», et la socialisation secondaire qui «consiste en tout processus postérieur qui permet d’incorporer un individu déjà socialisé dans de nouveaux secteurs du monde objectif de sa société.»

Ainsi, la socialisation de l’enfant en milieu scolaire fait partie de la socialisation secondaire qui succède à la socialisation primaire acquise dès sa naissance, au sein de la famille.

Les auteurs nous rappellent que ce sous-type de socialisation qu’est la socialisation primaire

«prend place dans des circonstances qui sont fortement chargées émotionnellement» (1996, p. 180), et

que «l’enfant ne dispose pas du moindre choix en ce qui concerne ses autres significatifs». Il intériorise ce monde comme étant «le monde tout cours» (1996, p. 184). «C’est pour cette raison que le monde

intériorisé au cours de la socialisation primaire est tellement plus solidement incrusté dans la conscience que le monde intériorisé au cours de la socialisation secondaire» (1996, p. 185). En conséquence de

cela, nous pensons qu’il y aurait lieu de s’interroger sur une socialisation secondaire qui commence dès deux ans. Ne s’apparente-t-elle pas, alors, à une socialisation primaire ? Ceci pourrait être une autre lecture de la domination du mode scolaire de socialisation.

Nous sommes là, encore une fois, dans un choix sociétal et politique. Sans doute faut-il examiner l’impact d’une socialisation institutionnelle très précoce sur la construction individuelle de chaque citoyen.

L’enfant discipliné, l’enfant raisonnable, l’enfant épanoui, nous avons là le résultat de trois types de rapport pédagogique qui coexistent, selon G. VINCENT, dans les écoles d’aujourd’hui. Parallèlement à cela, l’école est devenue perméable aux valeurs économiques de la société actuelle. Certains discours soulignent, pour le regretter, le milieu protégé qu’était «la communale». Dans une société obsédée par l’accès à l’emploi et par le culte de la performance, une compétitivité et une sélection de plus en plus dures sont nécessaires dans la

course à la réussite. C’est ce que dénonce François DUBET43 à propos du milieu scolaire qui

reproduit la même obsession que le milieu professionnel. Cette modification de comportement serait-elle révélatrice de la prise de pouvoir du champ économique sur le politique ?

François de SINGLY constate que «ce n’est pas la famille qui a créé la croyance en un paradis de la

réussite assurée. C’est vrai que les familles y ont cru et qu’elles y croient, mais tout aura été fait pour que ce soit le cas» (s/d Dubet, 1997, p. 51).

Au-delà de cette réflexion, il nous paraît intéressant de nous interroger plus largement sur la relation entre l’école et les familles. Ph. MEIRIEU affirme qu’«il n’existe pas d’autres pays que la

France qui ait construit son système scolaire, à ce point contre le système familial» (s/d Dubet, 1997,

p. 79). Selon lui, la prétention de l’Etat à l’universel lui donnant seul le droit de dispenser une éducation, associée à son regard sur la famille toujours suspectée d’enfermement, ont contribué au développement, au sein du corps enseignant, d’une idéologie antifamiliale puissante. Nous sommes donc d’avantage face à une institution qui se veut porteuse de valeurs que devant un service dont le bien-fondé serait la satisfaction des usagers.

Les valeurs fondatrices de l’école qui sont celles de la République, tout comme la légitimité des savoirs qui y sont dispensés, subsistent fortement de manière idéologique. N’oublions pas, comme nous l’avons déjà souligné dans le premier chapitre, que l’école et la nation sont intimement liées par leur histoire au moment de la création de la Troisième République et que ce lien touche au sacré. Faudrait-il donc parler de religion laïque ?

Ainsi à la recherche de ce qui sous-tend la norme sociale qui nous intéresse, nous avons pointé un curieux mélange de valeurs parfois contradictoires : le respect de l’ordre et de la discipline porté par la «forme scolaire» traditionnelle, la compétitivité et le culte de la performance initiés par l’économie libérale et enfin les valeurs laïques et égalitaires mises en avant par la République.

Nous pensons qu’un autre aspect participe à la norme sociale que nous tentons de définir, nous allons l’examiner en étudiant le fonctionnement le l’Education Nationale.