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Ces prolégomènes nous invitent à considérer la question de l’impact du dirigisme économique de Vichy sur le droit administratif dans un sens beaucoup plus large qu’il n’y paraît car « le chercheur

doit franchir les frontières pour se renouveler »

321

. Il s’agira en effet non seulement de s’intéresser à

l’évolution des techniques du droit administratif, mais encore à celles des autres branches juridiques

qui s’en distinguent, en veillant en particulier à surmonter cette « peur [des publicistes] d’aborder le

droit privé, comme s’il était étranger ou inconnu, de se prononcer en dehors du domaine où l’on vous

donne autorité, ou encore d’empiéter sur la propriété voisine »

322

. En effet le droit administratif,

comme tout autre objet d’observation, comporte nécessairement deux dimensions qu’il nous faudra

analyser : ce qu’il est et ce qu’il n’est pas, ce qui relève de lui et ce qui lui est étranger. D’ailleurs,

comme le droit administratif se définit avant tout de manière négative, cette seconde dimension est,

pour ce qui le concerne, aussi importante que la première. La question des frontières entre les branches

juridiques sera donc au centre de nos réflexions dans le but de comprendre l’évolution du droit

admi-nistratif au sein de cet univers plus large que constitue le droit.

321 CUBERTAFOND, « Pour… », art. cit., p. 504.

Le droit est un système normatif

323

: il a pour objet d’imposer au monde social, en vue de

« canaliser »

324

les conduites humaines et « en fonction d’un certain nombre de buts et donc de

va-leurs »

325

, des règles constituant « un ordre où elles se soutiennent toutes mutuellement, et où les

dernières s’expliquent par les premières »

326

. La science juridique a pour objet l’étude de ce

sys-tème

327

; par métonymie, elle se nomme elle-même le droit. Pour parvenir à ses fins, le droit se donne

pour tâche de saisir chaque élément de la réalité qui se présente à lui. Cette réalité correspond dans le

sens le plus large du terme à ce que Jean Dabin appelle la « vie sociale » et qui comprend « à la fois

les événements et les actes, les volontés et les besoins, les personnes et les choses qui, à un titre

quelconque, peuvent intéresser la réglementation juridique »

328

. Les éléments qui composent cet

uni-vers sont des faits qui, pour les juristes, constituent des données à traiter

329

.

Pour traiter selon les principes du droit les données qu’il observe, le juriste, qu’il soit

publi-ciste ou privatiste, ne saurait, comme l’admet Jean Rivero, « se contenter de contempler, dans la

pureté de leur essence, la norme d’une part, la réalité de l’autre. Il lui appartient de jeter un pont entre

l’une et l’autre »

330

, en organisant la rencontre du fait et du droit. C’est la qualification juridique des

faits qui remplit cet office. Celle-ci peut se définir comme « le processus intellectuel qui permet de

rattacher un fait à une catégorie, en vue de lui appliquer une règle de droit »

331

. A ce titre elle est un

323 Il existe une très grande variété de définitions du droit. Sur cette question et parmi de nombreuses études : Définir le

droit, Droits, 1989-1990, n°10 et 11 ; BECHILLON (D. de), Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, Paris, O. Jacob, 1997 ;

COMBACAU (J.), « Sur une définition restrictive du droit : dialogue sans issue », in Mélanges Georges Burdeau, Paris, LGDJ, 1977, pp. 1033-1052 ; FRANCOIS (L.), Le problème de la définition du droit, Liège, Faculté de droit, d’économie et de sciences sociales de Liège, 1978 ; TERRE (F.), Introduction générale au droit, Paris, Dalloz, 2012, 9e édit., pp. 5-194.

324 TERRE, Introduction…, op. cit., p. 2.

325 BRUNET (F.) et FABRE-MAGNAN (M.), Introduction générale au droit, Paris, PUF, 2017, p. 13

326 BONNOT DE CONDILLAC (E.), Traité des systèmes, in Œuvres de Condillac, tome 1, p. 121, cité par TERRE,

Introduction…, op. cit., p. 49 (l’auteur définit en ces termes un système).

327 Sur la question de savoir si le droit peut être considéré comme une science : BARRAUD (B.), La recherche juridique :

sciences et pensées du droit, Paris, L’Harmattan, 2016, pp. 247-256 ; TROPER (M.), « Science du droit », in ALLAND

(D.) et RIALS (S.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF, 2003, pp. 1391-1394.

328 La technique de l’élaboration du droit positif spécialement du droit privé, Paris, Sirey, 1935, p. 104. Voir aussi ibid., p. 164.

329 Ces données sont d’une extrême variété. Elles sont appelées « faits » par commodité de langage alors qu’elles forment une liste qui dépasse largement celle des « faits » entendus au sens strict comme des événements qui se produisent et qui s’opposent donc, parmi les éléments du réel, aux actes et normes juridiques, aux choses et biens, aux personnes et insti-tutions ainsi qu’aux activités. Sur cette question, voir VAUTROT-SCHWARTZ (G.), La qualification juridique en droit

administratif, thèse droit, Paris II, 2008, Paris, LGDJ, 2009, pp. 93-97.

330 RIVERO (J.), « La distinction du droit et du fait dans la jurisprudence du Conseil d’Etat français », in Le fait et le

droit. Etudes de logique juridique, Bruxelles, Bruylant, 1961, p. 130.

331 NICOD (M.), « Propos introductifs », in NICOD (M.) [dir.], Les affres de la qualification juridiques, Toulouse, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2015, p. 7. Sur ce processus à « la base de toute démarche juridique » (ibid.), voir :

La qualification, Droits, 1993, n°18 ; CROZE (H.), Recherche sur la qualification en droit processuel, thèse droit, Lyon

III, 1981 ; FROSSARD (S.), Les qualifications juridiques en droit du travail, thèse droit, Lyon II, 1997, Paris, LGDJ, 2000 ; JANVILLE (T.), La qualification juridique des faits, thèse droit, Paris II, 2002, Aix-en-Provence, PUAM, 2004 ; NICOD, Les affres…, op. cit. ; PARTYKA (P.), Etude épistémologique de la notion de qualification en droit privé

fran-çais, thèse droit, Montpellier I, 2004 ; SALOMON (J.), « Quelques observations sur la qualification en droit international

acte de « dénomination »

332

, d’« interprétation »

333

et de « traduction »

334

car elle consiste à faire

pas-ser les données du réel dans le langage juridique

335

en leur attribuant des identités que le droit

recon-naît

336

. Ces identités sont celles des concepts qu’incarnent les catégories juridiques utilisées par la

science du droit comme cadres de classification.Chaque concept est la construction scientifique d’une

« représentation mentale, abstraite et générale, objective, stable, munie d’un support verbal »

337

, d’un

ensemble d’objets ayant un ou plusieurs caractère(s) commun(s). Chaque catégorie juridique étant

ainsi « le lieu d’un concept »

338

, l’opération de qualification juridique, permet de rattacher chaque

réalité à un concept préexistant auquel correspond un régime défini.

Il est ainsi possible de mesurer l’évolution du droit administratif à l’aune de ses concepts et,

par suite, d’analyser l’impact d’une nouvelle réalité sur le droit administratif, c’est-à-dire l’action

qu’elle exerce sur lui, par les effets qu’elle provoque sur les concepts en vigueur dans cette matière

jusqu’à l’apparition de ce nouveau phénomène. Le dirigisme économique de Vichy est une nouvelle

réalité qui interroge le droit administratif : Vichy est le premier gouvernement qui, en France, depuis

la Révolution, se donne pour ambition de mettre le marché sous la maîtrise complète des pouvoirs

publics à d’autres fins que faire face aux besoins de la guerre. Les concepts du droit administratif en

vigueur sous le libéralisme, c’est-à-dire utilisés par le législateur et le juge, à la veille de la Seconde

guerre mondiale, ne sont pas nécessairement préparés à supporter ce changement de régime

écono-mique. Il est donc légitime d’examiner leur confrontation au dirigisme en s’interrogeant : les concepts

classiques du droit administratif ont-ils résisté à l’avènement de l’économie dirigée sous le régime de

pp. 345-365 ; TERRE (F.), L’influence de la volonté individuelle sur les qualifications, thèse droit, 1955, Paris, LGDJ, 1956 ; TERRE (F.), « Retour sur la qualification », in Mélanges Buffet, Paris, Petites affiches, 2004, pp. 419-432 ; VAU-TROT-SCHWARZ, La qualification…, op. cit. ; WACHSMANN (P.), « Qualification », in ALLAND et RIALS,

Dic-tionnaire…, op. cit., pp. 1277-1283.

332 VAUTROT-SCHWARZ, La qualification…, op. cit., p. 26.

333 BIOY (X.), « Quelles lectures théoriques de la qualification ? », in NICOD, Les affres…, op. cit., pp. 13-20.

334 VAUTROT-SCHWARZ, La qualification…, op. cit., p. 24.

335 Pour être exact, la qualification juridique des faits est une traduction en langage juridique de l’expression des éléments du réel en langage courant (cf. JESTAZ (P.), « La qualification en droit civil », Droits, 1993, n°18, p. 46). C’est pourquoi elle est acte de « langage spécifique » (JAINVILLE, La qualification…, op. cit., pp. 39-77), une opération sur un discours écrit ou oral (cf. BIOY, « Quelles… », art. cit., p. 17).

336 Par extension, la qualification désigne aussi cette identité établie en vertu de ce processus. C’est pourquoi François Terré souligne que la qualification « se présente à la fois comme une opération et comme un résultat » (L’influence…,

op. cit., p. 3, souligné par l’auteur).

337 « Concept », in Le Trésor de la langue française informatisé, http://www.cnrtl.fr. Nous employons dans cette étude les termes « concept » et « notion » comme des synonymes (en ce sens : LATOURNERIE (R.), « Essai sur les méthodes juridictionnelles du Conseil d’Etat », in Livre jubilaire du Conseil d’Etat, Paris, Sirey, 1952, p. 193 ; contra : BENOIT (F.-P.), « Notions et concepts, instruments de la connaissance juridique. Les leçons de la philosophie du droit de Hegel »,

in Mélanges Peiser, Grenoble, PUG, 1995, pp. 23-38 ; BIOY (X.), « Notions et concepts en droit : interrogations sur

l’intérêt d’une distinction… », in TUSSEAU (G.) [dir.], Les notions juridiques, Paris, Economica, 2009, pp. 21-53) pour désigner cette réalité abstraite qui naît « d’un effort de l’esprit, en vue de saisir, dans une représentation prédominante, l’essence logique des choses » (GENY (F.), Science et technique en droit privé positif, Paris, Sirey, tome 1, 1914, p. 148). Sur la subtile distinction des deux termes : CHAMPEIL-DESPLATS (V.), Méthodologies du droit et des sciences du

droit, Paris, Dalloz, 2014, pp. 324-325.

Vichy ? Le cas échéant, ont-ils subi des transformations ? Dans l’affirmative, une autre question se

pose nécessairement car l’Etat français est un régime politique qui a fini par disparaître : les

éven-tuelles évolutions concepéven-tuelles provoquées par le dirigisme économique de Vichy ont-elles survécu

à sa chute ?

Ainsi, la problématique de notre étude rejoint celle de tous les travaux portant sur le régime

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