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PRODUCTION MARQUAIENT-ILS LA DÉPENDANCE DES JARDINIERS ?

73 Seule une petite partie des citadins avait donc, à divers degrés, la maîtrise du foncier agricole de leur ville et cette maîtrise s'accompagnait d'un régime particulier d'exploitation. Les contrats de location ou d'association, les devoirs plus ou moins formels de l'exploitant à l'égard de son « patron »... tout cela constituait en effet autant de moyens directs ou indirects permettant aux propriétaires de jardins d'imposer à leurs jardiniers certaines contraintes et obligations.

74 Les rapports d'exploitation dans les jardins urbains se caractérisaient en effet par la précarité des conditions de travail des jardiniers, dont témoigne leur importante instabilité géographique, et par leur dépendance structurelle à l'égard des propriétaires. Mais, dans le même temps, des jardiniers semblent avoir bénéficié d'une certaine marge de manœuvre assouplissant les contraintes du régime foncier et les rigidités de la structure agraire et ayant eux-mêmes leurs propres obligés et dépendants.

MAIN-D'ŒUVRE FAMILIALE. AǦῙRET JOURNALIERS

LA FAMILLE AU TRAVAIL

75 La première source de main-d'œuvre et la plus rentable pour un jardinier a bien sûr toujours été celle fournie par sa famille, c'est-à-dire par son épouse (ou ses épouses), ses fils, ses petits-fils, ses belles-filles et éventuellement ses sœurs et ses filles non mariées. Cette main-d'œuvre familiale n'était cependant pas sollicitée tout le temps et pour tous les travaux.

76 Les fils et les petits-fils étaient mobilisés hiver comme été, du moins tant que l'école n'a pas été rendue obligatoire. Les plus jeunes étaient utilisés pour les petits travaux d'irrigation et de nettoyage des légumes. Lorsqu'ils grandissaient, on les employait dans les travaux plus lourds comme l'épandage, les récoltes de fruits et légumes et les soins aux bêtes... ils apprenaient ainsi peu à peu le métier de jardinier.

77 La main-d'œuvre féminine familiale était surtout présente au printemps et en été, lorsque la famille du jardinier résidait dans le jardin. En hiver, le jardinier avait plutôt recours aux journaliers et journalières. Les femmes (épouse, mère, belles-filles et sœurs non mariées) du jardinier, passant donc l'été dans le jardin, étaient chargées d'un certain nombre de tâches, la nature de celles-ci dépendant souvent de leur origine sociale. On ne

pouvait en effet exiger le même travail d'une personne issue d'une famille de « citadins » (commerçants, artisans) et d'une personne issue d'une famille de jardiniers.

Photo 3 – Jardins de Hama. Fils de jardinier.

78 À la première, il était demandé le travail habituel d'une femme d'intérieur : préparation quotidienne des repas, fabrication du pain, nettoyage, entretien de la maison de jardin et préparation des conserves pour l'hiver à partir des produits du jardin (tomates, noix, amandes, haricots, fèves, cornes grecques...). Ce n'est qu'exceptionnellement qu'elle participait à des travaux agricoles (récolte des fèves par exemple) ; lorsqu'elle le faisait, c'était davantage sur le mode festif de la réunion familiale que sur celui de la contrainte laborieuse : les journaliers ayant effectué toute la récolte, elle se contentait, avec les autres femmes de la famille, de trier, d'écosser, d'effeuiller...

79 Une femme issue d'une famille de jardiniers, habituée donc aux travaux des champs, était par contre sollicitée à la fois pour ce travail domestique féminin et pour celui accompli dans les parcelles. S'occupant de l'organisation de la vie quotidienne dans la maison de jardin, elle accomplissait aussi un certain nombre de tâches agricoles : désherbage et sarclage des planches, élevage des poules, récolte quotidienne des légumes à pousse rapide (persil, menthe), récolte des tomates, aubergines, fèves... elle aidait aussi à la cueillette de certains fruits comme les mûres. Lorsque venait le temps de gauler les noix, travail effectué par le jardinier, c'est elle qui les ramassait lorsqu'elles tombaient sur un drap étendu au pied du noyer et qui les déposait dans des paniers d'osier. Elle était également chargée de séparer les semences (bdār) des plants secs en les battant avec un bâton.

80 Il faut toutefois signaler que les jardiniers de Hama avaient quelques réticences à employer régulièrement leurs femmes pour les travaux dans la mesure où cela constituait à leurs yeux un critère de ruralité : « seuls les paysans font ça... » ils préféraient donc, dans la mesure du possible, avoir recours aux hommes de la famille ou à une

main-d'œuvre masculine extérieure. Certains secteurs de jardins étaient ainsi désignés comme moins « citadins » que d'autres parce que leurs jardiniers avaient la réputation de faire travailler leurs femmes sur leurs exploitations... le zūr al-Qiblī semble avoir appartenu à cette catégorie.

81 Citadine comme jardinière, homsiote ou hamiote, une femme de jardinier ne manquait cependant pas de se constituer un revenu grâce à certaines petites productions annexes, marginales, généralement négligées par le jardinier. Elle ramassait ainsi certaines fleurs (roses, violettes, fleurs de grenadier) ou plantes (mélisse) pour en faire des tisanes, elle faisait sécher les écorces de grenadiers qui étaient ensuite utilisées sous forme de teinture (noire et beige), elle ramassait les feuilles de vigne, le safran, les roseaux à balais (muknus) . Elle faisait sécher des herbes pour les bains, récupérait les bouses de vaches qu'elle transformait en galettes (ǧilla) utilisées comme combustibles. Une partie de ces cueillettes était vendue sur le trottoir des souks ou à des citadins qui venaient dans les jardins. Les petites sommes ainsi obtenues servaient à habiller et chausser les enfants.

82 Mais sur des exploitations avoisinant généralement les deux hectares, il était indispensable que les jardiniers puissent avoir recours à une aide extérieure, complémentaire de cette main-d'œuvre familiale, souvent insuffisante, saisonnière et limitée. Cette aide pouvait être permanente ou occasionnelle et pouvait peu à peu contribuer à former, autour de certains jardiniers, un petit cercle d'obligés ou de subordonnés.

L'AǦĪR OU L'APPRENTI DÉGUISÉ

83 Littéralement le terme aǧīr (pl. : uǧarā’) signifie aussi bien « employé » que « serviteur », mais il était surtout utilisé dans le sens de « valet de ferme ». La fonction était d'ailleurs très répandue dans les campagnes syriennes jusqu'au début des années 1960 et permettait aux familles de travailleurs saisonniers ou de paysans sans terre (bāṭūlīn) de placer pour quelques années un ou plusieurs de leurs enfants chez un paysan plus aisé. Les filles pouvaient aussi devenir aǧīra, servantes employées aux tâches ménagères.

84 On trouvait donc des aǧīr dans les jardins. Âgés de 10 à 20 ans tout au plus, ils constituaient pour le jardinier une main-d'œuvre peu coûteuse, disponible en permanence et que le jeune âge rendait plus facile à diriger et à former.

85 À Homs, ils étaient fils de familles citadines pour qui les jardins représentaient une réserve de travail en période difficile, mais aussi fils de familles rurales qui voyaient dans cette activité agricole un moyen d'accéder au monde urbain.

86 À Hama en revanche, la catégorie des aǧīr était exclusivement constituée d'habitants du quartier et de fils de jardiniers. Les jardiniers ayant de nombreux enfants essayaient en effet de placer leurs fils auprès d'autres jardiniers du même secteur. Ceux-ci pouvaient également accueillir des jeunes de leur propre lignage. Les ruraux étaient donc absents des jardins hamiotes :

« Tous les aǧīr étaient de la ville. De notre quartier [Bāb al-Ǧisr]. De manière générale, des quartiers proches des jardins. Il pouvait s'agīr de fils de meuniers, de fils de porteurs, de fils de journaliers, de fils de jardiniers morts alors qu'ils étaient encore enfants [ils n'avaient alors plus de jardin], de parents, de cousins orphelins. Tous des gens très pauvres, mais personne de la campagne et en grande majorité du même quartier que nous...

Je me souviens de Sa‘adū. Il est encore vivant, vieux. Ses enfants sont ingénieurs maintenant. Son père était aussi aǧīr chez mon grand-père. Je me souviens aussi de

Ḥassan ‘A. Il était aussi du quartier. Il y avait aussi Rašīd, qui est maintenant au Sud-Liban. Il était de Bāb al-Ǧisr. Son père était un peu fou, il était vendeur ambulant de livres. Rašīd était parent des M. du côté de sa mère. Maḥmūd est mort maintenant. Il était du quartier. Son père était jardinier mais est mort alors que Maḥmūd était encore jeune. Il est alors devenu aǧīr. Il y avait aussi un aǧīr de la famille M., le frère de celui qui travaillait au souk al-Ḥāder. Il s'appelait ‘Abdū et travaillait chez mon père. Son père était jardinier et est lui aussi mort très tôt. » (A.R., zūr Bāb al-Nahr, Hama, juillet 1993).

87 Au moment de son embauche, l'aǧīr recevait du jardinier, homsiote comme hamiote, une ‘abāyeh – grand manteau doublé de fourrure de mouton –, deux paires de souliers et des vêtements neufs43. Il logeait dans le jardin été comme hiver dans une pièce séparée de celle où séjournait la famille du jardinier, mais prenait ses repas avec son patron. Certains jardiniers ajoutaient à cela une petite somme d'argent que l'aǧīr mettait de côté ou faisait parvenir à sa famille.

88 La journée d'un aǧīr commençait vers 4 heures du matin par le ramassage des ordures ménagères urbaines destinées à fumer le jardin. De retour au jardin avec son chargement, l'aǧīr devait aider le jardinier dans tous les travaux qui se présentaient : épandage, récoltes, irrigation, sarclage, désherbage, soins des bêtes... la nuit, il protégeait le jardin contre d'éventuels maraudeurs et assurait l'irrigation nocturne. Il s'agissait donc d'un travail de toutes les heures, cumulant souvent des tâches ingrates que le jardinier souhaitait s'éviter44.

89 Cependant, on ne restait pas aǧīr toute sa vie. Beaucoup quittaient ce travail au bout d'une année ou deux, trouvaient une autre activité en ville ou retournaient dans leur village. Ceux qui restaient auprès des jardiniers, les suivant alors d'un jardin à l'autre, finissaient par assimiler les techniques, mais aussi tout un ensemble de pratiques sociales liées à la vie dans les jardins, s'insérant ainsi peu à peu au réseau professionnel de leurs patrons, tout en devenant en même temps leurs obligés :

« Mon père a employé beaucoup d'aǧīr, il en changeait tous les ans, parfois tous les deux ou trois ans. Il y avait toujours un aǧīr dans notre jardin, pour amener les ordures de la ville et pour toutes sortes d'autres travaux. La plupart sont morts maintenant. Nous vivions avec eux tous les jours de l'année. Nous étions pour eux comme des frères, ils étaient pour nous comme des oncles (sic !). On ne leur disait pas "aǧīr",mais eux disaient "maître, maîtresse". Quand j'en rencontrais un dans la rue, il me disait toujours "saluez mon maître", en parlant de mon père. » (A.R., zūr

Bāb al-Nahr, Hama, juillet 1993).

90 Au terme de cet apprentissage ils se mettaient, quand ils le pouvaient, à leur compte, exploitant alors leur propre jardin, tout en gardant des liens, parfois très étroits, avec leurs anciens patrons, liens se concrétisant par une certaine entraide à l'occasion des grands travaux ou encore par un soutien mutuel lors des discussions ou des disputes intervenant parfois au sein des groupes d'irrigants au sujet de l'eau. Certains aǧīr finissaient par être assimilés par le mariage au groupe de parenté de leur maître :

« Le mariage de la fille de ‘Abd al-Qader – jardinier dans le zūr al-Bāšā – avec Karīm,

l'aǧīr de son père, est à cet égard un bon exemple. Appartenant à une famille de paysans du village de Balluza dans la région de Qousseir, Karīm a d'abord travaillé dans les années 1940 comme aǧīr chez ‘Abd al-Qader avant d'épouser, en 1959, la fille de ce dernier et de se voir offrir deux parcelles (8 dunum)du jardin de son patron. On peut considérer que marier ainsi sa fille à son ancien aǧīr et lui confier une terre c'était, pour ‘Abd al-Qader, l'associer à ses intérêts, le traiter presque en égal même si leurs relations devaient rester des relations de dépendance, aucun acte légal ne garantissant le droit de Karīm sur la terre qui lui a été confiée. Par

cette « captation de gendre », ‘Abd al-Qader s'est ainsi attaché un allié dévoué, voisin par la terre, l'habitat et les liens familiaux et sur lequel il sait pouvoir compter : rien d'étonnant donc à ce que cet attachement se renforce d'une génération à l'autre et qu'une fille du fils de ‘Abd al-Qader ait été mariée avec le fils de Karīm, perpétuant ainsi des liens triplement consacrés par l'apprentissage d'un savoir-faire, le don de la terre et celui des femmes. » (A.Q., zūr al-Bāšā, Homs, mai 1992).

91 L'aǧīr pouvait aussi se retouǧrner contre son propre maître, récupérant peu à peu le jardin de celui qui l'avait accueilli et formé au métier de jardinier. Faisant prévaloir sa force, sa jeunesse et sa bonne connaissance de l'exploitation auprès du propriétaire, il pouvait ainsi doubler un jardinier vieillissant et un peu isolé :

« On se souvient tous de l'histoire de Abu Samīr qui n'était qu'un simple aǧīr au début mais qui a pu louer une partie du jardin de son maître en provoquant une enchère auprès du propriétaire puis qui a fini par tout "manger". Maintenant il a toute l'exploitation. Le propriétaire n'avait que des filles. Après sa mort, elles lui ont donné la moitié du jardin, 10 à 12 dunum. » (A.A., zūr al-Bāšā, Homs, 29 mai 1992).

92 Mais en général, les liens unissant le jardinier à son aǧīr se caractérisaient par une confiance qui pouvait finalement contribuer à la création d'un environnement professionnel favorable au jardinier, celui-ci gagnant un allié dans la zone des jardins. Quant à l'aǧīr, il acquérait, en même temps qu'un savoir-faire, une place dans le milieu professionnel des jardiniers, son apprentissage – surtout lorsque l'aǧīr était d'origine rurale – se doublant d'un processus de socialisation qui induisait l'acquisition d'une identité sociale liée au monde des jardins et parfois aussi à la société citadine : en devenant aǧīr, le fils de paysan accédait à la ville.

LES TRAVAILLEURS À LA JOURNÉE

93 Assez différentes étaient les relations existant entre jardiniers et journaliers. Il existait en ville, dans les années 1930-40, une abondante main-d'œuvre parmi laquelle les jardiniers recrutaient, pour les récoltes d'été comme pour celles d'hiver, des travailleurs agricoles payés à la journée. Constituée d'adultes des deux sexes, cette main-d'œuvre se différenciait toutefois sensiblement d'une ville à l'autre : d'origine indifféremment citadine et rurale à Homs, elle était par contre exclusivement citadine à Hama.

94 Dans les deux villes pourtant, les journaliers d'origine citadine étaient souvent d'anciens artisans et ouvriers, population qui avait été durement éprouvée par la baisse continue depuis les années 1920 du nombre des métiers à tisser. Activité artisanale majoritaire à Hama et à Homs au début du siècle45, le secteur textile (filature et tissage) subit de plein fouet, dès les débuts du Mandat, la forte concurrence des production occidentales et la fermeture de marchés traditionnels comme celui de l'Anatolie. Avec la réduction continue des ateliers, le nombre des chômeurs augmenta donc considérablement dans les deux villes, pour atteindre dans les années 1930 quelques 5 200 chômeurs à Homs et 9 400 à Hama (al-Dbiyat, 1995 : 152). Certains ont pu ainsi trouver dans les jardins un travail occasionnel. Leur situation ne s'améliora cependant guère durant la décennie suivante, l'économie et plus particulièrement l'artisanat continuant à stagner : la politique mandataire se souciait en effet davantage de l'exploitation massive de cultures spéculatives comme le coton que d'un développement industriel durable. Les seuls investissements observés dans la région pendant cette période ont concerné des minoteries et de petites entreprises d'égrenage du coton (al-Dbiyat, 1995 : 153).

95 À Homs, les journaliers venaient également de l'extérieur, c'est-à-dire de la campagne, des montagnes de l'ouest et de la steppe. Des paysans sans terre originaires de la région de Qousseir, de Baba Amr46, des villages du Wa‘ar et de l'Est, venaient tenter leur chance en ville. Il y avait aussi des alaouites qui venaient de leurs villages de l'ouest ou qui descendaient de la montagne côtière dès le printemps et campaient aux abords de la ville jusqu'en novembre, travaillant aussi bien dans les jardins urbains que sur des exploitations agricoles alentours. Enfin, un grand nombre de bédouines, principalement de la tribu des ‘Agedāt, travaillait cinq à six mois par an dans les jardins homsiotes, cette activité complétant l'élevage de moutons pratiqué dans la même région par les hommes de leur tribu, l'hiver les ramenant tous dans les steppes de l'est.

96 Le jardinier avait donc l'embarras du choix. A Homs, il lui suffisait de se rendre dès l'aube devant Bāb al-Hūd ou aux abords de la grande mosquée, pour trouver, hiver comme été, un grand nombre de travailleurs en attente d'embauché. En période de gros travaux agricoles, certains jardiniers pouvaient ainsi engager pour quelques jours ou seulement quelques heures une demi-douzaine de journaliers. Il s'agissait donc là de rapports saisonniers inégaux, basés sur l'exploitation d'une main-d'œuvre mixte non spécialisée, faiblement rémunérée47 et extrêmement mobile.

97 À Hama, les choses semblaient se passer un peu différemment, du moins concernant le recrutement des journaliers. La tendance était en effet de favoriser, comme c'était le cas avec les jeunes aǧīr, une main-d'œuvre masculine de quartier, connue et parfois voisine du jardinier, appartenant en tous les cas à son propre réseau de relations domestiques ou professionnelles. Les rapports entre le jardinier et ces journaliers n'étaient donc pas ici basés sur l'anonymat et le hasard d'un marché de la main-d'œuvre mobile, mais s'inscrivaient le plus souvent dans le cadre particulièrement stable de relations quotidiennes de voisinage et d'une certaine solidarité de quartier. On ne trouvait par contre aucun journalier d'origine rurale.