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22 Il s'agit de « familles » musulmanes, certaines d'origine étrangère14, qui ont eu à différentes époques une position sociale, politique et économique dominante dans leur ville et en Syrie15 : les Sibā‘ī, Atāssī, Durūbī, Ǧindī, Zahrāwī, Raslān et Ḥussaynī à Homs ; les Kīlānī, ‘Aẓem et Barūdī à Hama16. Certains de ces grands lignages monopolisèrent ainsi tout au long du XIXe siècle et jusqu'au lendemain de la seconde guerre mondiale les fonctions traditionnelles de mufti (Atāssī, Ǧindī et Kīlānī) et de chef de la corporation des « nobles » de la ville, autrement dit de naqīb al-ašrāf17(Zahrāwī et Kīlānī), ou occupèrent des postes clefs dans l'administration18, ou encore jouèrent à un moment ou à un autre un rôle politique au niveau national, en tant que députés ou ministres19.

23 L'indépendance de la Syrie en 1946 devait pour un temps renforcer la situation de ces grands lignages. Ces positions de pouvoir, ils les devaient en grande partie à leur histoire et à leurs stratégies propres, aux relations privilégiées qu'ils entretenaient avec les autorités ottomanes20 puis mandataires, mais aussi à l'autonomie économique que leur permettaient leurs waqf et surtout les grandes propriétés foncières qu'ils avaient réussi à acquérir à partir de la seconde moitié du XIXe siècle. Ces propriétés avaient en effet pour principale origine la loi ottomane du 14 décembre 1858 qui, destinée à rationaliser et

classifier les terres agricoles et la propriété foncière, permit surtout la constitution de grands domaines en Syrie, autour de Homs et de Hama notamment21.

24 Les notables obtinrent aussi du Sultan ottoman des terres en récompense de services rendus, en achetèrent à bas prix aux chefs de tribus nomades, en annexèrent par la force ou encore confisquèrent celles des paysans qui s'étaient endettés auprès d'eux, contraignant ces derniers à devenir métayers sur leurs propres terres. Ainsi, au début du siècle, les propriétés des notables homsiotes et hamiotes dépassaient presque en importance les autres types de propriétés existant dans la région, comme le montre ce tableau présenté par Hanna (1985 : 33) :

Tableau 3 – Structure de la propriété foncière de Syrie centrale au début du XXe siècle. Source : A. Hanna, 1985 : 33.

25 Le mandat français et ses nouvelles lois foncières ne changèrent pas grand-chose à cette situation quasi féodale, caractérisée par une domination croissante des grands propriétaires sur les campagnes syriennes. En Syrie centrale comme ailleurs, la propriété latifundiaire continua au contraire à sensiblement se développer, même si une classe de propriétaires moyens commença à s'affirmer pendant cette même période22 : la clef du système restait, d'après Hinnebusch (1979 : 6), le contrôle urbain de la propriété de la terre et du marché agricole.

26 À l'échelle de ces grands domaines ruraux dépassant plusieurs centaines d'hectares23, les propriétés agricoles urbaines et périurbaines des notables pouvaient paraître bien modestes et négligeables, leur surface moyenne à Homs étant d'une cinquantaine d'hectares24 par lignage. La proximité des jardins et la riche nature de leurs terres irriguées, où se pratiquait une polyculture intensive, les avaient toutefois rendu attractives : ainsi à Homs, les grands lignages de notables, représentant seulement 5 % du total des lignages propriétaires de jardins, possédaient 45 % de la zone des jardins.

Tableau 4 – Jardins de Homs : propriétés des grands lignages de notables dans les années 1930-40. Source : archives du service du cadastre, Homs.

27 La carte (fig. 6) sur laquelle ont été portées leurs propriétés révèle qu'elles se répartissaient globalement sur l'ensemble de la zone agricole, évitant toutefois certains secteurs centraux, où se trouvaient les plus petites parcelles : on les retrouvait aussi bien sur la bordure est des jardins à proximité de la ville que le long du fleuve, ou encore au

sud de la route de Tripoli, en limite des terres paysannes de Baba Amr. Elles étaient également présentes dans le nord de la zone, avoisinant les terres du village de Doueir. Elles étaient par contre moins nombreuses sur l'étroite rive gauche, entre le plateau du Wa‘ar et l'Oronte. Elles occupaient donc surtout les secteurs dans lesquels le prix de la terre était le plus élevé en raison soit de la proximité de la ville, soit de la proximité du fleuve.

Figure 6 – Propriétés agricoles et quartiers de résidence des notables homsiotes dans les années 1930-40.

28 Il est possible, en considérant les lignages eux-mêmes, de très grossièrement distinguer deux grandes zones d'influence dans les années 1930-40 : celle s'étendant au sud et au sud-ouest du chemin de Ǧdīdeh et qui était dominée par les Atāssī, mais que se partageaient aussi les lignages Durūbī, Ḥussaynī et Raslān et celle se trouvant au nord de ce même chemin et que dominait le lignage Zahrāwī, voisin des Ǧindī et des Sibā‘ī. 29 Deux grands groupes de propriétés dominaient donc tout particulièrement cet ensemble.

Il s'agissait de ceux des lignages Atāssī et Zahrāwī. Leurs propriétés présentaient des caractères inversés. Les cartes montrent en effet que le premier lignage s'était concentré dans le sud-ouest de la zone, y regroupant la plus grande partie de ses propriétés et constituant ainsi un vaste domaine particulièrement homogène. À l'inverse, les propriétés du lignage Zahrāwī, si elles étaient surtout présentes dans le nord de la zone agricole, restaient assez dispersées, couvrant en revanche un plus vaste périmètre. 30 Une part assez importante des jardins de cette catégorie de propriétaires avait par

ailleurs été constituée en waqf ahlī ou ḏurrī, c'est-à-dire en biens de main-morte familiaux ou privés, constituant donc un patrimoine indivisible et inaliénable, dont on héritait collectivement d'une génération à l'autre25 sous forme de quote-part.

Tableau 5 – Jardins de Homs : propriétés (waqf et mulk) des lignages de notables dans les années 1930-40.

Source : Archives du service du cadastre, Homs.

31 Tous statuts confondus, ces propriétés de notables étaient formées de lots assez grands, d'une surface de 3 hectares en moyenne. Le fait qu'il n'y avait que peu de petites parcelles isolées venait sans doute de la possibilité qu'avaient eue ces propriétaires de constituer des unités de production rentables, sur lesquelles pouvait travailler un nombre plus limité de jardiniers.

32 En ce qui concerne la propriété des notables hamiotes, il est possible d'en présenter une image générale (fig. 7). J'ai déjà souligné qu'à Hama des jardins étaient présents au cœur même de la ville et qu'ils étaient associés à certains quartiers d'habitation, phénomène qui semble avoir déterminé l'attribution des propriétés agricoles au centre-ville.

33 Les principaux lignages de propriétaires possédaient en effet les jardins se trouvant à proximité immédiate de leur quartier ou de leurs demeures : ainsi les ‘Aẓem étaient propriétaires du bustān Atweh se trouvant au pied de leur palais et d'un jardin plus petit situé à l'intérieur de leur quartier de Bašūra (rive droite) ; les Kīlānī possédaient les bustā n Zanbaqī et Um al-Ḥassan prolongeant au sud leur quartier de Kīlānīyyeh (rive gauche) ; les Barūdī étaient propriétaires d'une large majorité des jardins du zūr al-Damsiyyeh, limitant au sud-est le quartier Barūdiyyeh (rive gauche).

Figure 7 – Propriétés agricoles et quartiers de résidence des notables hamiotes dans les années 1930-40.

34 Les Kīlānī et les ‘Aẓem avaient par ailleurs des parcelles dans tous les autres zūr et jardins du centre-ville (Damsiyyeh, Ḫandaq et Ḫuḍura). Mais leur présence était plus particulièrement massive dans deux grands secteurs périphériques. Les ‘Aẓem possédaient en effet la presque totalité des jardins du zūr Bāb al-Nahr, situé à l'ouest de la ville, et la majorité de ceux qui s'étendaient ensuite vers le nord jusqu'aux terres du village de Dahrié. Quant aux Kīlānī, ils dominaient le foncier du zūr al-Šarqī, à l'est de Hama26.

35 Ces propriétés étaient constituées de grands lots homogènes de plusieurs hectares pouvant occuper, nous venons de le voir, un secteur entier (zūr Bāb al-Nahr pour les ‘Aẓem).

36 Ajoutons enfin que certains lignages homsiotes possédaient des jardins à Hama. Les Ǧindī, par exemple, avaient fait l'acquisition de quelques parcelles dans le zūr al-Qiblī. De même, certains notables de Hama avaient des propriétés à Homs. C'était le cas des Kīlānī mais surtout des ‘Aẓem qui disposaient depuis longtemps, sous forme de waqf, d'une dizaine d'hectares dans la zone maraîchère, en particulier dans le zūr al-‘Atīq. Ces terres furent peu à peu rachetées par des Homsiotes au cours des années 1930.

37 Jusqu'en 1958, année de la première réforme agraire et de l'imposition d'une propriété individuelle plafonnée, la majeure partie des propriétés de notables homsiotes et hamiotes était dans l'indivision27 – a fortiori lorsqu'il s'agissait de waqf – et était gérée par des régisseurs (mutawwalīou wakīl) le plus souvent choisis au sein même des lignages de propriétaires. Ceux-ci se chargeaient de relever, contre un pourcentage, les loyers auprès des jardiniers et de les redistribuer aux différents ayants droit, bénéficiaires des waqf et propriétaires. Il arrivait également que les créanciers de propriétaires de jardins acceptent de se faire rembourser en captant directement à leur profit les revenus d'un

jardin aussi longtemps que les créances n'étaient pas ainsi recouvrées. Le créancier se chargeait alors lui-même de la gestion du jardin, de la vente de ses produits, sans autre souci que le recouvrement rapide de la dette, ce qui rendait la situation du jardinier particulièrement difficile.

« À cette époque, le jardin était placé sous la responsabilité d'un wakīl à qui mon père devait verser la totalité du loyer. Il s'agissait d'un Ḥumayda. Il avait prêté de l'argent au propriétaire du jardin, Samīr al-‘Aẓem, et lui avait demandé, pour remboursement, que celui-ci lui "donne" le jardin pendant quatre ans. Il était dur et ajoutait un certain pourcentage sur le loyer. Je me souviens d'une fois. Ḥumayda est venu voir mon père et lui a parlé durement : "Alors ! pourquoi ne payes-tu pas ?" Mon père lui a répondu : "Mais je t'ai déjà envoyé de l'argent avec des fruits et des légumes !" – Il reste 50 L. à payer, tu crois que je vais te faire l'aumône de 50 L. ?" J'ai vu des larmes dans les yeux de mon père. » (A.R., zūr Bāb al-Nahr, Hama, 1993).

38 Ces formes de gestion indirecte, qui dispensaient donc les propriétaires des contraintes d'une surveillance régulière de leurs jardins, allaient dans le sens d'une certaine tendance à l'absentéisme, moins prononcée cependant que dans le cas de leurs grands domaines ruraux. La majorité des grands propriétaires ne s'intéressait que de loin à ses jardins et, en dehors bien sûr des séjours d'agrément effectués par les familles pendant l'été, ne s'y rendait qu'assez peu. Il existait cependant des exceptions obligeant à nuancer cette tendance à l'absentéisme.

39 À Homs, certains notables ont rassemblé pendant quelques saisons sous leur seule autorité plusieurs jardins contigus qui appartenaient à leur lignage, constituant ainsi une seule et grande exploitation provisoire. Utilisant une main-d'œuvre d'autant plus abondante qu'elle était à l'époque peu coûteuse, ils y investissaient du temps et de l'argent afin d'y pratiquer une agriculture intensive et essentiellement spéculative, attentive aux besoins du marché national et parfois international. Le cas de Šawkāt al-Atāssī est à cet égard intéressant et mérite d'être présenté.

« Né en 1913, il était le frère cadet du chef des jardiniers et du grand mufti de Homs. Il a d'abord vécu de ses rentes foncières et des revenus d'un magasin de verroteries dont il était propriétaire dans le souk. Trouvant cette dernière occupation peu rentable, il finit par abandonner son commerce à un gérant pour se consacrer dès 1934 à un des jardins (40 dunum)que son lignage possédait dans le zūr al-Ḫarāb. Celui-ci était alors occupé par un métayer que Šawkāt n'expulsa pas tout de suite, travaillant à ses côtés pendant deux ans afin d'acquérir le savoir-faire nécessaire. Puis il reprit seul le jardin et loua quelques mois plus tard plusieurs autres jardins contigus au sien et appartenant aux Atāssī. Il disposa ainsi d'un ensemble unifié de quelques 160 dunum. Il fit venir de la terre fertile par camions entiers qu'il déversa sur ses parcelles, engageant une vingtaine de journaliers permanents et, selon la saison et les besoins, jusqu'à une quarantaine de filles de la campagne. Utilisant massivement de l'engrais naturel (fumier de mouton) qu'il faisait venir de la région de Palmyre et qu'il obtenait gratuitement, il instaura une organisation du travail basée sur la division et la spécialisation des tâches et le travail intensif de la terre. Il développa ainsi la culture du coton, de la betterave sucrière, des fruits et des légumes. Il éleva également une vingtaine de vaches.

Son exploitation produisit ainsi suffisamment pour qu'il puisse exporter, avec ses propres camions, une partie de ses produits vers le Liban, la Jordanie et Damas, réservant seulement 30 % de sa production aux souks de Homs. Il n'hésita pas à acheter un tracteur dans les années 1950, à se faire installer le téléphone dans le jardin pour rester en contact avec ses correspondants de Beyrouth, Amman et Damas et ainsi jouer sur les différences de prix entre ces marchés. Lorsqu'il envoyait ses camions de fruits et de légumes à Beyrouth, ceux-ci revenaient à Homs chargés d'engrais chimiques, engrais que Šawkāt revendait ensuite aux jardiniers

homsiotes.

À la mort du chef des jardiniers en 1956, il contribua à la création d'une coopérative dont il fut un certain temps le président avant d'être évincé de ce poste en 1958 par les jardiniers. Il en resta membre mais finit par se retirer de la zone maraîchère en 1960, laissant son exploitation à des métayers, l'importante main-d'œuvre à laquelle il devait une grande partie de sa productivité étant devenue trop chère. Il est mort en 1975. » (Manzūl des Atāssī, Homs, 16 juin 1993).

40 On avait donc ici affaire à un notable actif et entreprenant qui, réunissant sous sa coupe plusieurs jardins familiaux, parvint à investir et à créer sur le mode capitaliste l'une des plus importantes exploitations maraîchères de Homs dans les années 1940-50, réalisant ainsi dans le maraîchage un type de production spéculative très présente à cette époque dans les exploitations agricoles syriennes.

41 À Hama, certains grands notables furent à l'origine d'innovations diverses, comme par exemple l'introduction dans les années 1930 d'une variété de pêches plates, appelées « père du nombril » (abū surrah) et, dès les années 1940, de motopompes.

42 À Hama encore, la proximité des jardins du centre-ville et des quartiers d'habitation des grands notables facilitait les visites quotidiennes des propriétaires et une surveillance plus efficace de leurs jardiniers. Ces jardins participaient d'ailleurs d'un mode de vie particulier associant étroitement le jardin à la maison et au quartier de leurs propriétaires, pour qui l'agrément d'un si proche lieu de détente, où ils pouvaient profiter de la verdure et de la fraîcheur, comptait sans doute autant que son apport quotidien en fruits et légumes.

43 En l'absence d'archives familiales accessibles concernant notre période28, il n'est pourtant pas facile de pré ciser la place qu'ont pu occuper les revenus provenant des jardins dans l'économie familiale des grands lignages bénéficiaires. Pour les quelques lignages disposant des plus grandes propriétés (plus de 50 hectares), ils devaient constituer un secteur non négligeable de leur économie. Ainsi, les Atāssī interrogés sur cette question estiment que les jardins représentaient 20 à 30 % du revenu global du lignage dans les années 1940... cette estimation doit bien sûr être considérée avec prudence, cinquante ans après la période concernée29.

44 Il s'agissait de toutes façons de revenus venant compléter ceux, toujours plus importants, provenant des grandes propriétés rurales. Aux différents revenus agricoles (jardins, vignobles, grands domaines), il fallait également ajouter ceux provenant de magasins et de khans mais aussi de moulins que certains notables possédaient sur l'Oronte. Les Zahrāwī, par exemple, étaient propriétaires d'une centaine d'hectares de terres non irriguées entre Homs et Hama, de plusieurs cafés, d'au moins deux khans et de seize magasins à Homs ainsi que de trois moulins (Dank, Dankiyyeh et celui de Rastan)30. Les magasins étaient loués à l'année, tout comme les moulins31, qui ont fonctionné jusque dans les années 1960, moulant les céréales32 de nombreux villages. Ces établissements (magasins, khans, moulins) avaient été pour la plupart érigés en waqf familiaux.