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42 Estimées par Weulersse (1940 : 56) à quelques quatre-vingts en 1940 entre Rastan et Acharné (fig. 16), les norias desservaient alors approximativement 2 000 ha de terres dans cette région. On en comptait seize dans la ville même de Hama13, alimentant les jardins et, pour certaines, des hammams, des khans, des habitations, des fontaines publiques et des mosquées, constituant ainsi de véritables « chaînes d’eau » reliant des domaines d’activités aussi différents que la production agricole, les services publics, les activités religieuses et domestiques14. Les jardins extérieurs à la ville, situés donc immédiatement en amont et en aval de Hama, étaient eux-mêmes desservis par une dizaine de norias qui leur étaient exclusivement consacrées, alimentant ainsi autant de petites communautés hydrauliques constituées chacune en moyenne d’une vingtaine de jardiniers (25 ha).

Figure 16 – Les norias de l’Oronte.

43 Tournant avec la force du courant du fleuve où elle puisait, la noria est pourvue d’un mécanisme assez sophistiqué15 qui a été décrit par Weulersse (1940 : 55) : « La noria de l’Oronte est une grande et large roue de bois parfaitement équilibrée et dressée sur la rive du fleuve ; son cercle extérieur est garni d’une série de godets ou d’auges de bois qui se remplissent d’eau dans leur course inférieure, pour la déverser au sommet de leur rotation dans une rigole qui la conduit vers les terres à irriguer. De larges palettes de bois plongeant dans le courant du fleuve maintiennent l’appareil dans un mouvement perpétuel, qui ne s’arrête ni jour ni nuit sans exiger ni travail ni surveillance. Pour accélérer ce mouvement, le fleuve est le plus souvent barré en oblique un peu en amont de la noria, de façon à diriger sur elle la force maximum du courant. Les dimensions des norias sont variables ; la moyenne est de 10 à 12 m de diamètre (...). L’installation de pareils monuments réclame la construction de véritables ouvrages d’art en maçonnerie ; d’abord pour soutenir une masse de cette ampleur et de ce poids, ensuite pour évacuer l’eau avec le minimum de perte de niveau : certains aqueducs d’écoulement atteignent ainsi plusieurs centaines de mètres de longueur. Le débit est également variable ; il dépend des dimensions mêmes de la noria, du volume de ses compartiments à eau, et de sa vitesse de rotation. La moyenne, contrôlée par des jaugeages effectués en août 1930, atteint 45 litres seconde, ce qui permet l’irrigation de 25 ha environ de jardins ; mais il s’élève parfois jusqu’à 150 et 180 litres seconde pouvant arroser 50 à 75 ha. » L’aqueduc, appelé ḥaǧriyyeh (ou qanāt) parce que construit en pierres16 (basalte), accédait à un point suffisamment haut du secteur (zūr) à irriguer pour que l’eau déversée dans le réseau des canaux et des rigoles puisse atteindre, en suivant naturellement la pente jusqu’au fleuve, le plus large éventail possible de parcelles. Celles qui étaient les plus proches de la noria pouvaient toutefois être irriguées plus directement grâce à des ouvertures aménagées en déversoirs dans la maçonnerie de l’aqueduc – l’eau tombait alors en cascade dans un bassin – ou à des répartiteurs situés à son extrémité.

Photo 6 – Jardins de Hama. Déversoir d’un aqueduc de noria.

44 Certaines norias fonctionnaient par paire de manière à alimenter le même secteur sur deux niveaux différents, une petite servant à l’irrigation des jardins situés sur les berges, une plus grande à celle des parcelles supérieures, comme c’était le cas à l’est de Hama dans le zūr al-‘Uṯmaniyyeh, où les hautes terres étaient desservies par la noria ‘Awaǧiyyeh et les basses par la noria Bišriyyeh ou encore dans le zūr al-Qiblī avec les norias ‘Arnasiyyeh et Ǧediyyeh.

45 Les parcelles trop hautes ne pouvaient cependant être irriguées directement par une noria et son aqueduc. Les jardiniers utilisaient alors cette petite roue à traction animale appelée maġraf dont j’ai déjà signalé la présence à Homs. Un canal d’amenée conduisait l’eau de l’aqueduc à un bassin, la petite roue permettant alors d’élever cette eau jusqu’à la parcelle supérieure. Notons enfin que ces roues d’appoint n’étaient pas utilisées, contrairement à Homs, pour puiser directement l’eau du fleuve : les norias avaient ici le monopole de cette opération.

46 En période estivale, ce système restait ouvert en permanence puisque, comme le précisait Weulersse, la noria tournait jour et nuit sans nécessiter d’intervention humaine. Chaque noria avait toutefois un tour d’eau qui se déroulait sur six à huit jours selon sa taille et auquel se soumettaient aussi bien les jardins que les immeubles qui pouvaient leur être associés17.

47 La noria al-Daḥšé, noria de taille moyenne qui appartenait aux ‘Aẓem et alimentait les 18,5 hectares du zūr al-Daḥšé, terrain situé au nord-ouest de Hama à la lisière du zūrBāb al-Nahr et également propriété des ‘Aẓem18, constitue un bon exemple de l’organisation hebdomadaire du partage de l’eau19 :

Source : enquête personnelle auprès d’un jardinier du zūr Bāb al-Nahr (septembre 1993). Tableau 10 – Tour d’eau de la noria al-Daḥšé.

48 Au total, nous trouvons donc par jardin :

Tableau 11 – Tableau récapitulatif du tour d’eau de la noria al-Daḥšé.

49 La répartition, toujours subdivisée en fonction des appels quotidiens à la prière20, se déroulait ici sur deux tours fonctionnant de jour comme de nuit. Le premier tour fonctionnait de l’appel de l’aube (faǧr) du samedi (premier jour de la semaine) à l’appel de midi (ẓohor) du mardi et le second de l’appel de midi du mardi à l’appel de l’aube du

samedi, chaque 0,1 hectare (1 dunum) ayant en principe droit à une heure d’eau par semaine.

50 Cependant, quelques ajustements avaient été consentis en tenant compte de la situation de certains jardins ou parcelles par rapport à la noria et de leurs particularités topographiques. Ainsi le jardin n° 2, d’une surface de 13 dunum, n’avait droit qu’à 7 heures 30 d’eau par semaine parce que, très proche de la sortie de l’aqueduc, il recevait la totalité de l’eau qui lui était allouée. La force du débit était d’ailleurs telle à cet endroit que l’un des jardiniers de l’époque avait été obligé d’installer, à l’entrée de son jardin, un répartiteur pour diviser en trois le courant. Le jardin n° 3 avait 28 dunum mais ne recevait que 19 heures 30 d’eau par semaine car une partie de ses parcelles (9 dunum), trop élevée, ne pouvait être irriguée qu’à partir d’un puits. Pour les autres jardins, la règle d’une heure d’eau par dunum et par semaine s’appliquait avec une relative précision21. Soulignons que contrairement à Homs où ce type de dispositions liées aux particularités topographiques de certains jardins ne faisait l’objet que d’un arrangement provisoire entre jardiniers, arrangement susceptible d’être dénoncé d’une saison à l’autre, ici il s’agissait bien d’une disposition permanente prévue par le système et donc intégrée aux tours d’eau.

51 Le règlement des tours d’eau était appliqué en permanence, de façon quasi mécanique et pas seulement en période de pénurie comme à Homs. En agissant ainsi en continu, la règle de répartition était donc rendue plus astreignante mais aussi plus systématique et « naturelle » pour les irrigants puisqu’ils n’avaient pas l’occasion d’agir en dehors d’elle. Les occasions de conflits à propos de l’eau semblent donc avoir été, pour cette raison, moins nombreuses dans les jardins de Hama que dans ceux de Homs, même si des problèmes pouvaient malgré tout surgir en période de fort étiage.

52 Les norias étaient immobilisées pendant plusieurs jours au printemps22 pour permettre les travaux de réparation : il fallait en effet qu’elles soient prêtes à fonctionner dès les premières chaleurs de mai. Ces travaux, généralement répartis sur deux années23, consistaient à changer ou à simplement consolider des pièces endommagées ou usées et faisaient intervenir des menuisiers spécialisés, organisés en une corporation, mais aussi des jardiniers qui fournissaient alors la main-d’œuvre chargée des travaux de force. Ici aussi, chaque exploitation était tenue de fournir un homme.

53 Les jardiniers devaient offrir à tour de rôle les repas quotidiens des menuisiers et étaient chargés du transport du bois jusqu’à la noria, des opérations consistant à faire tourner la noria et à la stabiliser lors du démontage et du remontage des auges, du nettoyage des divers canaux fournissant l’eau à la noria, du curage du fleuve devant le canal d’alimentation de la noria et du nettoyage de l’aqueduc sur toute sa longueur. La surveillance de l’ensemble des travaux de réparation était assurée par un maître menuisier qui dirigeait alors indifféremment menuisiers et jardiniers.

54 Ces travaux sur la noria étaient accompagnés ou suivis par le nettoyage des canaux secondaires et tertiaires qui, prolongeant l’aqueduc, permettaient d’irriguer les parcelles. Ce sont les jardiniers eux-mêmes qui en étaient chargés. Mais il ne s’agissait pas ici d’un travail d’équipe contrairement aux travaux concernant directement la noria : chaque jardinier ne s’occupait en effet que du tronçon de canal qui était situé le long de son exploitation et dont il était directement responsable. Son intervention n’allait pas plus loin en amont ou en aval.

55 Les jardiniers ne dépendaient donc pas, comme à Homs, d’une infrastructure régionale fonctionnant sur plusieurs niveaux et qui leur aurait échappé en partie, mais d’un dispositif proche et particulier, auquel ils avaient un accès direct et quotidien. Les irrigants étaient donc en mesure de surveiller et de gérer, sans avoir recours comme à Homs à des šawī, l’ensemble de leur chaîne hydraulique, du puisage de l’eau dans le fleuve à l’inondation de leurs parcelles. Ce système était de plus adapté aux besoins des jardins, chaque noria ayant été construite en fonction de la surface qu’elle aurait à irriguer : ses capacités correspondaient donc assez précisément aux exigences en eau d’un secteur donné, ce qui limitait ainsi les occasions de conflits.