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Échanges littéraires en ligne

4.2 Production du contenu

Internet fournit des informations, des savoirs, des outils et des espaces pour s’exprimer, à l’« amateur » autant qu’à l’« amateur de... », à l’artisan qui « fa-brique, crée, invente » autant qu’au connaisseur qui « sait dénicher les bonnes choses et les expliquer41. » De plus en plus de lecteurs et lectrices trouvent et partagent leurs lectures sur le web ; ils en expliquent leurs attraits et en cri-tiquent leurs défauts, soit par une appréciation empirique, soit par un jugement de valeur esthétique, morale, récréative, etc. Dans Le sacre de l’amateur :

socio-logie des passions ordinaires à l’ère numérique, Patrice Flichy analyse la culture

amateur sur Internet et distingue entre l’amateur qui réalise (par exemple des en-trées de blog, des fanfictions, des clips vidéos) et l’amateur qui apprécie. Pour lui, l’amateur est la figure caractéristique d’une nouvelle forme d’expertise, car « les internautes, souvent qualifiés de personnes “ordinaires”, sont en fait des amateurs qui ont développé une certaine expertise d’évaluation42. »

Pour désigner ces amateurs ayant développé des compétences plus expertes, Flichy reprend la notion du pro-am (pour « professionnel-amateur ») décrite par Charles Leadbeater et Paul Miller43 et l’applique aux pratiques observées sur Internet, contrairement à Leadbeater et Miller qui la prennent aussi en compte pour analyser des pratiques de loisir hors ligne. Flichy note que « le web contem-porain est devenu le royaume des amateurs44». Avec « la démocratisation des compétences » par un accès simplifié au savoir par l’Internet, on voit se répandre le type du pro-am :

37. Voir ibid., p. 11-12. 38. Voir section 4.2, p. 169. 39. Voir section 4.3, p. 173. 40. Voir section 4.4, p. 179.

41. Patrice Flichy, Le sacre de l’amateur : sociologie des passions ordinaires à l’ère

numé-rique, Paris : Seuil, 2010, isbn : 978-2-02-103144-7, p. 11.

42. Ibid., p. 16.

43. Voir Leadbeater et Miller, The Pro-Am Revolution, op. cit. 44. Flichy, Le sacre de l’amateur, op. cit., p. 7.

Celui-ci développe ses activités amateurs selon des standards professionnels ; il souhaite, dans le cadre de loisirs actifs, solitaires ou collectifs, reconquérir des pans entiers de l’activité sociale comme les arts, la science et la politique, qui sont traditionnellement dominés par les professionnels45.

Leadbeater et Miller créent et décrivent la notion du pro-am : « Pro-Ams,

innovative, committed and networked amateurs, working to professional stan-dards46» :

A Pro-Am pursues an activity as an amateur, mainly for the love of it, but sets a professional standard. Pro-Ams are unlikely to earn more than a small portion of their income from their pastime but they pursue it with the dedication and commitment associated with a professional. For Pro-Ams, leisure is not passive consumerism but active and participatory; it involves the deployment of publicly accredited knowledge and skills, often built up over a long career, which has involved sacrifices and frustrations47.

Les pro-ams se distinguent donc des simples amateurs de par leur application constante à leur loisir qu’ils essayent de poursuivre avec des standards (normes et pratiques) professionnels. Ils deviennent actifs et participatifs dans le domaine de leur loisir, s’informent sur le savoir et le savoir-faire pour l’appliquer à leurs pratiques. Ainsi, on observe une professionnalisation croissante (par exemple une publicité contre une rémunération) due à une application constante à la lecture et à la recommandation et critique partagée sur le web, certes moins sur la plate-forme Babelio, mais dans la blogosphère ainsi que sur Instagram et YouTube48.

Leadbeater et Millet notent que les pro-ams tirent un sens identitaire de leurs activités même de consommation car celle-ci leur permet d’augmenter leur capital culturel : Ils assemblent du savoir et du savoir-faire, apprennent des normes et des pratiques qu’ils peuvent appliquer dans leur loisir. Cette application constante à une activité récréative leur permet de faire partie d’un groupe autour d’un loisir49. Pour eux, ce loisir n’est pas un simple loisir :

Pro-Ams force us to distinguish ‘serious’ leisure – which requires regular com-mitment, skills and effort – from ‘casual’ leisure, which is more occasional and opportunistic. ‘Active’ leisure, which requires the physical or mental engagement of participants should be distinguished from more ‘passive’ forms of leisure, in which consumers are recipients of entertainment50.

45. Ibid., p. 8.

46. Leadbeater et Miller, The Pro-Am Revolution, op. cit., p. 9. 47. Ibid., p. 20.

48. Lorraine Feugère voit dans le « pro-am » une figure emblématique des mises en scènes divergentes des amateurs sur leurs blogs littéraires et chaînes YouTube qui se situent dans une ambivalence, un « entre-deux » face à la littérature et la lecture : entre vision désacralisée de la littérature et vision normative et valorisante de la lecture, entre souhait de reconnaissance par les acteurs légitimes du « monde des livres » et leurs pairs et leur public à la fois. Voir Feugère, « “La littérature, c’est pas un truc hautain” », op. cit., p. 350-353.

49. Leadbeater et Miller, The Pro-Am Revolution, op. cit., p. 22. 50. Ibid., p. 23.

Le loisir passe d’une activité de consommation à une activité productive et les pro-ams souhaitent soumettre leurs activités d’amateur à un jugement profes-sionnel.

Outre la notion de pro-am, la notion de prosumer, proposée par Alvin Tof-fler51 dans les années 1980 peut être appliquée à certaines activités des inter-nautes. Valérie Beaudouin reprend la notion de prosumer, qui est un « consomma-teur actif, partie prenante de la production52. » Beaudouin l’applique au champ culturel, car la valeur des œuvres culturelles relève d’une construction collective, basée sur le partage et l’échange, dans le cadre d’une sociabilité autour des œuvres. Cette sociabilité devient le lieu et le moyen de construction de la valeur53. Les conversations, qu’elles soient des évaluations ou des discussions portant sur les œuvres, sont rendues visibles sur Internet54. Cette réception productive, dans le sens qu’elle mène à des résultats visibles, connaît deux grandes modalités d’ex-pression, celle de l’évaluation quantitative et celle de l’évaluation qualitative.

Nous assistons à un changement de posture du lecteur ou de la lectrice au producteur ou à la productrice, surtout quand ces activités se produisent dans le même environnement numérique, où le résultat de la réception devient visible dans l’environnement de lecture : « Commenter est la manière la plus évidente de rendre compte de la réception, de la prolonger en une autre forme de produc-tion55. » Beaudouin note pourtant que cette nouvelle visibilité des producteurs et productrices amateurs ne s’accompagne pas automatiquement de notoriété et d’autorité, mais que le producteur ou la productrice doit désormais se charger de les construire sans avoir recours aux institutions culturelles et médiatiques. Si le numérique semble promettre une liberté de publier, les espaces de publi-cation sont organisés « selon des modes de gouvernance, hiérarchisés avec des mécanismes internes de construction de la valeur des biens et des individus et des formes d’engagement très différenciés56. » Ce sont alors autant les contenus produits que les producteurs et productrices qui sont évalués et hiérarchisés entre eux, comme nous pouvons le voir sur Amazon mais aussi sur Babelio où les cri-tiques écrites reçoivent des likes, des appréciations par les autres internautes et membres de la plateforme et où ceux-ci reçoivent des badges témoignant de leur expertise dans un domaine spécifique, ce qui les hiérarchise entre eux.

51. Voir Alvin Toffler, The Third Wave, New York : Bantam, 1980, isbn : 978-0-553-24698-8.

52. Valérie Beaudouin, « Prosumer », dans : Communications, Vol. 88, no1, 2011, issn : 0588-8018, 2102-5924, doi : 10.3917/commu.088.0131, p. 131.

53. Ibid., p. 134. 54. Ibid., p. 135. 55. Ibid., p. 135. 56. Ibid., p. 137.

Enfin, la notion de « produsage57» (« a new hybrid form of simultaneous

pro-duction and usage58») décrite par Axel Bruns offre une approche pour cerner les spécificités des commentaires de lecteurs et lectrices en ligne. Le produsage sert de modèle pour décrire les environnements actuels de création de contenu par les utilisateurs et utilisatrices (« model of describing today’s emerging user-led

con-tent creation environments59»), c’est-à-dire autant des blogs que des plateformes comme Babelio. Dans ces environnements collaboratifs et participatifs la frontière entre producteur ou productrice et consommateur ou consommatrice s’effondre. Les participants et participantes ont un rôle hybride, sont autant des producteurs et productrices que des consommateurs et consommatrices d’information et de sa-voir. L’usage est également productif de contenu d’où le terme « produsers » pour désigner les internautes participants. Selon Bruns, ces produsers endossent une multiplicité de rôles, tour à tour guides, participants et utilisateurs de contenus ; ils peuvent être aussi bien des professionnels du domaine que des amateurs. Bruns note que le terme « produit » ne s’applique pas au résultat d’une production dans ce contexte, car il n’y a plus de version finie du contenu, mais plutôt des artéfacts temporaires dans un processus de produsage toujours en cours.

Dans le modèle développé, Bruns prévoit également l’utilisation des artéfacts produits dans la communauté des produsers par des non-participants à ces com-munautés, telles que des entreprises ou des institutions qui récupèrent les contenus produits pour une utilisation commerciale. Bruns mentionne que la participation à de tels environnements requière des attitudes critique, collaborative, créative et communicative. Ces caractéristiques sont perceptibles chez les membres des communautés de lecteurs et lectrices et en ligne. Ils critiquent leurs lectures et le fonctionnement des plateformes ; ils collaborent entre eux pour se rendre plus vi-sibles ainsi qu’avec les maisons d’édition ; ils sont créatifs pour la mise en scène de leurs lectures lorsqu’ils les présentent en format audio-visuel ; ils communiquent entre eux, avec les auteurs et autrices qui sont présents en ligne et avec les maisons d’édition.

La notion de produsage s’applique à la communication littéraire en ligne pri-maire autant que secondaire dans la mesure où celle-ci se développe par le biais de la participation collective et se caractérise par une hiérarchie souple entre les par-ticipants et participantes, affranchis de la hiérarchisation des autorités critiques traditionnelles et institutionnalisées. De ces artéfacts créés, chacun tire un pro-fit plus personnel que financier, notamment un statut au sein de la communauté ainsi qu’une création de son identité de lecteur ou de lectrice. En effet, les lecteurs

57. Voir Axel Bruns, « Produsage : Towards a Broader Framework for User-Led Content Creation », dans : Creativity and Cognition : Proceedings of the 6th ACM SIGCHI Conference

on Creativity & Cognition, 6th ACM SIGCHI Conference on Creativity & Cognition, t. 6,

Washington, 2007, en ligne <https://eprints.qut.edu.au/6623/>. 58. Ibid.

et lectrices ne sont pas rémunérés pour leurs critiques. Tout au plus, certains sont sollicités à émettre la critique d’un livre après l’avoir reçu gratuitement. La pla-teforme Mojoreads60 (opérationnelle depuis 2018) propose un autre modèle qui consiste à donner des crédits de points en fonction des contributions apportées à la plateforme et avec lesquels les membres peuvent s’acheter des textes via la plateforme.