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Comme mentionné plus haut, l’étude présente se base sur des commentaires en ligne, qui s’inscrivent dans le phénomène des discours littéraires en ligne, les

digital paratexts, ou digital (con)texts dans la digital literary sphere. Il s’agit d’un

échantillon de commentaires de lecteurs et lectrices ordinaires que ceux-ci ont partagés sur la plateforme Babelio, la plus grande71 communauté de lecteurs et lectrices en ligne francophone. Cet échantillon contient des commentaires, ou plus précisément des critiques selon leur désignation sur Babelio, portant sur trois ouvrages de fiction. Ces ouvrages sont Les hommes qui n’aimaient pas les

femmes72 de Stieg Larsson, Fun Home : une tragicomédie familiale73 d’Alison Bechdel et Soumission74 de Michel Houellebecq.

Comme Gabriele Mehling et al. le notent dans leur étude des critiques litté-raires sur Amazon.de75, le numérique et les médias interactifs ont changé le monde de la communication et poursuivent ce processus. Ce qui était une histoire de spé-cialistes autrefois, devient une possibilité pour beaucoup de monde : publier son avis, en l’occurrence sous forme de critiques portant sur les livres76. Les auteurs et l’autrice notent également que ces changements génèrent de nouveaux sujets d’étude et des besoins de coopération entre plusieurs champs disciplinaires, tels que les études littéraires, les sciences de l’information et de la communication, la

70. Pierre Ratinaud, Iramuteq - Interface de R Pour Les Analyses Multidimensionnelles de

Textes et de Questionnaires. Un Logiciel Libre Construit Avec Des Logiciels Libres, version 0.7

alpha 2, Toulouse : Laboratoire LERASS, groupe REPERE, 2014, en ligne <http://www. iramuteq.org/> (visité le 09/06/2020).

71. Babelio est qualifié comme l’une des plateformes les plus développées et complètes à un niveau international. Voir Cordón-García et al., « 5 - Social Reading Platforms », op. cit., p. 168.

72. Stieg Larsson, Les hommes qui n’aimaient pas les femmes. Millénium 1, trad. par Lena Grumbach et Marc de Gouvenain, Arles : Actes Sud, 2006, isbn : 978-2-7427-6157-9.

73. Alison Bechdel, Fun Home : une tragicomédie familiale, trad. par Lili Sztajn et Corinne Julve, Paris : Denoël Graphic, 2006, isbn : 978-2-207-25894-1.

74. Michel Houellebecq, Soumission, Paris : Flammarion, 2015, isbn : 978-2-08-135480-7. 75. Voir Gabriele Mehling et al., Leserrezensionen auf amazon.de - Eine teilautomatisierte

inhaltsanalytische Studie, Bamberg : University of Bamberg Press, 2018, isbn :

978-3-86309-555-0, en ligne <https://fis.uni-bamberg.de/handle/uniba/43282> (visité le 26/02/2020). 76. Voir préface, ibid.

sociologie et l’informatique77. L’étude présente tient compte et d’un nouveau su-jet d’étude – les commentaires en ligne – et de la combinaison de disciplines : les études littéraires pour explorer les expériences de lecture, les sciences de l’informa-tion et de la communical’informa-tion pour décrire le contexte des commentaires littéraires en ligne, la sociologie pour explorer les interactions entre lecteurs et lectrices en ligne et l’informatique pour des méthodes assistées par ordinateur.

Ouvry-Vial voit dans la présence de la lecture sur les réseaux sociaux numé-riques, notamment ceux destinés au partage des expériences de lecture, le signe que la lecture est un bien commun. Les lecteurs et lectrices sont conscients qu’il s’agit d’une activité humaine instrumentée78, dont il faut s’approprier les instru-ments de lecture, mais aussi d’écriture avant de la partager :

In the new collaborative, participatory environments, ideas and written matter are the co-authored, co-published and co-read results of a community of participants: numerous literary social networks and platforms exhibit this new common and participative reading practice such as Goodreads, Babelio, Bookcrossing, Library-thing, BookBub, etc. As a result, reading – rather than writing – is now the leading multifaceted activity that organizes, drives and propels the crowdsourcing of text and information by formal or informal groups of identifiable and anonymous pro-dusers79.

En répondant aux reproches associant les réseaux sociaux numériques au su-perficiel, trivial, éphémère et narcissique, Bronwen Thomas souligne dans son livre Literature and Social Media qu’ils ont offerts des espaces pour la produc-tion80 et la dissémination, ainsi que de nouveaux modes d’engagement avec des œuvres créatives81. Les réseaux sociaux numériques, notamment Twitter, Face-book, Instagram et Tumblr, font de plus en plus partie intégrante du quotidien et permettent la création d’œuvres en dehors des cercles établis de la production littéraire, l’obtention de l’agence économique et artistique82, et – dans le cas des commentaires portant sur la littérature – de l’agence critique83.

77. Voir ibid.

78. Voir Ouvry-Vial, « Reading Seen as a Commons », op. cit., p. 146-147. 79. Ibid., p. 150.

80. Voir Thomas Ernst, « IV.5 Der Leser als Produzent in Sozialen Medien », dans :

Grund-themen der Literaturwissenschaft : Lesen, sous la dir. de Rolf Parr et Alexander Honold,

Ber-lin ; Boston : De Gruyter, 2018, isbn : 978-3-11-036525-2, doi : 10.1515/9783110365252-025. 81. Stefan Neuhaus note que, selon le point de vue, le changement par les réseaux sociaux numériques est vu comme chance ou comme risque, comme démocratisation ou comme banalisation des échanges littéraires. Voir Stefan Neuhaus, Vom Anfang und Ende der Literaturkritik

-Das literarische Feld zwischen Autonomie und Kommerz, literaturkritik.de, 9 fév. 2015, en ligne

<http://literaturkritik.de/id/20276> (visité le 13/04/2018), L’étude présente ne vise pas à se positionner sur la valeur critique des commentaires en ligne, mais sur leur valeur scientifique pour une étude empirique de la lecture contemporaine.

82. Voir Bronwen Thomas, Literature and Social Media, Literature and Contemporary Thought, Londres ; New York : Routledge, 2020, isbn : 978-0-415-78909-7.

83. Elias Kreuzmair et Magdalena Pflock donnent un aperçu de l’importance que Twitter a pris dans le champ littéraire – en l’occurrence allemand – en proposant une diversité de voix que l’on ne trouve guère dans le feuilleton et le monde littéraire : de la twittérature à l’élargissement du regard de la critique littéraire établie et à dominance masculine, en pas-sant par des bots littéraires, par la sensibilisation pour d’autres positions que celles du monde

C’est cette agence critique que pointent également Beth Driscoll et DeNel Rehberg Sedo pour montrer l’intérêt qu’a la recherche à s’intéresser aux com-mentaires en ligne dans le cadre de son exploration des expériences de lecture contemporaine :

Most readers have traditionally been voiceless among the formal institutions of literary culture. These readers have read privately, discussed books in small gath-erings, or found themselves in the audiences of mass reading events and festivals. As digital technology becomes intertwined with these private and public practices, new possibilities have emerged, including the provision of high-profile forums where readers can write about books. Goodreads offers a platform to readers who have confidence and literacy to write a public, permanent written book review, and a corresponding opportunity for researchers to observe some of the dimensions of book culture as experienced by readers84.

Par ces commentaires en ligne, le numérique nous offre l’opportunité d’étu-dier les expériences de lecture des lecteurs et lectrices ordinaires et réels (en opposition aux lecteurs théoriques et implicites) à partir d’une masse85 de

don-littéraire établi et qui introduit un changement de la politique don-littéraire (de l’autonomie es-thétique à l’eses-thétique politique), des projets d’écriture collaborative, etc. (Voir Elias Kreuz-mair et Magdalena Pflock, Mehr als Twitteratur - Eine kurze Twitter-Literaturgeschichte, 54books, 24 sept. 2020, en ligne <https : / / www . 54books . de / mehr als twitteratur eine -kurze - twitter - literaturgeschichte/> [visité le 24/09/2020]). À cet égard, Magdalena Pflock prépare une thèse s’intéressant à la présence d’auteurs et d’autrices sur Twitter, au réseau so-cial littéraire – réunissant auteurs et autrices, éditeurs et éditrices, chercheurs et chercheuses, amateurs et amatrices de littérature – qui s’établit sur Twitter et son influence sur la littéra-ture contemporaine, ainsi qu’à l’écrilittéra-ture littéraire sur Twitter et son influence sur les modes d’écriture contemporaine (voir Magdalena Pflock, « 280 Zeichen Gegenwart. Postdigitale Li-teratur und Soziale Medien », Thèse de doctorat, Greifswald : Universität Greifswald, 2019-, en ligne <https://germanistik.uni-greifswald.de/nd/institut/arbeitsbereiche/neuere-deutsche-literatur/dissertationsprojekte/> [visité le 30/09/2020], projet de thèse en cours). Anne Baillot propose de considérer « Twitter comme forme brève littéraire » et constate son exploitation en particulier qualitative encore rare en sciences humaines (Anne Baillot, « 280 caractères, ou la privatisation de l’aphorisme », dans : Formes brèves. Au croisement des pratiques et des

savoirs, sous la dir. de Cécile Meynard et Emmanuel Vernadakis, Nouvelles Recherches sur

l’Imaginaire 41, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, déc. 2019, isbn : 978-2-7535-7910-1, en ligne <https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02455256> [visité le 03/10/2020]).

84. Beth Driscoll et DeNel Rehberg Sedo, « Faraway, So Close : Seeing the Intimacy in Goodreads Reviews », dans : Qualitative Inquiry, 26 sept. 2018, doi : 10.1177/10778004188013 75, p. 10.

85. Même en ne se basant que sur Amazon, Stefan Neuhaus considère la masse des critiques littéraires comme collection la plus grande de textes commentant la littérature (« Sammlung

literaturkritischer Texte im weitesten Sinne »). Voir Neuhaus, Vom Anfang und Ende der Literaturkritik, op. cit.

nées empiriques86, tel que les époques précédentes n’avaient pu le faire, comme l’avaient noté Driscoll et Rehberg Sedo, ainsi que Christine Pawley :

Uncovering reading choices of those millions of « ordinary » readers who lived out their lives in anonymity presents a different challenge. Such readers rarely left individual records of their lives; while they may have kept diaries, and perhaps wrote letters, because of a class, gender, race, and even regional biais in archival collecting opportunities and policies, these have rarely survived87.

Néanmoins, la question de l’archivage relevée par Christine Pawley reste en-core pertinente à l’ère du numérique avec les commentaires en ligne. Publiés sur des plateformes comme Twitter, Facebook, Instagram, TikTok ou encore Babe-lio, Goodreads et LovelyBooks, les commentaires (sous forme de textes, photos et vidéos) appartiennent aux plateformes et peuvent donc être supprimés à tout moment. Les projets de recherche sur la lecture à l’ère du numérique se basant sur de tels commentaires – devenus des « objets d’étude et substrats à un matériau de recherche d’un genre nouveau […] des sources pour la recherche88» – ont alors tout intérêt à premièrement collecter les textes et leurs métadonnées associées pour leur préservation indépendante des plateformes, et deuxièmement à les par-tager avec la communauté de la recherche. Dans le cas de l’étude présente, il ne s’agit que d’un échantillon restreint, mais une base de données de travail a été construite pour la préservation locale et – dans une logique de science ouverte – les données sont partagées via un dépôt sur le répertoire de travaux de recherche, de logiciel et de données Zenodo89.

86. Elaine Auyoung note l’intérêt que la critique universitaire porte habituellement sur les œuvres littéraires au lieu des données empiriques pour analyser par exemple des effets de lecture ; elle cite des interviews avec des lecteurs et lectrices en exemple, mais les commentaires en ligne constituent alors une source comparable : « Although these critics explore a broad range of

topics, from the feelings that Austen inspires in her fans to the history of ideas about friendship to the significance of Austen’s impersonal style, they all ask what Emma can tell them about that topic, even when other sources of information might enable them to find out more. For example, to learn more about the affective experiences of Austen’s fans, one might interview them directly instead of drawing analogies from Austen’s characters. Yet because literary critics are by definition committed to finding out what literary texts tell us, it is customary to count on literature to hold the answers to our questions even if this limits how much we can learn about the topics we seek to understand. » Auyoung, « What We Mean by Reading », op. cit.,

p. 109-110.

87. Christine Pawley, « Seeking “Significance” : Actual Readers, Specific Reading Commu-nities », dans : Book History, Vol. 5, no1, 2002, issn : 1529-1499, doi : 10.1353/bh.2002.0013, p. 145.

88. Aurore François et Anne Roekens, « Pourquoi archiver les médias sociaux ? », dans :

Pérenniser l’éphémère. Archivage et médias sociaux, sous la dir. d’Aurore François et al.,

Louvain-la-Neuve : Academia L’Harmattan, 2018, isbn : 978-2-8061-0370-3, en ligne <http: //hdl.handle.net/2078.1/196914>, p. 14.

89. Voir Cora Krömer, « Expériences de lecture - Babelio (Version 1.0.0) [Data set] », dans :