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sélectif et positionnement critique et méthodologique

1.3 Approches littéraires

1.3.1 Théories de la lecture

1.3.1.8 Entre participation et distance – Jean-Louis Dufays

Dans Stéréotype et lecture : Essai sur la réception littéraire313, Jean-Louis Dufays propose une conception de la lecture par le biais du stéréotype. Cette notion désigne l’ensemble des motifs et des structures déposés dans la mémoire culturelle et l’auteur défend la thèse que « lire, c’est avant tout manipuler des

stéréotypes314 ». Dufays plaide pour une approche phénoménologique de l’acte de lecture en se gardant à la fois d’en faire un objet éthique ou esthétique ou de prescrire tel ou tel mode de lecture mais en décrivant d’abord les observations pouvant être faites315.

309. Voir ibid., p. 217. 310. Ibid., p. 221. 311. Ibid., p. 261.

312. Voir à ce sujet section 12.5 (p. 375) sur l’étude de cas de la réception des personnages dans l’échantillon.

313. Jean-Louis Dufays, Stéréotype et lecture : essai sur la réception littéraire, Liège : Mar-daga, 1994, isbn : 978-2-87009-561-4.

314. Les citations et références sont issues de la deuxième édition : Jean-Louis Dufays,

Sté-réotype et lecture : essai sur la réception littéraire, 2ème édition, Bruxelles : Peter Lang, 2010, isbn : 978-90-5201-674-0, p. 23.

Selon Dufays, les stéréotypes, en tant que clichés de langages, poncifs théma-tiques et idées reçues, sont un instrument principal de la lecture. Dufays rappelle les trois opérations constitutives de la lecture : la construction du sens, la mo-délisation de la construction des hypothèses de sens et la démarche évaluative. Les stéréotypes interviennent au cours des trois opérations, car la reconnaissance des stéréotypes est nécessaire pour la compréhension du texte, la modélisation implique la participation ou la distanciation vis-à-vis des stéréotypes et le juge-ment de valeur du texte opère sur les stéréotypes en dissociant les « mauvais » des « bons » stéréotypes316.

De son analyse riche et complexe des stéréotypes, deux notions nous inté-ressent particulièrement pour l’analyse des expériences de lecture partagées dans les critiques de l’échantillon. Dufays oppose deux attitudes pour la modélisation de la lecture : la participation et la distanciation. La participation caractérise une lecture cherchant à saisir ce qui est représentable, se focalisant sur le suspense de l’intrigue, sur le caractère humain des personnages et de leurs actions, s’intéres-sant plus à la matière traitée qu’à ses aspects formels, accentuant plus la mimésis que la visée poétique et symbolique de la fiction317. Le lecteur devient victime d’une illusion qui résulte « de la docilité du lecteur à l’égard des représentations stéréotypées de la communication ordinaire318» :

Fasciné par le pouvoir d’illusion du stéréotype, le lecteur est en quelque sorte piégé, pris dans les rets de la syntagmatique textuelle : il croit à l’histoire et porte sur elle des appréciations de type référentiel (vrai/faux, vraisemblable/invraisemblable),

moral (bien/mal), ou émotionnel (passionnant, ennuyeux), mais il ne cherche

nul-lement à la situer comme un discours de type esthétique ou idéologique319.

Ce type de lecture portant sur la participation à l’intrigue et acceptant sou-vent le conformisme esthétique est largement répandu dans la société. Sousou-vent perçus comme danger, les illusions et les stéréotypes peuvent néanmoins être analysés de façon plus nuancée en suivant Michel Picard et sa conception de la lecture entre le playing et le gaming : « L’illusion ne se confond donc pas avec l’hallucination : celui qui participe aux référents du texte n’est pas forcément dupe, il sait généralement fort bien que ce qu’il lit n’a d’existence que dans l’ima-ginaire ; il joue seulement à croire que cela existe320. »

Outre la nuance apportée par le rappel de l’analyse de Picard, Dufays a re-cours aux termes proposés par Robert Hellenga321: l’articulation faisant coïncider le contenu avec la propre expérience du lecteur et la vision par d’autres yeux

fai-316. Voir ibid., p. 19-23. 317. Voir ibid., p. 176-177. 318. Ibid., p. 177.

319. Ibid., p. 177-178. 320. Ibid., p. 179.

321. Dufays se réfère à Robert R. Hellenga, « What Is a Literary Experience Like ? », dans :

New Literary History, Vol. 14, no1, 1982, issn : 0028-6087, doi : 10.2307/468960, JSTOR : 468960.

sant percevoir une expérience étrangère. Tandis que l’articulation se pose sur le déjà-connu et qu’elle est une projection des stéréotypes, la vision par d’autres

yeux invite à la découverte du neuf et à la construction de nouveaux modèles de

pensée et d’action en constituant d’autres références322.

La deuxième attitude de modélisation consiste en la distanciation. Dans la mise à distance, le lecteur considère qu’il n’y a que de référents textuels, que la fiction n’est que fiction, que le texte n’est à rattacher qu’aux architextes323

et intertextes324. Cette référenciation du second degré évalue les contenus par rapport à leur cohérence et leur pertinence, adopte une attitude de réflexion cri-tique vis-à-vis des stéréotypes325. Selon Dufays, cette dépragmatisation et lecture pseudo-référentielle va de pair avec une attitude privilégiant la considération de la langue et de la structure qu’il résume sous les termes lectures autoréféren-tielles et transtextuelles. La lecture autoréférentielle, pratiquée beaucoup par la critique contemporaine mais plus marginalisée dans la pratique courante, privilé-gie l’attention sur la structure formelle du texte326. La lecture transtextuelle, plus fréquemment observée, s’intéresse aux rapports intertextuelles (reproduction litté-rale ou non littélitté-rale, avouée ou inavouée), architextuels (repérage des stéréotypes « littéraires ») et hypertextuels (transformation ou imitation d’un hypertexte) et demande une compétence culturelle du lecteur plus ou moins importante selon l’explicitation des indices afin de reconnaître une diversité de « textes » (scénario, fragment, structure stéréotypée, stéréotype isolé) dans le texte donné327.

Contrairement à ce que l’opposition participation-distance clairement établie pourrait faire croire, il ne s’agit que de pratiques très marginales si elles sont considérées dans leur pureté de participation hallucinatoire et mise à distance intégrale328. Il s’agit plutôt d’un va-et-vient ou entre-deux que Dufays rappelle

322. Voir Dufays, Stéréotype et lecture, op. cit., p. 180.

323. Voir note 84 (p. 177) pour la définition par Gérard Genette. 324. Voir Dufays, Stéréotype et lecture, op. cit., p. 181.

325. Voir ibid., p. 181-182. 326. Voir ibid., p. 182-183. 327. Voir ibid., p. 183-185.

328. Dans une étude de cas empirique, Allen Riddel et Karina van Dalen-Oskam constatent également que l’hypothèse de l’opposition participation-distance n’est pas aussi clairement sou-tenable (Allen Riddell et Karina van Dalen-Oskam, « Readers and Their Roles : Evidence from Readers of Contemporary Fiction in the Netherlands », dans : PLOS ONE, Vol. 13, no7, 26 juil. 2018, issn : 1932-6203, doi : 10.1371/journal.pone.0201157). Les auteurs partent d’une conception de deux rôles de lecteur proposés par Renate von Heydebrand et Simone Winko dans

Einführung in die Wertung von Literatur. Systematik - Geschichte - Legitimation (Renate von

Heydebrand et Simone Winko, Einführung in die Wertung von Literatur. Systematik -

Ges-chichte - Legitimation, UTB 1953, Paderborn ; Munich ; Vienne ; Zurich : Ferdinand Schöningh

Verlag, 1996, isbn : 978-3-8252-1953-6). Von Heydebrand et Winko distinguent entre une lecture identificatrice (das identifikatorische Lesen) et une lecture distanciée (das distanzierte Lesen). Riddel et van Dalen-Oskam testent cette caractérisation dans une enquête avec 501 lecteurs et lectrices néerlandais en interrogeant s’ils adoptent une attitude identificatrice ou distanciée avec des ouvrages de fiction. Leurs résultats révèlent que si un lecteur ou une lectrice approuve une affirmation telle « J’aime réfléchir sur la structure du récit », il ou elle tend à également approuver l’affirmation « Je veux être emporté par le roman ». Les lecteurs et lectrices ne se répartissent pas en fonction de leur capacité à endosser ces deux rôles, mais plutôt sur ce qu’ils

en reprenant la conception de la lecture comme jeu de Picard : entre le lecteur s’abandonnant (le lu) à la participation, au playing, au principe de plaisir, au rêve éveillé, à la fascination passive et le lecteur rationnel (le liseur et le lectant) ayant recours à la mise à distance, au gaming, au principe de réalité, à la conscience critique et maîtrisant les règles du jeu329.

Contrairement à Claude Lafarge qui, en suivant Pierre Bourdieu, établit la distinction entre lecteurs dominants (la classe intellectuelle mettant le texte à distance) et lecteur dominés (privilégiant la participation par l’illusion référen-tielle) selon leurs compétences culturelles, Dufays insiste sur la possibilité d’un va-et-vient plus subtil que l’une des attitudes pures :

Affirmer cette possibilité, c’est affirmer que le lecteur reste en dernier recours, un individu libre, capable de « braconner » hors des sentiers battus tracés par les sociologues. S’il existe un déterminisme « social » sur la lecture, celui-ci ne va pas jusqu’à obliger un lecteur à s’en tenir à un mode de lecture unilatéral330.

Outre qu’à la production du sens, Dufays s’intéresse également à l’évaluation d’un texte, à l’attribution d’une ou de plusieurs valeurs. Lors de l’orientation préalable, le lecteur fait un choix de valeur qui oriente la compréhension dès le début et sert de référence tout au cours de la lecture : « à mesure que le lecteur

comprend des portions de texte en les modélisant dans la direction qui l’intéresse, il

les évalue en se demandant si leur sens est conforme à ses attentes ou au contraire les déçoit331. » Dufays insiste que la valeur du texte n’en est pas inhérente, mais elle y est projetée par le lecteur qui s’appuie sur des indices extérieures, sur ses intérêts et ses compétences332.

Pour l’établissement de sa taxinomie (classification) des valeurs, Dufays part de la distinction entre participation et distanciation entreprise par rapport à la modélisation de la lecture. Il reconnaît cinq valeurs participatives ou classiques et quatre valeurs distanciation ou modernes. Quatre couples antagonistes se forment, plus une valeur qui ne trouve pas de correspondante : la vérité (reproduction de l’image faite de la réalité) vs. la poéticité (importance des caractéristiques for-melles) ; la moralité (caractère positif, éthique, exemplaire) vs. la transgression (rupture par rapport aux règles de la société) ; la conformité (fidélité aux canons)

vs. l’originalité (rapport aux stéréotypies, aux conventions) ; l’unité (construction

du sens autour d’un macrotopic) vs. la polysémie (ouverture aux diverses inter-prétations/multiplicité des sens)333. C’est la valeur de l’émotion334 (réactions de

attendent de leurs expériences de lecture : les uns veulent être emportés, les autres s’occupent en plus des caractéristiques formelles des ouvrages de fiction.

329. Voir Dufays, Stéréotype et lecture, op. cit., p. 192-193. 330. Ibid., p. 198.

331. Ibid., p. 199. 332. Voir ibid., p. 201. 333. Voir ibid., p. 202-203.

334. Voir sous-section 13.9.3 (p. 419) pour l’analyse des émotions évoquées dans les critiques de l’échantillon.

types transférentiels tels que l’identification et les effets psychologiques suscités) du côté de la participation qui ne trouve pas de pair dans le camp de la distan-ciation qui se caractérise par la mise à distance des émotions et peut paraître insensible335. Même si elles sont établies de façon binaire pour plus de clarté, le lecteur a toujours le choix d’effectuer une évaluation mixte. Au lieu de choisir une attitude unique, il peut combiner les deux points de vue, ce qui est observé dans la prise en compte de la lecture réelle336.

Selon Dufays la valeur « conformité/originalité » est la matrice de toute va-leur et c’est via cet exemple qu’il regarde la manière d’évaluer. Le processus de l’évaluation est un processus comparatif entre le texte donné et les textes et archi-textes qui servent de référence pour les valeurs en question. Le choix des modèles s’effectue de manière plus ou moins personnelle selon les compétences du lecteur, ce qui permet d’affirmer la subjectivité de celui-ci337. Concernant les stéréotypes, Dufays propose d’abord deux possibilités de leurs rôles dans l’évaluation : la cé-lébration des stéréotypes ou la cécé-lébration des écarts, car « valoriser un texte

revient toujours à y célébrer de l’ancien et du nouveau, de la stéréotypie et de la subversion338. » Tout lecteur se réfère aux stéréotypies qui font partie de son

horizon d’attente, c’est le point de vue « classique », « moderne », que le lecteur

a sur les stéréotypies, qui diffère. Outre ces deux formes d’évaluation entre « célé-bration » et « objectivation » reprises à Claude Lafarge, Dufays en propose deux autres : « la neutralisation/l’indifférenciation » et « l’oscillation »339. La lecture littéraire, une lecture qui ne choisit pas entre le classicisme et le modernisme mais change entre les points de vue opposés, est selon Dufays le mode d’évalua-tion « maximale »340. Cette évaluation double relève du va-et-vient entre rêve et raison, entre plaisir et réalité évoqué par rapport à la modélisation de la lecture. Avec Michel Picard, Dufays affirme que la lecture littéraire, ou le concept de la littérarité souvent perçu comme flou ou relatif, désigne « un effet de lecture qui

dépend de l’attitude qu’on adopte à l’égard du texte341» et n’est pas inhérente au texte. Cette lecture littéraire est donc « soumise aux compétences et aux désirs du lecteur342».

Grâce au concept du stéréotype qui lui semble un révélateur et un support privilégié des opérations essentielles lors de la lecture, Dufays réussit à systéma-tiser les théories de la lecture en s’appuyant pour ses exemples et ses analyses finales sur des textes narratifs et poétiques. L’analyse de la fonction cognitive (reconnaître des stéréotypies qui sont un garant de stabilité et de lisibilité) et de

335. Voir Dufays, Stéréotype et lecture, op. cit., p. 203. 336. Voir ibid., p. 204. 337. Voir ibid., p. 204-205. 338. Ibid., p. 206. 339. Voir ibid., p. 208. 340. Voir ibid., p. 208. 341. Ibid., p. 209. 342. Ibid., p. 211.

la fonction axiologique (modélisation et évaluation du texte selon l’attitude du lecteur à l’égard du stéréotype) du stéréotype souligne les trois opérations fonda-mentales (comprendre, modaliser et évaluer) de la lecture lors de la manipulation des stéréotypes. Cette concentration sur la stéréotypie permet une mise au point d’une méthode d’analyse de la lecture plus centrée sur les attitudes et les choix du lecteur que sur les contenus du texte343.

Passer en revue ces quelques théories de la lecture et du lecteur, nous a per-mis de rendre compte de l’évolution de la conception du lecteur – du lecteur

implicite, idéal, modèle, abstrait au lecteur empirique et réel –, de l’introduction

de la conception de la lecture en tant qu’interaction, coopération entre texte et lecteur, des approches focalisant sur la compréhension ou de l’évaluation, des ap-proches focalisant sur un aspect en particulier – personnages et stéréotypes – pour rendre compte du phénomène de l’acte de lecture, de la perception à l’évaluation en passant par la réception. Cette sous-section nous aura également permis de repérer et d’introduire quelques notions – plaisir, émotion, coopération,

participa-tion/immersion et distance – qui nous permettront d’approcher et de comprendre

les énoncés trouvés dans les critiques de l’échantillon344.