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sélectif et positionnement critique et méthodologique

1.3 Approches littéraires

1.3.1 Théories de la lecture

1.3.1.4 Coopération entre texte et lecteur – Umberto Eco

L’approche d’Umberto Eco dans Lector in fabula (1979 pour l’original en italien202, 1985 en traduction française203) rejoint également le courant de l’es-thétique de la réception ou de la pragmatique du texte. Eco souhaite exposer comment un lecteur comprend un texte et propose l’hypothèse d’une coopéra-tion textuelle qui rejoint alors la nocoopéra-tion de l’interaccoopéra-tion entre texte et lecteur de Wolfgang Iser.

Umberto Eco suppose qu’un texte est à actualiser par le lecteur qui doit trou-ver la corrélation de chaque expression avec son contenu conventionné, remplir

198. Voir ibid., p. 314.

199. Idem, L’acte de lecture, op. cit., p. 394. La version allemande : « Was immer im einzelnen

als Inhalt durch sie in die Welt kommt, das wirklich im Leben Nicht-Gegebene, was folglich nur sie anzubieten vermag, besteht darin, daß sie uns das zu transzendieren erlaubt, woran wir so unverrückbar gebunden sind : unser Mittendrinsein im Leben. » Iser, Der Akt des Lesens, op. cit., p. 354.

200. Voir à ce sujet sous-section 13.8.1 (p. 406) sur l’immersion dans le récit mentionnée dans les critiques de l’échantillon.

201. Voir à ce sujet sous-section 13.9.4 (p. 423) sur l’impact de la lecture mentionné dans les critiques de l’échantillon.

202. Umberto Eco, Lector in fabula : la cooperazione interpretativa nei testi narrativi, Milano : V. Bompiani, 1979.

203. Umberto Eco, Lector in fabula, ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, trad. par Myriem Bouzaher, Paris : Grasset, 1985.

les non-dits, désambiguïser les co-références204. Ceci « requiert des mouvements coopératifs actifs et conscients de la part du lecteur205». Le lecteur prévu par le texte n’est pas un lecteur réel : « on n’espère pas (ou ne veut pas) que ce quelqu’un existe concrètement ou empiriquement206 ».

Pour le sémioticien, le lecteur est un Lecteur Modèle prévu207et il est construit par le texte. Un texte est défini comme suit :

Le texte est donc un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir, et celui qui l’a émis prévoyait qu’ils seraient remplis et les a laissés en blanc pour deux raisons. D’abord parce qu’un texte est un mécanisme paresseux (ou économique) qui vit sur la plus-value de sens qui y est introduite par le destinataire […]. Ensuite parce que, au fur et à mesure qu’il passe de la fonction didactique à la fonction esthétique, un texte veut laisser au lecteur l’initiative interprétative, même si en général il désire être interprété avec une marge suffisante d’univocité. Un texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner208.

Le Lecteur Modèle et son pendant l’Auteur Modèle apparaissent comme des stratégies textuelles entre lesquelles se réalise la coopération. Pour organiser ces stratégies textuelles, l’auteur se réfère aux compétences du lecteur, « c’est pour-quoi il prévoira un Lecteur Modèle capable de coopérer à l’actualisation textuelle de la façon dont lui, l’auteur, le pensait et capable aussi d’agir interprétative-ment comme lui a agi générativeinterprétative-ment209 ». La compétence du lecteur ainsi que les stratégies discursives du texte orientent la coopération.

Le Lecteur Modèle est défini comme « un ensemble de conditions de succès ou de bonheur (felicity conditions), établies textuellement, qui doivent être satis-faites pour qu’un texte soit pleinement actualisé dans son contenu potentiel210 ». Comme pour le Lecteur Modèle – hypothèse traduite en stratégie textuelle – et le lecteur empirique, Eco distingue entre l’auteur empirique et l’Auteur Modèle – hypothèse dessinée par le lecteur empirique en la déduisant de la stratégie tex-tuelle – pour souligner que la coopération textex-tuelle n’a pas lieu entre deux sujets individuels mais entre deux stratégies discursives211 : « Mais l’Auteur Modèle n’est pas toujours si clairement discernable212 et il n’est pas rare que le lecteur empirique ait tendance à l’aplatir (à partir d’informations qu’il possède déjà) sur l’auteur empirique en tant que sujet de l’énonciation213. »

204. Voir ibid., p. 61-62. 205. Ibid., p. 62.

206. Ibid., p. 64.

207. « Donc, prévoir son Lecteur Modèle ne signifie pas uniquement “espérer” qu’il existe, cela signifie aussi agir sur le texte de façon à le construire. Un texte repose donc sur une compétence mais, de plus, il contribue à la produire. » ibid., p. 69.

208. Ibid., p. 63-64. 209. Ibid., p. 68. 210. Ibid., p. 77.

211. Voir ibid., p. 77-78.

212. Voir à ce sujet section 12.4 (p. 369) sur l’étude de cas des mentions des auteurs et de l’autrice dans les critiques de l’échantillon.

Parmi les stratégies textuelles comptent les « topics », en tant que clé de lecture, permettant des hypothèses sur les sélections contextuelles à faire par le lecteur, et l’« isotopie », responsable de créer une cohérence d’un parcours de sens et ayant une fonction de désambiguïsation. Déterminer un topic permet d’avancer une hypothèse sur le comportement du texte selon certaines règles. Soit des signaux explicites comme le titre, soit des mots-clés à chercher déterminent la reconstruction du topic prévu par le texte. Comme l’hypothèse du topic peut se révéler être fausse pour un texte complexe, la lecture peut nécessiter des relectures au lieu d’une lecture linéaire stricte214.

Le topic est un phénomène pragmatique, à l’initiative du lecteur, tandis que l’isotopie est un phénomène sémantique. L’isotopie correspond à l’établissement d’un niveau de cohérence interprétative à partir de décisions sur les propriétés sé-mantiques des lexèmes215. Du côté des isotopies discursives, le topic peut interve-nir comme hypothèse coopérative afin de déterminer des sélections contextuelles, pour actualiser des co-références ou pour déterminer des sélections textuelles en envisageant des scénarios216. Pour les isotopies narratives, le topic intervient en tant qu’hypothèse pour établir les co-références, intervient pour la sélection entre des sèmes dénotés et des sèmes connotés ou pour l’évaluation des propriétés narra-tivement pertinentes, orientant ainsi la structuration de divers mondes narratifs. Au regard de ces hypothèses construites et révélées vraies ou fausses au fil de la lecture, la coopération interprétative demande des sauts en arrière et des courts-circuits entre les différents niveaux textuels217.

Sur le plan des structures narratives, Eco établit la différence entre le su-jet et la fabula. Le susu-jet étant l’histoire telle qu’elle est racontée, identifiée aux structures discursives dont les actualisations permettent au lecteur d’avancer des macropropositions narratives, la fabula correspond au schéma fondamental de la narration, aux cours des événements ordonnés temporellement218. En tant qu’iso-topie narrative, la fabula dépend de la compétence intertextuelle du lecteur219 et d’une coopération interprétative assez libre sans être arbitraire : la fabula étant véhiculée par le texte, les macroprositions doivent l’actualiser au fur et à mesure de l’avancement de la lecture. Ces prévisions sont faites selon l’expérience en-cyclopédique du lecteur220 et attendues à certains moments de l’intrigue221. Le lecteur est dans un état d’attente et fait des prévisions qui anticipent une partie de la fabula devant correspondre aux prévisions. Ces prévisions seront ensuite

214. Voir ibid., p. 112-115. 215. Voir ibid., p. 116. 216. Voir ibid., p. 120-121. 217. Voir ibid., p. 123-128. 218. Voir ibid., p. 130-131. 219. Voir ibid., p. 133. 220. Voir ibid., p. 142.

221. Voir au sujet des prévisions section 13.8 (p. 404) sur la coopération entre texte et lecteur ou lectrice.

confirmées ou infirmées222. Ces prévisions étant faites en recourant à des scéna-rios communs ou intertextuels, le lecteur sort du texte, il fait des « promenades inférentielles223 ».

Dans le contexte de l’analyse des conditions de prévision sur les états de la

fabula, Eco se sert de la notion de monde possible en tant qu’instrument

sémio-tique indispensable. Le monde possible serait « un état de choses exprimés par un ensemble de propositions224» incluant autant un ensemble d’individus pourvus de propriétés qu’un cours d’événements. Étant une construction culturelle par l’auteur, le monde possible se superpose au monde réel, car le monde narratif emprunte au monde réel de référence à cause de l’impossibilité de produire une description exhaustive d’un état de choses complet225. Comme le monde narratif se superpose au monde réel de référence, le lecteur a l’habitude de juger le monde de la narration à partir de son monde réel et rarement à l’envers226. Par rap-port à la construction du monde narratif, Eco discute les propriétés nécessaires et essentielles pour l’interprétation d’un texte. La construction d’un monde im-plique l’assignation des propriétés dont certaines sont à privilégier et d’autres à narcotiser selon le topic établissant une structure minimale et ainsi donnant une perspective dirigeant l’interprétation de la portion textuelle en question227. Eco revient à une définition de la fabula comme séquence d’états textuels, comme états différents du même monde possible. Les mondes possibles imaginés par le lecteur empirique sont prévus par le texte comme prévisions probables du Lecteur Modèle228.

Eco nous livre une définition du critique analysant son expérience de la co-opération textuelle et évaluant les modalités des stratégies textuelles selon leur réussite esthétique :

Le critique, dans ce cas, est un lecteur coopérant qui, après avoir actualisé le texte, raconte ses propres mouvements coopératifs et met en évidence la façon dont l’auteur, par sa stratégie textuelle, l’a amené à coopérer ainsi. Ou encore, il évalue en terme de réussite esthétique (quelle que soit la définition théorique qu’il en donne) les modalités de la stratégie textuelle229.

Eco s’intéresse donc au rôle du lecteur et aux rapports entre Auteur Modèle et Lecteur Modèle230, c’est-à-dire à l’écriture du texte, aux stratégies textuelles et à la lecture. Il est important de noter que lui aussi ne se réfère pas au lecteur empirique, mais il introduit un nouveau concept de lecteur implicite sous le terme

222. Voir Eco, Lector in fabula, op. cit., p. 145. 223. Ibid., p. 151. 224. Ibid., p. 165. 225. Voir ibid., p. 169. 226. Voir ibid., p. 215. 227. Voir ibid., p. 174-184. 228. Voir ibid., p. 198-199. 229. Ibid., p. 238. 230. Voir ibid., p. 76-77.

de Lecteur Modèle (stratégie textuelle) et de la coopération231 entre texte et lec-teur qui rend possible l’actualisation de l’œuvre. Comparable au leclec-teur implicite de Wolfgang Iser, le Lecteur Modèle ne possède pas une seule bonne interpréta-tion, mais il permet plusieurs interprétations face à plusieurs fabula ou mondes

possibles.