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sélectif et positionnement critique et méthodologique

1.3 Approches littéraires

1.3.1 Théories de la lecture

1.3.1.7 Lecteur réel et les personnages – Vincent Jouve

Dans L’effet-personnage dans le roman285, Vincent Jouve poursuit la théorie de Michel Picard qui « est le premier à s’être intéressé au lecteur réel, c’est-à-dire au lecteur vivant, considéré à travers ses désirs et ses émotions286. » Jouve reprend et adapte les instances lectrices proposées par Picard (le liseur, le lu et le lectant) et les intègre dans une méthodologie ciblée sur le personnage. En s’intéressant au personnage du point de vue de son effet sur le lecteur, Jouve propose une méthode pour questionner et analyser la réception du personnage par le lecteur. Selon lui, « la vraie question, la seule qui puisse apporter quelque lumière sur l’efficace du texte romanesque, est : qu’est-ce que le personnage pour le lecteur287? » L’œuvre n’est pas considérée comme construction mais comme communication, c’est interaction entre le texte et lecteur qui est au centre et nombreuses sont les références aux travaux de Wolfgang Iser et d’Umberto Eco. Jouve procède en trois étapes : perception, réception et implication du person-nage. En ce qui concerne la perception du personnage qui implique l’analyse de « comment et sous quelle forme le personnage se concrétise pour le lecteur288 », il souligne la production du personnage par l’interaction du lecteur avec le texte. Celui-ci ne pouvant pas décrire le personnage dans son ensemble289, le lecteur remplit les « blancs » (les lieux d’indétermination chez Iser) et y attribue des pro-priétés issues de son expérience personnelle et de son monde réel290. La réception

284. Jouve, L’effet-personnage dans le roman, op. cit.

285. Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris : Presses Universitaires de France, 1992, isbn : 2-13-044270-6.

286. Les citations et références sont issues de la deuxième édition : Vincent Jouve,

L’effet-personnage dans le roman, 2ème édition, Paris : Presses Universitaires de France, 1998, isbn : 2-13-044270-6, p. 260.

287. Ibid., p. 13. 288. Ibid., p. 27. 289. Voir ibid., p. 29. 290. Voir ibid., p. 36.

du personnage est déterminée par trois régimes de lecture. Jouve se réfère aux régimes de lecture de Picard (le liseur, le lu et le lectant) et les adapte afin de les intégrer dans sa méthode : Jouve renonce au concept du liseur ; il double le

lu d’un côté en lisant, part active et renvoyant à un investissement affectif, et

de l’autre côté en lu, part passive et renvoyant à un investissement pulsionnel ; il garde le lectant comme instance critique, jouant et interprétant en gardant une attitude distanciée291. Ces trois régimes de lecture influencent la réception du personnage :

Les trois régimes de lecture n’impliquent évidemment pas la même réception de l’être romanesque. Le lectant appréhende le personnage comme un instrument en-trant dans un double projet narratif et sémantique ; le lisant comme une personne évoluant dans un monde dont lui-même participe le temps de la lecture ; et le lu comme un prétexte lui permettant de vivre par procuration certaines situations fantasmatiques. En d’autres termes, le lectant considère le personnage par rap-port à l’auteur, le lisant le considère en lui-même, et le lu ne l’appréhende qu’à l’intérieur de scènes292.

Cette réception du personnage est nommée respectivement l’effet-personnel, l’effet-personne et l’effet-prétexte293. L’effet-personnel résulte d’une compréhen-sion du personnage comme pion, c’est-à-dire comme « acteur, sujet ou l’objet de l’intrigue294» :

Recevoir le personnage comme pion suppose donc de garder à l’esprit qu’il fait partie d’un texte ourdi par un auteur. Or, cette secondarité critique est difficile à maintenir d’un bout à l’autre de la lecture. Il est des moments où le sujet voit sa faculté de distanciation anesthésiée et où l’illusion référentielle fonctionne à plein : le lectant cède alors la place au lisant et l’effet-personnel à ce qu’on a appelé l’« effet-personne »295.

L’effet-personne s’adresse au lisant et à l’investissement affectif dont Jouve

voit émerger le plaisir de lire : « l’illusion d’entrer en contact avec des figures presque “plus vivantes” que les personnes “réelles”296» et de faire une expérience affective de l’autre. L’investissement du lecteur dans tel ou tel personnage est régi par les procédés structuraux du texte, par trois codes de sympathie : le code

narratif, le code affectif et le code culturel : « Le code narratif est le seul à

pro-voquer une identification du lecteur au personnage. Le code affectif n’entraîne, lui, qu’un sentiment de sympathie. Le code culturel, enfin, valorise ou dévalorise les personnages en fonction de l’axiologie du sujet lisant297. » Si les codes coïn-cident les uns avec les autres, ils désignent sans ambiguïté le héros du récit, s’ils s’opposent, une attitude plus complexe est suscitée chez le lecteur298.

291. Voir ibid., p. 81-82. 292. Ibid., p. 82. 293. Voir ibid., p. 83. 294. Ibid., p. 93. 295. Ibid., p. 107. 296. Ibid., p. 149. 297. Ibid., p. 123. 298. Voir ibid., p. 147.

La troisième dimension du personnage, le personnage comme prétexte, ou l’effet-prétexte fait appel au lu, à des investissements inconscients du lecteur et apparaît « comme médiateur entre l’imaginaire de l’auteur et les attentes du lec-teur299 » en confrontant le lecteur à ses propres pulsions300 : la libido sciendi (le désir de savoir), sentiendi (le désir sensuel) ou dominandi (le désir de

l’auto-rité)301.

Ayant souligné par l’analyse de la perception et de la réception du personnage l’importance de la part interactive de la lecture, Jouve entreprend une explication de la signification de cette expérience pour le sujet lecteur et ce que celui-ci en retire par son implication dans le récit à travers le personnage302. Cette interac-tion – faisant de la lecture un vécu – est organisée autour des personnages qui ont un rôle moteur : « Le lien affectif qui se tisse entre être fictifs et sujet lisant rend ce dernier comme étranger à lui-même303 ». Cette distanciation, cette libération des influences de la vie quotidienne du lecteur lui ouvre alors de nouvelles pers-pectives : « La lecture, au-delà des sensations qu’elle procure, oblige le lecteur à se redéfinir : événement à part entière, elle influe sur le monde extra-textuel304. »

Jouve se demande alors comment cette influence opère du texte à l’hors-texte, du personnage romanesque à l’individu lecteur réel et propose trois stratégies romanesques en lien avec les personnages et leurs effets sur le lecteur. Il distingue trois stratégies qui se servent des effets-personnages pour jouer sur l’implication du lecteur : l’effet-personnel, voulant persuader le lecteur et jouant sur le pouvoir du lecteur305, l’effet-personne, séduisant le lecteur et s’adressant à son savoir306

et l’effet-prétexte impliquant la tentation du lecteur et exploitant le vouloir du lecteur307. Ces stratégies de persuasion, de séduction et de tentation font de la lecture un vécu308 en invitant le lecteur à imiter les personnages qu’il reçoit

299. Ibid., p. 150. 300. Voir ibid., p. 155. 301. Voir ibid., p. 166. 302. Voir ibid., p. 192. 303. Ibid., p. 197. 304. Ibid., p. 199.

305. L’effet-personnel recourt à deux moyens, l’intimidation (en imposant une conclusion) ou la pédagogie (en laissant déduire). Tandis que l’intimidation passe par la cooptation, la pédagogie se sert de points de vue divergents que le lecteur doit combiner pour formuler lui-même le message du récit. Voir ibid., p. 207-211.

306. L’effet-personne passe par la séduction du lecteur en affichant des personnages comme « vrais » qui seront reçus comme « vivants ». Cette stratégie exploite le pathétique dont le personnage-type est la « victime innocente » qui suscite la sympathie du lecteur. Le lecteur doit se reconnaître dans le personnage afin de poursuivre la « communion idéologique » par cette « communion affective ». Voir ibid., p. 211-213.

307. Le personnage-prétexte, s’adressant au vouloir du lecteur, tente le lecteur à rencontrer son « moi » passé et inconnu. L’interaction avec le personnage provoquant une abréaction chez le lecteur explique la fonction cathartique de l’art : « C’est en “revivant” par l’intermédiaire des personnages les scènes originelles où tout s’est noué que le sujet peut trouver un équilibre en modifiant son rapport au passé. Remémoration et répétition structurent l’expérience roma-nesque. » Le désir de répétition du lecteur par l’expérience de lecture fonde la tentation du

personnage-prétexte et de son effet sur le vouloir du lecteur. Voir ibid., p. 214.

comme exemplaires309. C’est l’imitation par l’identification qui fait appelle aux trois régimes de lecture :

Le lecteur de romans s’identifie au personnage (en tant que lisant), se projette dans la situation (en tant que lu), mais en conservant un recul (en tant que lectant). La démarche imaginaire est ainsi équilibrée par un retour au réel dans un mouvement de va-et-vient qui permet à la fiction de s’établir comme symbolique310.

Pour Jouve, la lecture participe à l’apprentissage de la vie parce que l’expé-rience proposée par les personnages exemplaires est un instrument de l’éducation et ainsi conclut-il :

Au terme de notre réflexion, rappelons-le avec force : la réception du personnage littéraire est la seule expérience d’une connaissance intérieure de l’autre. Le texte éclaire l’opacité d’autrui qui, dans le monde réel, fonde toutes les solitudes et les intolérances. La lecture romanesque est bien d’abord cela : une pédagogie de l’autre311.

La proposition de Jouve démontre comment peuvent être combinées les propo-sitions du lecteur implicite, de l’interaction et la coopération entre texte et lecteur de Wolfgang Iser et d’Umberto Eco, ainsi que les trois instances du lecteur de Michel Picard pour développer une approche méthodologique d’un lecteur réel à travers le rôle du personnage fictif. Tandis que Jouve se base toujours sur la perception et la réception du personnage à partir de son analyse et son interpré-tation des textes lus en tant que lecteur professionnel, les trois effets-personnages peuvent également être partiellement retracés dans les commentaires des lecteurs et lectrices en ligne312.