• Aucun résultat trouvé

Avant de nous intéresser plus spécifiquement à l’état de la recherche, comme nous le proposons dans la première partie, posons le contexte global de l’étude présente. Il s’agira en effet d’abord de proposer un aperçu de la recherche portant sur le livre en général au XXIe siècle et plus particulièrement sur la lecture à l’ère du numérique, et sur la manière dont cette recherche est menée via les humanités numériques.

Les travaux sur le livre et la lecture à l’ère du numérique sont encore peu nombreux ou peu concluants car la recherche manque encore de recul sur la transition du papier à l’écran, sur la différence entre les pratiques de l’imprimé et les pratiques de l’écran, sur les différences aussi entre les nouvelles modalités et plus encore les motivations (nouvelles ou dans la continuité des anciennes habitudes) de la lecture de loisir à l’ère du numérique. Certains travaux toutefois permettent de poser des jalons et d’identifier des objets d’analyses spécifiques. On en citera quelques-uns qui servent de balises.

Simone Murray propose en 2015 le terme « digital literary sphere » pour désigner l’interaction complexe entre la culture littéraire contemporaine et le nu-mérique :

This wording denotes not detailed close readings of specific digital literary experi-ments, nor the unfolding rivalries between specific e-book reader technologies, both of which are amply chronicled elsewhere. Rather, it encompasses the broad array of book-themed websites and other digital content whose focus is contemporary literature and its production, circulation, and consumption, however blurry that tripartite distinction has been rendered in an era of Web 2.0 and social media55.

Murray reprend ensuite le terme dans son ouvrage The Digital Literary

Sphere: Reading, Writing, and Selling Books in the Internet Era56et livre une in-troduction au phénomène des interactions complexes entre médias numériques et la production littéraire contemporaine pour décrire le chevauchement dynamique de l’imprimé, de l’oral et du numérique. Murray présente les manières dont les ac-tivités littéraires traditionnelles sont remodelées par les technologies numériques, tout en restant focalisé sur le livre imprimé et la fiction littéraire, car comme elle déclarait déjà en 2015 :

[W]hile e-book formats are undeniably encroaching upon the codex as literature’s dominant platform, and that pockets of specialist interest in niche digital-literary experiments remain, the vast majority of online literary discussion concerns tradi-tionally linear, single-author narratives published either in print form or in e-book versions that closely mimic the codex experience57.

55. Murray, « Charting the Digital Literary Sphere », op. cit., p. 313.

56. Simone Murray, The Digital Literary Sphere: Reading, Writing, and Selling Books in the

Internet Era, Baltimore: Johns Hopkins University Press, 2018, isbn: 978-1-4214-2609-9.

Murray procède par chapitre thématique pour circonscrire ce qu’elle nomme la sphère littéraire numérique ; son approche consiste surtout à conceptualiser les développements contemporains par rapport à leurs précurseurs historiques. Elle discute le rôle (performance) de l’auteur ou de l’autrice (de l’écriture en isole-ment et de la communication à travers le livre à l’interaction directe avec les lecteurs et lectrices via les réseaux sociaux numériques pour établir une présence et un persona numériques), la vente de livres et leur commercialisation (de la relation personnelle avec le ou la libraire à la recommandation par algorithme et des bandes-annonces vidéos), les festivals littéraires (accompagnés par la dif-fusion en flux et des discussions sur Twitter), les critiques en ligne (des critiques professionnelles aux lecteurs et lectrices ordinaires donnent leur avis, tout en gar-dant des structures de hiérarchies et de prestige via des palmarès), ainsi que les communautés de lecture en ligne (du club de lecteurs et lectrices traditionnel se réunissant en personne aux plateformes en ligne réunissant des lecteurs et lectrices géographiquement dispersés).

Murray invite vivement à s’intéresser aux paratextes numériques – sites web d’auteurs et d’autrices, critiques en ligne, bandes-annonces vidéos pour les livres, discussions sur Twitter accompagnant les festivals, etc. – qui sont souvent jugés triviaux, commerciaux, éphémères et pas dignes d’attention; à établir un échange fructueux entre plusieurs disciplines (histoire du livre, études littéraires, études culturelles et sciences de l’information et de la communication) pour étudier le phénomène émergent des contenus en ligne en lien avec la littérature contempo-raine, sa production, sa circulation et sa consommation.

Suite à la conférence annuelle de SHARP (Society for the History of

Author-ship, Reading and Publishing) de 2017 à l’Université de Victoria (Canada), Rachel

Noorda et Stevie Marsden tentent dans leur article « Twenty-First Century Book Studies58» de donner un aperçu de l’état de la recherche sur le livre au XXIe

siècle, telle que représentée à la conférence. Ainsi, les chercheuses révèlent des tendances, thèmes et discours critiques en cours et placent les recherches portant sur les phénomènes contemporains en tant que partie intégrante des études sur l’histoire du livre, car les données présentes sur les réseaux sociaux numériques offrent de l’histoire au moment où elle se produit59. Les pratiques du livre et de la lecture au XXIe siècle nous offrent la possibilité de nous interroger sur la na-ture et la définition du livre et de la lecna-ture à la lumière de leur re-nouvellement, ré-invention ou re-découverte et leurs re-définitions à l’ère du numérique.

58. Rachel Noorda et Stevie Marsden, « Twenty-First Century Book Studies : The State of the Discipline », dans : Book History, Vol. 22, no1, 23 oct. 2019, issn : 1529-1499, doi : 10.1353/bh.2019.0013.

Dans son article « Publishing Studies: Critically Mapping Research in Search of a Discipline60» Simone Murray propose cinq champs de recherche portant sur le livre au XXIe siècle : l’industrie et les informations professionnelles ; les récits personnalisés, tels que les mémoires, autobiographies et les histoires des mai-sons d’édition ; l’histoire du livre ; les études de la communication et des médias, les études culturelles et sociologiques ; les études nationales et post-coloniales61. Noorda et Marsden proposent d’y ajouter trois nouveaux enjeux pour intégrer la recherche qui a émergé depuis 2006 : les (con)textes numériques, l’économie du marché du livre et l’industrie et économie culturelles62.

La présente étude s’intéresse alors à ce que Murray désigne par digital literary

sphere ou Noorda et Marsden par digital (con)texts63 : les textes et contextes numériques en lien avec la production, circulation et, en l’occurrence, consom-mation littéraire contemporaine. Ces deux notions ne désignent d’abord que les ressources nativement numériques à étudier, car les travaux cités ne se soucient guère de l’emploi de méthodes d’analyse assistées par ordinateur. Murray note que bien que des outils numériques aient été employés pour l’étude des textes non nativement numériques, tel n’est guère le cas pour ce qu’elle désigne par « digital

paratexts ». Elle formule son point de vue surtout à partir de ses observations

concernant les chercheurs et chercheuses impliqués dans SHARP et invite à plus de permutations entre les disciplines :

DH practice cannot be merely a one-way street, furnishing scholars with digital tools with which to better analyze the literary past. It can, and should, equally involve bringing traditional critical humanities analytical mindsets to bear on the institutions of contemporary digital literariness to illuminate – and influence – our unfolding literary present […] But book history’s welcome ongoing parleys with the DH scholarly juggernaut should not preclude intellectual exchange with pre-existing disciplines with which SHARP has traditionally had little academic traffic: specifically media, communication and cultural studies, film and television studies, as well as the more bookish end of cultural sociology64.

Ce sont ces influences mutuelles entre les disciplines et les méthodes assistées par ordinateur – qui trouvent leur place dans ce champ de recherche émergent que sont le digital literary sphere et les digital (con)texts – qui sont au centre de l’article suivant consacré en particulier à la lecture (à l’ère du) numérique :

60. Voir Simone Murray, « Publishing Studies: Critically Mapping Research in Search of a Discipline », dans: Publishing Research Quarterly, Vol. 22, no4, 1er déc. 2006, issn: 1936-4792, doi: 10.1007/s12109-007-0001-4.

61. Voir Noorda et Marsden, « Twenty-First Century Book Studies », op. cit., p. 377. 62. Voir ibid., p. 381.

63. Noorda et Marsden discutent leur choix du nouveau terme bien que Murray ait proposé

digital literary sphere envers lequel elles se montrent réticentes à cause des connotations du

terme « littéraire », associé selon les disciplines et approches méthodologiques à des conceptions et jugements de valeur, et préfèrent alors un terme simplifié et épuré de telles implications, ibid., p. 382.

Simone Rebora et al. livrent dans leur article « Digital Humanities and Digital Social Reading65 » un résumé de l’état de la recherche portant sur la lecture à l’ère du numérique et le rôle des méthodes des humanités numériques pour l’explorer. Une bibliographie en évolution accompagne cet article indispensable pour comprendre l’état de la recherche actuelle66.

Faisant référence aux différentes dénominations de la lecture à l’ère du numé-rique – online book discussions, online reading and writing, (online) social reading, etc. – les auteurs et autrices proposent un nouveau terme : digital social reading : « In our study, we propose the term digital social reading (DSR) for shared reading

experiences which happen either online or offline but involve some use of digital technology and media, either for reading or for sharing experiences elicited by books67. » Ce terme désigne parfaitement ce sur quoi la présente étude réfléchit, en l’occurrence des commentaires en ligne portant sur des livres principalement lus en version imprimée. Les auteurs et autrices proposent plusieurs catégories dans lesquelles s’inscrivent les différents projets de recherche qu’ils associent au

digital social reading et identifient les disciplines ou les champs disciplinaires dont

les projets sont issus68. Les dix catégories sont :

— reading oriented research : la recherche se concentre sur le processus, l’ex-périence et l’impact de la lecture.

— literature as an institution : la recherche considère les discussions en ligne portant sur les livres comme une forme de critique littéraire ou de

gate-keeping, de garde-barrière.

— literacy : la recherche considère la lecture sociale numérique comme outil d’éducation pour la lecture, l’écriture, la littérature et le développement personnel.

— society : la recherche se concentre sur des enjeux sociaux qui sont illustrés ou contestés par la lecture sociale numérique – (in)égalité, participation, démocratie, féminisme et inclusion.

— community : la recherche se concentre sur les interactions entre les utili-sateurs et utilisatrices sur les différentes plateformes et sur la culture des plateformes spécifiques.

— market : la recherche considère les plateformes, textes et participants et participantes selon leurs objectifs économiques.

— textual : la recherche étudie les particularités des textes publiés sur les plateformes, notamment le style et les formulations.

65. Simone Rebora et al., « Digital Humanities and Digital Social Reading », dans : OSF

Preprints, 12 nov. 2019, doi : 10.31219/osf.io/mf4nj.

66. Voir Federico Pianzola et al., Digital Social Reading Public Bibliography, 2 nov. 2019, doi : 10.5281/zenodo.3525467.

67. Rebora et al., « Digital Humanities and Digital Social Reading », op. cit., p. 1. 68. Voir ibid., p. 2-7.

— source : la recherche se focalise sur ce que les activités de la lecture so-ciale numérique disent des textes qu’elles commentent, notamment leur réception et l’interprétation d’une œuvre ou d’un genre.

— site type : la recherche décrit les logiques et fonctionnalités des plateformes. — theory and method : la recherche focalise sur les besoins méthodologiques

qu’a la recherche de la lecture sociale numérique et les impacts théoriques qu’elle peut avoir sur les disciplines comme l’histoire du livre ou l’histoire de la lecture.

L’étude présente s’inscrit dans la catégorie de la « reading oriented research », la recherche orientée sur la lecture et que les auteurs et autrices définissent comme ceci :

With reading oriented research we mean research that studies the process, experience and impact of reading. The focus may be on the effects of the reading medium (paper, e-book); the research may use reviews and comments on texts to study reading processes, or it may differentiate among these processes by (genre of) book, time period, or author. However, in reading oriented research, the focus is on the act of reading itself and not on the interaction among readers, wider social implications, or the digital reading platforms. The real strength of reading-oriented DSR research is in the access to the reader’s experience69.

Le point focal de notre étude concerne les expériences de lecture et se base sur les commentaires en ligne pour détecter des énoncés indiquant des éléments des expériences. Toutefois, l’étude tente également de prendre en compte les inter-actions entre les lecteurs et lectrices, dans la mesure où celles-ci sont directement liées aux commentaires étudiés, à savoir le nombre d’appréciations (likes) et de commentaires en réaction au premier. La plateforme Babelio, dont sont issus les commentaires, est située dans le contexte plus global des échanges en ligne, no-tamment via des réseaux sociaux numériques, et ses fonctionnalités sont décrites, certes de manière restreinte en reportant les constatations de différentes études sur d’autres plateformes de communauté de critiques culturelles en ligne à propos de Babelio. Ainsi, la présente étude tire-t-elle profit de la recherche qui se fait dans deux autres catégories présentées par Rebora et al. : « community » et « site

type ».

Notre étude a également pour objectif de répondre partiellement aux interro-gations de la recherche que Rebora et al. ont classées dans les catégories « source » – quel est le contenu des critiques; comment les lecteurs et lectrices, parlent-ils

des trois ouvrages; quelle est leur réception ?

Enfin, la méthodologie de la présente étude s’inscrit dans la catégorie « theory

and method » – peut-on construire une méthodologie de recherche valide

impli-quant une base de données construite pour cette étude et un logiciel de statistique

et d’analyse textuelle (Iramuteq70) pour une approche de méthodes mixtes ? L’ap-proche des méthodes mixtes concerne deux niveaux : la combinaison du quantita-tif et du qualitaquantita-tif, ainsi que la combinaison d’analyses automatiques et d’analyses manuelles pour aborder les commentaires et leurs métadonnées. Quels résultats peut-on obtenir ? Les analyses proposées par Iramuteq, sont-elles pertinentes pour explorer les commentaires en ligne, et plus particulièrement pour détecter et ex-traire les expériences de lecture partagées dans ces commentaires ?

Les ouvrages de fiction et leurs commentaires en