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sélectif et positionnement critique et méthodologique

1.3 Approches littéraires

1.3.1 Théories de la lecture

1.3.1.6 Lecteur empirique et le jeu de la lecture – Michel Picard

Dans La lecture comme jeu243, Michel Picard propose d’analyser la lecture à l’aide du concept du jeu à partir de diverses positions par exemple de Sigmund Freud, Jean Piaget, Johan Huizinga, Émile Benveniste, Roger Caillois, chercheurs

236. Fish, Quand lire c’est faire, op. cit., p. 129-130. 237. Voir la préface d’Yves Citton, ibid., p. 24-25. 238. Voir la préface d’Yves Citton, ibid., p. 18.

239. Alexandra Saemmer, Esthétique de la réception, Publictionnaire. Dictionnaire encyclo-pédique et critique des publics, 19 oct. 2016, en ligne <http://publictionnaire.huma-num.fr/ notice/esthetique-de-la-reception/> (visité le 29/04/2020).

240. Voir Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit. 241. Voir Iser, L’acte de lecture, op. cit.

242. Pour un aperçu de la réception du concept communautés interprétatives, dans les sciences de la communication et des cultural studies, voir Valérie Magdelaine-Andrianjafitrimo et Bernard Idelson, Communauté interprétative, Publictionnaire. Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, 20 sept. 2015, en ligne <http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/ communaute-interpretative/> (visité le 29/04/2020).

243. Michel Picard, La lecture comme jeu : essai sur la littérature, Paris : Éditions de Minuit, 1986, isbn : 978-2-7073-1082-8.

qui n’évoquent pas forcément la lecture dans leurs réflexions selon Picard244. Il rappelle l’usage des métaphores telles que « règles du jeu », « entrée en jeu », « fonctionnement ludique » à l’égard de la littérature et de la lecture245. En al-ternant chapitres théoriques et interludes illustrant des aspects majeurs, il s’agit de montrer que la lecture est un jeu. Il synthétise les réflexions sur le jeu comme suivant :

Quant à ses fonctions, le jeu, en relation manifeste avec la symbolisation, serait à la fois défensif et constructif ; procurant une maîtrise particulière (« s’irréaliser pour se réaliser »), il remplirait un rôle intégrateur capital, tant interne qu’ex-terne (donc aux deux sens du mot). Quant à ses formes, il s’agirait d’une activité,

absorbante, incertaine, ayant des rapports avec le fantasmatique, mais également

avec le réel, vécue donc comme fictive, mais soumise à des règles. Sa gamme s’éten-drait des manifestations les plus archaïques et spontanées aux recherches les plus compliquées, de paida, Kredati, jocus, à ludus, ou si l’on veut bien adopter ce vocabulaire, en hommage à Winnicott, du playing (à l’exclusion du fooling) aux

games (à l’exclusion du gambling, du moins s’il est massivement dominé par le

hasard et/ou l’appât du gain)246.

Picard s’intéresse entre autre aux raisons du besoin de lire, mais plus que les motivations conscientes ce sont les « forces obscures », c’est-à-dire les raisons inconscientes qui l’intéressent247. Il retrouve l’absorption de l’enfant dans le jeu également dans la lecture comme nous le rappellent ces quelques citations : « ab-sorbé dans son passe-temps favori », « plongé dans ses livres », « toujours le nez dans ses bouquins248». Picard souligne le désinvestissement en cours lors du jeu autant que lors de la lecture où des circonstances matérielles le facilitent :

[O]n lit pendant son temps libre, au repos, si possible en un lieu familier, dans un fauteuil ou même son lit ; certains resserrent encore le cercle magique par les rituels privés d’une sorte auto-hypnose, pipe ou bonbon suçotés, silence complet ou musique de fond, radicale solitude, discrète présence amicale ou tendre. Le mouvement saccadé et rythmé des yeux, la « valse lente » au long des lignes qui se répète au long des pages peuvent également susciter un effet de quasi-fascination. Le corps tout entier paraît s’absenter, et se vit de façon presque fantasmatique ; les frontières s’effacent ; et c’est bien une expérience des limites249.

Cependant, il précise que cette absorption n’est pas à identifier à la passivité, mais que la lecture est bien une activité lors de laquelle le lecteur s’approprie le texte et qu’en plus, en contraste avec le spectateur de télévision ou l’auditeur de concert, son corps (mains et yeux) bouge250. À partir du constat du texte stimulant l’activité du lecteur par les « blancs » pour une collaboration, il conclut : « tout texte a du jeu, et sa lecture le fait jouer, en particulier dès qu’on atteint

244. Voir ibid., p. 30. 245. Voir ibid., p. 11. 246. Ibid., p. 30. 247. Voir ibid., p. 44. 248. Ibid., p. 46. 249. Ibid., p. 46. 250. Voir ibid., p. 46-47.

le niveau des fictions251. » Le désir de lire et de continuer de lire serait déclenché par divers procédés :

Appâté dès la page de couverture, ou même dès le lieu d’achat de son jeu, qu’il est persuadé de choisir librement, ce joueur, « intrigué », ferré dès les premiers leurres – d’autant plus attirants qu’ils sont davantage connus, et reconnus – , file jusqu’au bout du parcours programmé de l’intrigue sans reprendre haleine, sans mettre la tête hors de l’illusion, happé dans le courant de ce que Barthes nommait « code herméneutique » et qui s’apparente à quelque vorace curiosité toujours inassouvie. Il « dévore son livre », perd le contrôle de son activité, cesse de jouer, se fait jouer, se fait lui-même dévorer252.

La lecture comme jeu se déroulant dans un univers à part, ne distinguant pas entre vrai et faux, il faut supposer une mise à distance et prendre en compte le dédoublement et Picard propose ainsi les deux instances lectrices du liseur, et du

lu :

Le jeu dédouble celui qui s’y adonne en sujet jouant et sujet joué : ainsi y aurait-il un liseur et, si l’on ose dire, un lu. Le joué et le lu, seraient du côté de l’abandon, des pulsions plus ou moins sublimées, des identifications, de la re-connaissance et du principe de plaisir : il ranime l’objet d’investissement qu’il fut pour sa mère, dans l’illusion qu’elle entretient. D’où la forme passive. Le sujet jouant, le liseur, seraient du côté du réel, les pieds sur terre, mais comme vidés d’une partie d’eux-mêmes, sourdes présences : corps, temps, espaces à la fois concrets et poreux ; le jeu s’enracine dans une confuse expérience des limites, vécue quasi physiologiquement, dedans/dehors, moi/autre, présent/passé, etc.253.

Pour le liseur le monde extérieur ne cesse d’exister, le lu s’abandonne au principe du plaisir. Ce dédoublement ne suffit pourtant pas à rendre compte du statut de l’illusion, à comprendre comment le lecteur croit et ne croit pas à la « paradoxale réalité de l’illusion254 ». Picard a donc recours à la notion de « croyance », tout en niant le lien du sacré :

La moindre des investigations sincèrement désireuses de comprendre comment lisent la plupart des gens, la fameuse influence de l’audio-visuel sur la lecture, l’appréciation quantitative de ce qui se vend réellement sur les rayons « librairie » des supermarchés, des halls du livre ou des gares, invitent au moins à la prudence quand on disserte de la lecture. Qui oserait prétendre que nous vivons dans un monde où prédomine la rationalité ? Or rien de plus opposé à l’illusion ludique, en général ou dans la fiction littéraire, que tout ce qui ressemble à la superstition ou au sacré255.

Picard conclut son interrogation sur le statut de l’illusion dans la considéra-tion de la lecture comme jeu en insistant sur le côté playing comme suit :

On ne saurait assimiler la lecture à n’importe quel jeu. Ce qui fait son intérêt, sa spécificité, mais aussi sa complexité, c’est qu’elle additionne et concentre plusieurs types de jeux, de caractères et de niveaux différents. […] Aussi, s’est-on tenu plutôt 251. Ibid., p. 48.

252. Ibid., p. 49. 253. Ibid., p. 112-113. 254. Ibid., p. 115. 255. Ibid., p. 119.

sur son versant fantasmatique, du côté des jeux précoces d’imagination et de rôles256.

Ensuite, Picard s’oriente vers le côté « game » de la lecture en prenant en compte les règles du jeux de la lecture afin d’analyser cette activité à ranger parmi les « jeux de règles »257. La lecture oscille en permanence entre liberté subjective du lecteur et contraintes du jeu de règles. Les compétences des lecteurs apportent de la variété dans leurs jeux à la littérature :

Non seulement les compétences lectrices diffèrent, et enferment chaque lecteur dans son système (plus ou moins) individuel de références, dans sa propre inter-textualité, ses propres répertoires, sinon ses critères et ses valeurs à lui (comme il le croit), mais de plus, liés à leur histoire personnelle et à la qualité de leur aire transitionnelle, d’énormes décalages existent entre les facultés de jouer des individus : de jouer à la littérature ou à n’importe quoi258.

Il faut donc prendre en compte autant le subjectivisme que l’objectivisme à l’égard de la lecture. L’activité de lecture est si complexe qu’une réduction au point de vue subjectiviste n’est pas envisageable car « le texte résiste259» et c’est le « texte, jouet complexe, […] qui fait surgir l’altérité260. »

La fonction modélisante de la lecture par l’accès à l’altérité est dépendante autant du playing que du game, car la lecture est « à la fois jocus et ludus, jeu d’imagination, ou de fiction, ou de rôles, et jeu de règles261». Ce sont les règles qui permettent la maîtrise de l’altérité par sa mise à distance, c’est le game qui discipline le playing symbolique et imaginaire. Picard mentionne deux catégories de règles : la réglementation générale par les systèmes cognitifs, interprétatifs et ludiques à un moment donné ainsi que les codes socio-idéologiques, puis des mo-dèles et codes spécifiques (genres, tons, styles, tropes, figures) qui sont englobés dans la première catégorie262. Cette association du game et du playing est fonda-mentalement caractéristique à la lecture qui nécessite un équilibre entre les deux, car sinon le jeu ne fonctionne plus :

[S]i le playing l’emporte, le protocole de lecture demeure infantile, partiel, fragile, risquant à tout moment de se défaire – et le playing de glisser vers la fantasmati-sation ; si le game l’emporte, le protocole est tout aussi partiel, mais autrement : on se maintient sur les hauteurs de l’ironie, du démontage formaliste, de la cé-rébralité rationalisante – avec le danger d’une efficacité psychique réduite, voire d’une sortie vers le travail, du côté du réel263.

Outre la lecture proprement dite, Picard invite à considérer la critique litté-raire comme un jeu ou au moins une manière de jouer à la littérature :

256. Ibid., p. 122. 257. Voir ibid., p. 122. 258. Ibid., p. 141. 259. Ibid., p. 145. 260. Ibid., p. 153. 261. Ibid., p. 162. 262. Voir ibid., p. 163-164. 263. Ibid., p. 168.

La critique comme genre, dont l’histoire est marquée par l’esprit de sérieux souvent le plus austère, dans la mesure où elle ne peut pourtant que tendre vers une scientificité toujours virtuelle et donc assumer sa part artistique, pourrait bien, on le sait, être elle-même une manière de jeu264.

Picard souligne qu’il n’y a point de différences dans les procédés interprétatifs lors de la lecture chez le critique professionnel et chez l’amateur. Chacun procède « dans les limites de son horizon d’attente, de sa formation littéraire et philoso-phique, de sa culture générale, de ses facultés intellectuelles265» pour comprendre sa lecture. Afin de prendre en compte cette dimension de la compréhension et de l’interprétation de la lecture, Picard introduit la notion du lectant désignant « la nouvelle instance ludique entrant en relation avec le liseur et le lu266 ». Par ces trois dimension, le lecteur est alors triple :

[L]e liseur maintient sourdement, par ses perceptions, son contact avec la vie physiologique, la présence liminaire mais constante du monde extérieur et de sa réalité ; le lu s’abandonne aux émotions modulées suscitées dans le Ça, jusqu’aux limites du fantasme ; le lectant, qui tient sans doute à la fois de l’Idéal du Moi et du Surmoi, fait entrer dans le jeu par plaisir la secondarité, attention, réflexion, mise en œuvre critique d’un savoir, etc.267.

À la suite de l’établissement des trois instances lectrices, Picard tente de défi-nir la lecture littéraire. Le rapport ludique que le lecteur entretient avec le texte lui confère la qualité littéraire. Au lieu de parler de « l’effet de lecture », il préfère parler de « l’effet littérature268» qui « n’est concevable que pour le joueur expé-rimenté, l’“amateur” averti269 » car « [l]’évaluation artistique est nécessairement

comparative270. » Picard argumente en faveur de l’intertextualité271 comme pra-tique ludique272 autant au niveau de l’écriture que dans la reconnaissance lors de la lecture : « Jouer le jeu de la lecture littéraire, dans cette perspective des réécri-tures, c’est donc être capable d’apprécier la virtuosité exhibée, le jeu de l’inter-prète d’une partition connue. L’amateur est nécessairement un connaisseur273. » Le connaisseur, ou le lettré, prend plaisir à « bien jouer » à comprendre pourquoi « c’est bien joué274» en contraste avec le consommateur de livre, « l’anti-lecteur », le membre anonyme d’un public ciblé, qui est joué en entreprenant un décodage mécanique, en projetant sa grille de lecture sur les textes275.

264. Ibid., p. 200. 265. Ibid., p. 204-205. 266. Ibid., p. 213-214. 267. Ibid., p. 214. 268. Ibid., p. 241. 269. Ibid., p. 242. 270. Ibid., p. 242.

271. Voir la table 36 (p. 569) pour des exemples de la mention de l’intertextualité perçue dans les critiques de l’échantillon.

272. Voir Picard, La lecture comme jeu, op. cit., p. 245. 273. Ibid., p. 245.

274. Ibid., p. 246. 275. Voir ibid., p. 252.

La proposition de Picard ne se sert du jeu ni pour comparaison, ni de méta-phore mais se réfère aux caractéristiques et aux fonctions du jeu pour la concep-tion et la descripconcep-tion de la lecture comme jeu. Picard constate que toutes les caractéristiques du jeu (du playing au gaming) se retrouve dans la lecture litté-raire276 qu’il définit comme un « jeu social des plus complexes et des plus raffinés, du fait de la sophistication de ses réglementations277» :

La lecture littéraire correspondrait donc, pour un lecteur donné et les potentiali-tés réelles d’un texte, à l’exploitation maximale de l’aire transitionnelle dans les limites de laquelle ce lecteur s’édifie comme sujet, grâce aux activités conjointes et dialectiques de ce qu’on a proposé d’appeler le liseur, le lu et le lectant278.

Son analyse tente de révéler le besoin de lecture, les plaisirs de lecture, les effets de lecture et de donner une définition de la littérature comme activité avec son fonctionnement ludique279.

Dans l’introduction de Lire son temps280, Picard rappelle sa définition de la lecture littéraire :

La littérature est non une chose, bibliothèque, livre, texte, mais une activité. Cette activité est non l’écriture mais essentiellement la lecture. La lecture littéraire n’est rien d’autre qu’une forme de jeu, l’une des plus complexes et des plus efficaces que notre civilisation puisse nous offrir. Car le jeu ne se réduit pas à l’amusement, à la distraction, à l’évasion ; sa prétendue gratuité risquerait d’abuser sur sa véri-table fonction, littéralement vitale : activité absorbante, incertaine, vécue comme fictive et cependant soumise à des règles, oscillant entre un pôle enfantin, affectif (paidia, jocus, playing), et un pôle adulte, plus intellectuel (ludus, games), le jeu a pour le Sujet un rôle à la fois défensif et constructif, procurant une maîtrise symbolique et intégratrice. La lecture littéraire se caractérise en ceci qu’on y joue seul, avec le langage (écrit et élaboré en textes), en se soumettant librement à une double réglementation spécifique concernant et l’entrée en illusion et le parcours narratif281.

En partant de sa conception de la littérature littéraire et de la lecture comme activité ludique, Picard distingue deux types de lecture : les lectures qui res-semblent au travail et sont alors valorisées – lectures d’informations, permettant de rassembler et accumuler des connaissances, de s’enrichir de valeurs et de faire rentabiliser le temps – face aux lectures qui sont liées à l’amusement et alors tolérées mais méprisées – lectures d’évasion qui ne laissent rien et ne produisent rien282. Selon Picard, ces types de lecture reposent sur les principes de nutrition pour le premier et de la consommation pour le second283.

276. Voir ibid., p. 294. 277. Ibid., p. 295. 278. Ibid., p. 294. 279. Voir ibid., p. 294.

280. Michel Picard, Lire le temps, Paris : Les éditions de Minuit, 1989, isbn : 978-2-7073-1294-5.

281. Ibid., p. 7-8.

282. Voir ibid., p. 14-15. Ce constat est certes révolu par l’existence des traces de tout type de lecture aussi prolifiques et conservées en ligne que jamais.

Dans l’étude sur la lecture comme jeu qui se nourrit autant des conclusions sur les lecteurs abstraits (le lecteur implicite de Wolfgang Iser et le Lecteur Modèle d’Umberto Eco) que de la psychanalyse freudienne prenant en compte l’Incons-cient, Picard tente de déplacer le point de vue sur le lecteur réel, empirique en s’intéressant aux aspects ludiques de la lecture et des effets de celle-ci sur le lec-teur. La conception de la lecture comme jeu permet d’approcher le besoin de lire, les plaisirs de la lecture et les effets de la lecture, ainsi que la prise en compte des contraintes du game (règles et normes) et des libertés du playing (histoire et compétences personnelles) du lecteur. En proposant les trois instances lectrices du liseur, lu et lectant, Picard propose une approche assez complexe du lecteur réel qui est reprise par Vincent Jouve dans L’effet-personnage dans le roman284

pour l’affiner à ses propres fins.