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Procédures pour mesurer le taux d’escompte

I.6. Réflexions méthodologiques: mesurer l’escompte temporel

I.6.1. Procédures pour mesurer le taux d’escompte

Nous discutons ici les méthodes utilisées pour mesurer les taux d’escompte. Ces procédures peuvent grossièrement être divisées en deux types: d’un côté les études de terrain qui infèrent les taux d’escompte implicites à partir de décisions économiques prises par les individus dans leur vie courante; de l’autre les études expérimentales, largement majoritaires, dans lesquelles les individus doivent faire un choix entre des options intertemporelles stylisées faisant intervenir des récompenses soit réelles soit hypothétiques. Les deux groupes peuvent être sujets à différentes sources d’erreurs.

I.6.1.1. Etudes de terrain

Certains auteurs ont estimé les taux d’escompte à partir de comportements économiques de la vie réelle qui impliquent des arbitrages intertemporels entre le futur proche et un futur plus lointain. Les premières études de ce type (Haussman, 1979 ; Gately, 1980 ; Ruderman et al., 1987) ont été réalisées à partir de choix d’équipements électriques qui impliquaient un arbitrage entre le coût immédiat (le prix d’achat) et les bénéfices futurs (les économies d’énergie). Les taux d’escompte implicites obtenus dans ces études (jusqu’à 300%) sont ressortis largement au-dessus des taux d’intérêt et affichent une variabilité importante entre études et selon les catégories de produits.

Plus récemment, Warner et Pleeter (2001) ont analysé les décisions financières prises par des militaires US lors de leur départ de l’armée qui avaient le choix entre des indemnités sous forme d’une soulte ou de versements annuels. Une majorité des gradés et plus encore des

non-gradés ont préféré recevoir la soulte, trahissant là aussi un taux d’escompte largement supérieur aux taux d’intérêt de l’époque. Shapiro (2005) a étudié l’utilisation des tickets alimentaires (mensuels) reçus par les familles nécessiteuses américaines et obtenu une décroissance de la consommation (mesurée en apports caloriques) très nette au fil du mois qui suggère un taux d’escompte très élevé, proche de 7% par mois. Harrisson, Lau et Williams (2002) fournissent une étude à mi-chemin entre terrain et expérience. Ils ont envoyé par courrier à un échantillon aléatoire de plusieurs centaines de citoyens danois un questionnaire calqué sur le modèle d’un questionnaire utilisé en laboratoire. Les 268 répondants, âgés de 19 à 75 ans, ont affiché un taux d’escompte moyen de 28%.

Enfin, recourant à des données microéconomiques sur la consommation sur lesquelles elle a appliqué des équations d’Euler qui relient le taux de croissance de la consommation au taux d’escompte (et au taux d’intérêt), Lawrence (1991) a obtenu que les taux d’escompte moyen des ménages américains variaient entre 10% et 19% selon les caractéristiques socioéconomiques des ménages.

Si les études de terrain apportent une crédibilité aux comportements étudiés, leurs conclusions sont en contrepartie sujettes à discussion du fait de la complexité des décisions de la vie réelle (qui dépendent souvent de multiples critères) et de l’incapacité pour le chercheur de contrôler l’environnement des décisions. Par exemple, les taux d’escompte très élevés obtenus dans les études sur le matériel électrique peuvent ne pas refléter seulement les préférences temporelles des agents mais également d’autres préférences (relativement aux performances esthétiques et accoustiques…) ou encore d’autres considérations (la méfiance vis-à-vis des économies annoncées). Dans l’étude de Warner et Pleeter sur les décisions des militaires américains, les enquêtés ont pu éprouver des difficultés à calculer la valeur actualisée des annuités proposées (ce que tendent à suggérer les différences de choix entre non-gradés et officiers) ou une appréhension à l’idée d’une renégociation de ces annuités en cas de changement de politique.

I.6.1.2. Etudes expérimentales

Etant données les difficultés à collecter et interpréter les données de terrain, la plupart des études visant à estimer les taux d’escompte sont réalisées à partir d’expériences en laboratoire utilisant des procédures standardisées sur des sujets facilement disponibles (les étudiants).

La procédure par choix (choice) est la méthode expérimentale la plus répandue pour

estimer les taux d’escompte (par exemple Read, 2001 ; Harrison, Lau et Williams, 2002 ; Read et al., 2005 ; Green et al., 2005 ; Weber et Chapman, 2005). Dans cette procédure, les sujets doivent choisir entre un petit revenu x reçu rapidement ( , )x t et un plus important reçu plus tard ( ', '), avec 'x t x >x et 't > . Chaque choix ne fournissant qu’une borne haute (quand t la récompense la plus imminente est choisie) ou basse (quand la récompense la plus lointaine est préférée) pour le taux d’escompte, la procédure est répétée de manière à obtenir une fourchette d’estimation étroite. L’utilisation de ressources informatiques facilitent cette itération et permettent une estimation fine (de l’ordre de un ou deux pourcents) des taux d’escompte utilisés par les sujets.

La procédure par égalisation (matching) constitue une autre méthode commune pour

extraire les taux d’escompte (dernièrement Read et Roelofsma, 2003 ; Weber et Chapman, 2005 ; Leboeuf, 2006). Les sondés doivent égaliser deux options intertemporelles ( , )x t et ( ', ')x t en déterminant le paramètre laissé vierge (x, x’, t ou t’). Cette procédure est plus rapide que la procédure par choix puisqu’il suffit d’une seule réponse pour obtenir le taux d’escompte implicite du sujet sur la période concernée par le choix.

Les deux dernières procédures, très proches, s’opposent aux deux premières parce qu’elles ne reposent pas sur la comparaison entre options. Elles sont très minoritaires. La

procédure par estimation (pricing) (Loewenstein, 1987 ; Kirby, 1997) consiste à mettre un

prix sur une option uni- ou intertemporelle tandis que la procédure par évaluation (rating) (Redelmeier et Heller, 1993 ; Shelley, 1994) consiste à émettre un jugement sur l’attractivité de l’option.

Ces différentes procédures expérimentales sont sujettes à des facteurs biaisant les réponses des sujets. Un biais important pour la procédure de choix est le biais d’ancrage: il semble que les taux d’escompte obtenus à partir des réponses sont biaisés dans le sens du taux d’escompte qui égalise la première paire d’options à laquelle l’individu est soumis (Green et al., 1998 ; Delquie, 1997). Selon Frederick et al. (2002), l’effet d’ancrage pourrait être minimisé en soumettant les sujets à des ancres opposées- c’est à dire poser successivement 1) choisir entre 100 euros aujourd’hui et 101 euros dans un an, 2) entre 100 euros aujourd’hui et 10000 euros dans un an, 3) entre 100 euros aujourd’hui et 105 euros dans un an, ou mieux encore, en proposant des ancres de signe contraire. Si dans la procédure d’égalisation, les réponses ne peuvent pas être ancrées, la justesse des réponses y est toutefois tout aussi

critiquable: il se pourrait que, pour répondre, les sondés utilisent davantage des règles mathématiques grossières (multiples de 2, de 5 ou de 10) qu’ils ne révèlent précisément leurs préférences temporelles.

Par ailleurs, l’hétérogénéité des résultats obtenus dans des procédures théoriquement équivalentes jette quelque peu le discrédit sur la fiabilité des réponses. Loewenstein (1988) obtient que les taux d’escompte sont sensiblement plus faibles quand il est demandé aux sujets d’évaluer une option que lorsqu’il leur est demandé de comparer deux options. Les méthodes utilisées pour une même procédure peuvent également affecter les résultats. Dans le cas de la procédure par égalisation, Roelofsma (1994) obtient que le taux d’escompte est très supérieur lorsque l’individu choisit le montant qui le rend indifférent (x ou x’) que lorsqu’il détermine la durée (t ou t’). Quant à Frederick et Read (2002), ils ont relevé que les taux d’escompte implicites étaient beaucoup plus élevés quand il était demandé aux sujets de générer la récompense future (x’) que lorsqu’il leur était demandé de générer la récompense présente (x).

Un dernier questionnement concernant les études expérimentales tourne autour du choix entre récompenses réelles et virtuelles. Chaque procédure a ses avantages. La première assure le sérieux et la véracité des réponses tandis que la seconde permet de tester les préférences temporelles des individus à partir d’un spectre de récompenses très large, inaccessible pour les études avec récompenses réelles (pertes et montants importants). La plupart des études utilisent en fait une approche intermédiaire : elles offrent à seulement quelques sujets tirés au sort la récompense qu’ils ont choisie dans l’expérience. Les rares travaux comparant les résultats de procédures avec récompenses réelles et virtuelles n’obtiennent pas de divergence significative (Lagorio et Madden, 2005). Elles confirment les résultats d’autres études portant sur différents types de choix (Johannesson et al., 1997 ; Camacho-Cuena et al., 2004), de sorte qu’il ne peut, en l’état actuel des choses, être formellement rejeté que les comportements en situation virtuelle reflètent ceux en condition réelle.