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I.6. Réflexions méthodologiques: mesurer l’escompte temporel

I.6.2. Facteurs de confusion

En plus des biais propres aux procédures choisies par les expérimentateurs, les estimations des taux d’escompte sont affectées par les postulats qui sont faits implicitement dans les expériences (voir sous-section 3.3).

I.6.2.1. Réallocation de la consommation et arbitrage

Mulligan (1996) puis Rinaudo (2002) font remarquer qu’en théorie, les choix entre des objets échangeables ne reflètent en rien les préférences temporelles. Seuls les choix entre biens de consommation immédiatement périssables renseignent sur les taux d’escompte. En présence de marchés parfaits, le choix entre deux options chronologiquement distinctes se borne en effet à choisir l’option présentant la valeur actualisée (au taux d’intérêt du marché) la plus élevée. Ainsi la présence de marchés financiers devrait-elle faire converger les taux d’escompte individuels vers le taux d’intérêt du marché.

Les études qui déduisent les taux d’escompte à partir de choix entre biens échangeables (notamment les récompenses monétaires) négligent donc les opportunités d’arbitrage intertemporel. Elles postulent de fait que l’individu n’a pas conscience de l’existence des marchés financiers ou qu’il ne peut les utiliser. Bien que les deux postulats paraissent peu réalistes, les résultats obtenus par ces études (avec des taux d’escompte nettement supérieurs aux taux d’intérêt) semblent indiquer que les individus au moment des choix intertemporels ne prennent pas en compte les possibilités d’arbitrage concrètes qui s’offrent à eux. Les sujets semblent répondre comme si les marchés n’existaient pas et qu’ils devaient par conséquent consommer immédiatement les récompenses proposées dans les expériences. Ce faisant, il n’est pas impossible que les réponses données soient effectivement motivées par les préférences temporelles individuelles (ou par toute autre considération).

I.6.2.2. Utilité concave

L’estimation immédiate des taux d’escompte à partir des réponses données dans les expériences sur les choix intertemporels suppose que les expérimentateurs considèrent que la fonction d’utilité instantanée des sujets est linéaire par rapport aux récompenses proposées (argent, consommations diverses, temps de loisir, états de santé...), c'est-à-dire que

( ) , 0

u x =α αx > . C’est en effet le seul type de fonctions d’utilité qui permette de calculer directement les facteurs d’escompte à partir des ratios entre récompenses jugées équivalentes. Si, en réalité, la fonction d’utilité est convexe (utilité marginale croissante) ou concave (décroissante), alors les estimations sont biaisées. Pour le cas classique où l’utilité est concave dans les gains, les facteurs (respectivement les taux) d’escompte estimés sont mécaniquement sous-évalués (resp. surévalués) puisque le ratio des utilités associées aux récompenses est en

fait supérieur au ratio des récompenses ( ( ) ( ') ' u x x u x > x si x'> >x 0, 0 u x> ∂ et 2 2 0 u x< ∂ ). Ce

point important est rarement discuté dans les études. Au mieux, il peut être évacué dans les expériences mettant en jeu des sommes très faibles relativement au patrimoine et aux revenus des sujets, sommes pour lesquelles il est concevable de postuler la linéarité de l’utilité. En revanche, il s’avère que pour les montants plus importants, la sous-estimation devient significative, de sorte que l’effet d’amplitude documenté à la sous-section 5.4 est sans doute encore plus large que ce que laissent entrevoir les taux d’escompte nominaux.

Frederick, Loewenstein et O’Donoghue (2002) discutent des méthodes permettant d’éliminer ce facteur de confusion. Ils proposent d’utiliser directement des jugements d’utilité à la place des données nominales. Le taux d’escompte serait obtenu en faisant le ratio des jugements entre deux dates. Ils proposent autrement d’inférer d’abord la fonction d’utilité de l’individu puis de réaliser les expériences standard de choix intertemporel. Les réponses pourraient ainsi être retraitées à partir de la fonction d’utilité implicite.

I.6.2.3. Incertitude

Dans les études expérimentales en matière de choix intertemporel, une des instructions fréquentes indique que les gratifications futures seront versées avec certitude. Il n’est pas sûr que les individus tiennent compte (ou puissent tenir compte) de ce postulat car le futur, pour l’esprit humain, est souvent associé à l’incertitude. De même, en matière d’études de terrain, il est supposé que les individus font pleinement confiance lorsque dans un choix intertemporel les revenus futurs sont présentés comme certains (par exemple les économies d’énergie chez Lawrence 1991, ou les annuités à verser par l’armée américaine chez Warner et Pleeter, 2001). Ainsi il devient difficile de déterminer si les taux d’escompte implicites sont dictés par les préférences temporelles en elles-mêmes ou par l’aversion au risque que constitue l’ajournement d’une récompense. L’existence de ce risque ”subjectif” peut donc biaiser à la hausse l’évaluation des taux d’escompte. Des travaux ont montré que l’introduction d’une incertitude objective aussi bien pour les récompenses présentes et futures conduit à diminuer considérablement le taux d’escompte (Keren et Roelofsma, 1995 ; Albrecht et Weber, 1996 ; Chesson et Viscusi, 2000 ; Weber et Chapman, 2005).

I.6.2.4. Inflation et changements d’utilité

L’inflation peut également biaiser à la hausse les taux d’escompte puisqu’elle fournit une raison de dévaluer les revenus futurs. Les expériences ignorent ce point. De facto elles supposent une inflation nulle, c’est à dire que 100 euros reçus aujourd’hui offrent la même

utilité instantanée que 100 euros reçus dans un mois, dans un an ou dans dix ans. Ce postulat est d’autant plus inexact quand les sujets ont expérimenté ou anticipent une inflation significative. A l’inverse, il est possible que les sujets eux-mêmes sous-estiment l’impact de l’inflation sur leurs utilités futures, limitant le biais inflationniste dans l’estimation des taux d’escompte. Benzion et al. (2004) montrent que les sujets ont tendance à sous-estimer le poids des intérêts composés, notamment pour les périodes longues et les taux d’inflation élevés. Au lieu d’utiliser la fonction exponentielle pour évaluer les prix capitalisés, ils recourraient, selon les calibrations effectuées par les auteurs, sans doute davantage à une fonction linéaire, puis ajouteraient une prime (trop faible) pour tenir compte des intérêts composés.

De la même manière, l’individu peut déprécier l’utilité des revenus futurs s’il anticipe pour lui une croissance de son niveau de vie avec le temps (patrimoine, revenu et consommation). Comme pour l’inflation, cet effet peut biaiser à la hausse l’estimation des taux d’escompte, notamment si les sujets questionnés s’apprêtent à connaître un changement important dans leur vie socio-économique (entrée dans la vie active, perte d’emploi, mariage, départ en retraite, etc.).

I.7. Conclusion

Les multiples anomalies du modèle DU révélées par les études empiriques ont amené les chercheurs à imaginer d'autres modélisations pour les choix intertemporels. Pour améliorer leur capacité descriptive, ces modèles relâchent une ou plusieurs des hypothèses restrictives du modèle standard. Le modèle qui a retenu le plus l'attention de la communauté académique est sans conteste le modèle d'escompte (quasi-)hyperbolique qui pose la non stationnarité des préférences temporelles. Cette formalisation implique des préférences temporelles décroissantes avec l'intervalle de choix et avec le délai par rapport au présent. Le chapitre II fait la lumière sur ce modèle.

II. Un nouveau cadre: l'escompte (quasi-)