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Problématique et hypothèses sur la professionnalisation des dirigeants bénévoles

Chapitre 2. De l’amateur au professionnel, un bénévolat fédéral en mutation

3. Problématique et hypothèses sur la professionnalisation des dirigeants bénévoles

Notre problématique, à travers l’étude de l’organisation sportive fédérale, est un questionnement sur la professionnalisation des dirigeants bénévoles, sur ses causes et sur ses conséquences. Il s’agit de nous interroger sur les logiques organisationnelles et bénévoles dans une société (et celle sportive n’y échappe pas) pénétrée par la rationalité professionnelle et économique. Notre intention est donc de comprendre comment se réalise cette professionnalisation et comment elle est gérée par les bénévoles élus des fédérations. Cette évolution ne rompt-elle pas l’équilibre apparent des forces et ne conduit-elle pas à une redistribution de la « carte des pouvoirs » entre les dirigeants fédéraux ? Ne remet-elle pas en cause l’ordre sportif associatif (la

« Doxa ») et ceux qui en sont les dépositaires, c’est-à-dire les bénévoles ? En brouillant les repères identitaires de la culture

92 La Lettre de l’économie du sport n° 570 du 2 mai 2001.

bénévole traditionnelle, la professionnalisation n’annonce-t-elle pas des formes plus intéressées d’engagement militant ?

Un rapport parlementaire récent93 fait état de la confusion qui réside aujourd’hui entre le monde associatif et le monde de l’entreprise.

Soulignant que « la technicité croissante des tâches confère un pouvoir chaque jour plus grand aux salariés »94, il précise que la disparition du bénévolat au bénéfice du salariat bouleverserait l’équilibre des pouvoirs au sein de l’association et remettrait en cause le statut associatif au bénéfice du statut commercial. Il précise également que la montée en puissance des professionnels observable dans le milieu associatif en général (le cas de la professionnalisation des associations humanitaires et des ONG est aussi souvent évoqué95) semble en mesure de modifier durablement le statut des bénévoles et la nature de leur engagement considéré (à tort ou à raison) désintéressé qui est au fondement de la loi de 1901 sur le contrat d’association. La possibilité évoquée aujourd’hui de rémunérer les dirigeants bénévoles (comme le sont les élus territoriaux) illustre un des aspects de cette évolution. Les fonctions que les acteurs dirigeants incarnent sont électives, administratives ou techniques. Dans le contexte d’une très forte professionnalisation, ces fonctions se chevauchent parfois, se confondent et traduisent des conflits de territoires mais aussi des rapports de concurrence. Au sein des groupes d’intérêt (au sens de collectif d’individus « par lesquels les

« intéressés » sont rassemblés et « intéressés » à leurs intérêts »96) qui peuvent émerger, nous observons une évolution des positions et des projets organisationnels des dirigeants bénévoles. Le croisement des trajectoires militantes et identitaires de ces derniers, à la fois individuelles et collectives, est souvent source de conflit.

Toutes ces interrogations nous amènent à poser comme première hypothèse que les fédérations sportives suivraient un cycle de vie qui, de la structure associative, les conduirait à terme à se rapprocher de la structure professionnelle entrepreneuriale. Dans cette conception systémique et évolutionniste, nous pensons que cette professionnalisation suit la bureaucratisation de l’ensemble des

93 Rapport Derosier, « Quel avenir pour la fonction de dirigeant d’association ? Diriger une association aujourd’hui : une pratique bénévole ou rémunérée », octobre 2000.

94 Ibid., p. 34.

95 Voir l’article de Troger V., « Les ONG à l’épreuve de la critique », Sciences Humaines, voir également Laville J. L. et Sainsaulieu R., « Sociologie de l’association.

Des organisations à l’épreuve du changement social », 1997.

96 Offerlé, 1998, p. 44.

institutions en charge du sport97. En fédérant les associations locales dans le but d’universaliser les règles sportives et pour répondre à une finalité compétitive, les organisations fédérales ont progressivement centralisé les processus de prise de décision et monopolisé durablement les pouvoirs. Elles ont augmenté de volume, elles se sont bureaucratisées dans un contexte de forte marchandisation du sport et il nous semble que la professionnalisation des organisations sportives est une des conséquences de cette bureaucratisation. Ces organisations ont dû rationaliser leur mode de fonctionnement et faire appel de plus en plus à des professionnels et à des spécialistes, au risque de déstabiliser le pouvoir en place. Quand Boncler, s’inspirant du cycle de vie de Rochet, explique que l’association, avec le temps, est composée de bénévoles de moins en moins motivés et de professionnels de plus en plus spécialisés, il veut montrer que l’association se professionnalise et ce processus conduit à ce que le pouvoir passe aux mains des professionnels. Cette évolution conduit paradoxalement à inverser quelque peu les rôles entre les amateurs et les professionnels : ce sont moins les amateurs qui, aujourd’hui, définissent le projet social que les professionnels dont la plupart est salariée dans l’association (Boulte parle même de professionnalisation du projet social98). Bien que ces organisations soient fortement attachées à une idéologie associative, les enjeux économiques sont devenus, pour certaines, si importants et si incontournables qu’elles sont obligées d’intégrer une culture professionnelle d’entreprise dans une gestion qui, jusqu’à peu, relevait de la seule culture de l’amateurisme. Nous posons l’hypothèse que, dans le jeu des coalitions internes qui se créent, cette professionnalisation est inéluctable et, lorsqu’elle s’étend aux dirigeants bénévoles élus de l’organisation, marque la dernière étape du cycle de vie fédéral, celle de l’entrepreneurisation de l’organisation, celle aussi de la redéfinition de son projet associatif. Notre réflexion veut être une interrogation sur ce paradoxe auquel sont confrontés les dirigeants associatifs qui, tout en étant obligés de se professionnaliser, veulent préserver leur identité bénévole ou, plus précisément, leur ethos bénévole, au sens donné par

97 En cela, nous rejoignons les conclusions des sociologues notamment anglo-saxons sur l’émergence d’une configuration organisationnelle sportive ayant la forme d’une bureaucratie professionnelle de plus en plus aux mains des salariés mais aussi celle de Mayaux sur la configuration missionnaire/politique dans la mesure où les organisations sportives entrent dans des formes politisées tout en maintenant leurs structures associatives.

98 Boulte, 1991.

Bourdieu99 de forme intériorisée et plus ou moins consciente de la morale et de l’éthique. Si beaucoup d’associations ne nient plus d’ailleurs leur double appartenance à des modèles de gestion à priori opposés, elles ne peuvent occulter l’ambiguïté qui réside dans le fait que ce sont des bénévoles élus qui gèrent de manière « désintéressée » une association dont le fonctionnement est de plus en plus intéressé.

C’est là le « dysfonctionnement associatif » dont parle Laville100 auquel sont confrontées les associations qui doivent à la fois préserver leur identité (donc celle de leurs bénévoles) tout en devant se rapprocher du modèle de l’entreprise. C’est là le « paradoxe fondamental » évoqué par Loirand101 entre les exigences de rationalisation auxquelles doivent répondre les organisations sportives prestataires de service102 et la nécessité de préserver leur identité traditionnellement portée par la logique du désintérêt et de la gratuité.

Notre démarche va consister à étudier ce mariage ambigu et presque forcé entre le modèle associatif et le modèle de l’entreprise sous l’angle particulier de la professionnalisation des dirigeants bénévoles.

Nous posons comme deuxième hypothèse que s’opérerait au bout du compte une professionnalisation des dirigeants bénévoles fédéraux au sens où ils seraient plus impliqués techniquement (par les formations suivies et les diplômes sportifs obtenus) et professionnellement (par les activités exercées) dans le champ sportif concerné. Cette professionnalisation, qui n’est au fond que la conséquence d’une rationalisation accrue du fonctionnement associatif conduisant à ce que les acteurs soient soumis à plus de rigueur, de responsabilités, de contraintes administratives dans une société (et par la même celle sportive) plus procédurière, tend à produire des dirigeants bénévoles de plus en plus qualifiés et spécialisés. L’évolution du sport conduirait donc à une élévation de la technicité et à un renforcement de la spécialisation des dirigeants bénévoles de la fédération. Si le processus de professionnalisation tente de répondre à la demande de loisirs du public pratiquant103, il pose aussi un débat de fond sur

99 Bourdieu, 1984, p. 133-134.

100 Laville, 1997.

101 Loirand 2001.

102 Il s’agit pour l’auteur de relativiser les conséquences de l’individualisme qui ne peut être la seule conséquence de la baisse du bénévolat. Pour lui, les explications sont aussi structurelles.

103 Le sport serait passé en un quart de siècle d’une économie de l’offre à une économie de la demande (cf. article de Loret « Le sport : un modèle en crise », Le Monde du 17 décembre 2002).

l’évolution des associations sportives et sur les acteurs qui les dirigent.

Parmi ces derniers, des tensions sont perceptibles entre les dirigeants bénévoles et les dirigeants salariés (de nombreuses recherches ont mis en évidence ces tensions104) mais également entre les dirigeants bénévoles eux-mêmes dont le lien à l’activité sportive peut être amateur mais aussi professionnel. Si bien souvent les postes de trésorier ou de secrétaire général sont occupés par des bénévoles dont la profession est proche des compétences particulières que peuvent exiger ces responsabilités (un trésorier d’association est souvent un comptable ou un banquier de profession, il est donc un bénévole et en même temps un professionnel105), on note aujourd’hui que de plus en plus de dirigeants bénévoles ont la particularité d’être élus à des postes importants dans les associations sportives tout en étant ou ayant été en parallèle des professionnels dans ces mêmes secteurs sportifs et présentant de ce fait un niveau de technicité plus important qu’auparavant. Ainsi, selon le milieu où ils se trouvent, ils sont tantôt des bénévoles, tantôt des professionnels et parfois les deux identités se confondent. Les perceptions qu’ont ces dirigeants bénévoles de leur mission et de leur engagement sont de ce fait fortement influencées par leur culture professionnelle. Une telle situation peut engendrer des ambiguïtés.

Mais au-delà ce ces réflexions, n’est-ce pas l’avenir du militantisme en tout cas dans ses formes traditionnelles, qui est posé dans une époque où la montée de l’individualisme semble se généraliser ? Ne voit-on pas, et c’est là notre troisième hypothèse, se dessiner une nouvelle culture bénévole qui illustrerait une forme de militantisme plus professionnelle mais aussi peut-être plus utilitariste et moins idéologique ? Les premières études approfondies sur le militantisme, relèvent Rey et Subileau, datent des années 70. Pour ces auteurs, le militantisme106 qui, dans le sens weberien caractérise le partisan intéressé à la cause politique107, suppose « un continuum de mobilisation »108 dans la durée, dans l’intensité, dans la participation.

Pour Maintron, un militant n’est pas un individu qui s’engage

104 Ces recherches en sociologie des associations distinguent des logiques organisationnelles différentes où s’opposent bien souvent le pouvoir politique des bénévoles et le pouvoir technique et administratif des salariés (cf. Yerles 1984, Chifflet 1988, Moingeon 1991, Mayaux 1996, Bayle 1999).

105 Cf. notre définition du professionnel en introduction.

106 Remarquons d’ailleurs que le mot militant vient du latin miles qui signifie militaire.

107 Voir notamment l’ouvrage de Weber, (1919) 1959.

108 Rey et Subileau, 1991, p. 17.

occasionnellement. Pour lui, « militantisme est synonyme de continuité »109. Qu’en est-il aujourd’hui ? Dans notre période actuelle de dilution générale des repères identitaires où la société, en passant du modèle communautaire au modèle sociétaire110, a effacé les anciens repères sans pour autant les remplacer par d’autres111, le milieu associatif, parce qu’il a pour fonction de créer du lien social, de

« faire de la société »112, peut illustrer ce besoin exprimé par les individus de se réapproprier leurs identités individuelles et collectives à travers un engagement bénévole. Or il apparaît que cette évolution de l’association vers des formes professionnalisées remet en cause les cultures identitaires jusque là dominantes du bénévole amateur et l’amène à une inéluctable reconstruction, voire relégitimation, de son identité bénévole. Nous pensons avec Dubar que, si le militantisme, qu’il soit religieux, politique ou associatif, a chuté depuis les années 70, il est remplacé par une forme nouvelle plus individualiste et ponctuelle113. Pour Ion, le militantisme moderne prend aussi une forme beaucoup plus concrète, en « privilégiant l’action directe et l’efficacité immédiate même restreinte »114 au détriment des grands idéaux de société. Devons-nous voir dans la professionnalisation des dirigeants bénévoles, une rupture ou en tout cas une modification de ce continuum de mobilisation où finalement, à travers des sociabilités différentes, émergeraient des logiques nouvelles d’engagement militant ? En somme, n’assistons-nous pas à l’arrivée d’une nouvelle génération de dirigeants bénévoles certes plus professionnelle mais aussi portée par un militantisme qu’on pourrait qualifier de plus individualiste, utilitariste et réaliste parce que dépouillé des grandes valeurs moralistes et idéologiques des générations antérieures ? Si tel est le cas, cela reviendrait à voir dans la crise du militantisme, comme le rappellent Mayer et Perrineau en conclusion de leur ouvrage sur les comportements politiques, « une crise de mutation où de vieilles

109 Maintron, 1964, p. 23.

110 Cette mutation, déjà repérée par Tönnies (Tönnies 1887) lorsqu’il distingua communauté et société, est reprise par Weber (Weber 1922) qui oppose à son tour deux types fondamentaux de relations, la communalisation et la sociation. Constatant « le désenchantement du monde » (Weber, (1920) 1964, p. 122), Weber voit dans l’évolution moderne de la société, une rationalisation croissante des actions sociales amenant l’individu à prendre en main sa propre existence (qui ne relève plus d’une détermination transcendantale, religieuse ou métaphysique) et à prendre des décisions de plus en plus individualistes.

111 Dubar, 2000.

112 Boulte, 1991, p. 15.

113 Dubar, op. cit.

114 Ion, 1997, p. 100.

modalités de participation meurent et de nouvelles cherchent à naître »115.

Une étude, visant à identifier les caractéristiques culturelles et identitaires de ces dirigeants bénévoles occupant des postes à responsabilité dans les fédérations sportives peut, de ce fait, se révéler pertinente. Ce que nous voulons étudier à travers la professionnalisation des organisations sportives fédérales, ce sont les cultures identitaires, ce sont les trajectoires individuelles et collectives des dirigeants bénévoles fédéraux. Sont-elles susceptibles, en définitive, de conditionner les orientations politiques fédérales actuelles et futures ? A partir de notre connaissance du monde sportif et des organigrammes fédéraux, nous avons choisi comme études de cas deux fédérations sportives importantes : la Fédération Française d’Equitation et de la Fédération Française de Tennis. Leur point commun (ce qui a pu faciliter par la suite une étude comparative) est qu’elles ont, toutes deux, longtemps géré des pratiques sportives réservées à une élite sociale jusqu’à ce que la massification des sports les conduise à s’ouvrir à un public plus large adepte des sports loisirs.

Elles ont vu depuis leurs activités se professionnaliser considérablement, que ce soit la fédération équestre à travers ses clubs affiliés ou la fédération de tennis à travers les compétitions internationales qu’elle contrôle. Ces deux fédérations sont gérées par des dirigeants bénévoles dont les positions politiques et stratégiques parfois s’opposent, parfois aussi expriment des conflits de pouvoirs et de générations. C’est pourquoi, elles présentent un certain nombre de caractéristiques intéressantes pour notre analyse.

4. Le cadre méthodologique de l’étude, de l’entretien au

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