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Nous présentons la construction de notre question de recherche (5.1.) ainsi que deux

hypothèses de travail (5.2.) que nous proposons ensuite de tester sur les terrains indonésien et

vietnamien.

5.1. Construction d’une question de recherche

Une question de recherche aurait pu être formulée, de manière triviale, sur la mise en application du modèle des AOP/IGP européennes dans les PED. Il aurait alors été question d’évaluer dans quelle mesure l’émergence des IG en Indonésie et au Vietnam correspond à ce modèle. Nous avons choisi de ne pas appréhender notre étude sous cet angle du fait des marges de manœuvre induites par l’ADPIC, qui permettent de donner au développement des IG des objectifs plus larges que ceux que les États européens leur assignent, et de l’absence de justification d’un projet d’universalisation d’un modèle européen d’IG ayant émergé dans un contexte spécifique et au service de filières spécifiques. Notre objectif a plutôt été de construire un « modèle de développement basé sur des IG » à vocation universelle, détaché de tout contexte, et d’analyser l’émergence des IG en Indonésie et au Vietnam à la lumière de celui-ci.

La prise en compte de la dimension territoriale est apparue comme un élément central dans l’analyse des IG. Une approche territoriale est nécessaire pour comprendre les liens entre IG et développement, les coordinations entre acteurs (publics, privés associatifs) et l’action collective, qui apparaissent comme des facteurs de succès des IG (cf. infra). Les observations des premières IG existantes en Indonésie et au Vietnam et de certaines IG d’autres PED montrent cependant d’éventuelles tensions entre les dynamiques observées et un modèle canonique des IG inspiré des AOP/IGP européennes et dans lequel les dynamiques territoriales originelles semblent avoir une capacité explicative forte de la trajectoire d’évolution :

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a) Pour plusieurs IG, la réputation du produit est encore très récente et l’on n’observe pas d’usurpations du nom. La fonction de lutte contre des usurpations ne semble pas être une priorité par les acteurs. La protection juridique du nom ne semble pas être une attente à l’origine de l’émergence du modèle ;

b) Plusieurs IG ne répondent pas au premier pôle de facteurs de succès (spécificité du produit et marché pertinent). Il s’agit de produits a priori peu spécifiques (café de Kintamani Bali en Indonésie, café de Buôn Ma Thuôt au Vietnam…) et vendus sur des marchés standards ;

c) La fonction de différenciation des produits pour atteindre des marchés de niche est fréquemment mentionnée, pour des productions de grande taille ou de taille plus réduite ; d) Des IG pour des produits « spéciaux » bénéficiant de réputations naissantes ou « éteintes » mais

présentant un fort potentiel de reconnaissance de qualité liée à l’origine sont enregistrées (lait de jument sauvage de Sumbawa et Purwaceng – plante aphrodisiaque - de Dieng en Indonésie, kaki macéré sans pépins de Bac Kan au Vietnam) ;

e) Les cas de produits de terroir typiques, à nos yeux particulièrement qualifiés et ancrés territorialement, deviennent des dossiers « problématiques » et leur enregistrement en IG posent des difficultés. La construction des cahiers des charges pour ces produits s’oriente vers une modernisation des pratiques agricoles, sans intégrer suffisamment les techniques locales et anciennes sur lesquelles la typicité est fondée (miel de menthe de Mèo Vac au Nord du Vietnam, sel d’Amed à Bali).

La fonction attendue des IG comme outil de différenciation, fréquemment relevée dans nos premières observations, permet ainsi de reposer la question de la tension entre qualité et territoire. Cet objectif de différenciation peut être gouverné par des logiques essentiellement commerciales et peut aboutir à la construction de réputations et de rentes « éphémères » en comparaison aux rentes de qualité et rentes de qualité territoriale (Mollard et al., 1998 ; Mollard, 2001) qui se fondent sur des coordinations entre acteurs et sur la valorisation de ressources spécifiques. En outre, l’utilisation et la répartition des bénéfices retirés d’une rente sont à analyser car la rente peut être appropriée relativement facilement par certains acteurs économiques dominants. La territorialisation de cette rente apparaît comme un moyen de la pérenniser en confiant sa gestion à l’ensemble des acteurs du territoire. En rapprochant cette fonction de différenciation des facteurs de succès des IG, il apparaît que : (1) certaines IG apparaissent pour des produits pas ou peu différenciés au moment de la construction de l’IG, (2) les coordinations d’acteurs locaux autour d’une qualité et d’une réputation liées à l’origine ne préexistent pas nécessairement à l’IG. Par conséquent, la construction et le fonctionnement de l’IG ne pourront pas s’appuyer sur cette base de proximité entre acteurs. Pour autant, ces coordinations entre

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acteurs et les dynamiques territoriales associées semblent nécessaires au développement de ces IG. Nous observons finalement que « l’IG pour différencier », devra relever le double défi de construire la qualité du produit et le territoire (les coordinations territoriales autour du produit de qualité). Le projet de l’IG ne pouvant s’appuyer sur des coordinations préexistantes, comme c’est le cas dans le modèle canonique, son succès et ses effets seront alors fortement conditionnés à sa capacité à stimuler à la fois l’action collective au sein de la filière et la construction territoriale du dispositif local de l’IG.

La question que pose l’émergence récente des IG en Indonésie et au Vietnam se précise autour de l’articulation entre la qualification/différenciation des produits et les coordinations territoriales nécessaires pour construire des IG vécues comme des ressources partagées (facilitant ainsi leur utilisation et leur activation par les acteurs locaux). L’analyse de ce processus situé de développement des IG devrait donc permettre d’enrichir un modèle jusque-là largement construit sur la base d’observations européennes.

Travailler sur un modèle économique et ses conditions présente des intérêts et comporte aussi des risques. Il ne s’agit pas de chercher à construire coûte que coûte un modèle de développement dans lequel une « main invisible », celle du territoire, viendrait systématiquement résoudre des problèmes de reproduction des ressources ou de répartition de la valeur et du pouvoir entre les acteurs. Nous cherchons au contraire à examiner les liens entre les IG et ce que nous appelons les processus de qualification territoriale - ou PQT - de la façon la plus ouverte possible. Le processus de qualification territoriale est constitué de plusieurs étapes, au cours desquelles un produit (ou un facteur de production, ou un service) se qualifie grâce à un renforcement des liens entretenus avec le territoire. Le PQT exprime un double mouvement ; qualification du produit d’une part, et consolidation (ou construction) des coordinations territoriales à l’œuvre autour du produit d’autre part. Le PQT fonde la qualification du produit sur l’activation de ressources spécifiques et offre aux acteurs du territoire la possibilité de gouverner ce processus.

Nous formulons notre question de recherche par l’interrogation suivante :

Quel est le rôle joué par les indications géographiques dans le processus de qualification territoriale des produits agroalimentaires en Indonésie et au Vietnam ?

Cette question de recherche permet de réfléchir au passage entre deux états. L’état initial peut être celui d’un produit de terroir ou celui d’un produit aux caractéristiques a priori plus communes et peu ou pas réputé. Le processus de qualification territoriale permet de transformer cette situation pour aboutir à un état proche du concept de produit d’origine qui intègre la dimension territoriale. Les

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produits d’origine sont le résultat d’étapes multiples de qualification territoriale et peuvent bénéficier de rentes de qualité territoriales sur des marchés pertinents. La figure 1 illustre le passage d’un état à un autre et le rôle que l’IG peut jouer dans ce passage via le processus de qualification territoriale.

Quel est le rôle joué par les indications géographiques dans le processus de qualification territoriale des produits agroalimentaires ?

Produit de terroir, produit standard, … Produit d’origine Rente de qualité / Ø Rente

Logique terroir, logique filière… Rente de qualité territoriale Territoire

Processus de Qualification Territoriale

Figure 1 : Illustration de la question de recherche

5.2. Hypothèses de travail

D’après nos premières observations en Indonésie et au Vietnam, il semble que ces deux pays construisent des IG pour des produits divers, présentant des stades variés de qualification territoriale que nous nommons stade avancé, stade intermédiaire et stade émergent.

Il apparaît alors que l’IG n’est pas seulement un outil de protection juridique du nom qui confère aux acteurs un moyen de garantir la typicité des produits. Les IG se révèlent comme de véritables outils de développement mobilisables pour des productions déjà qualifiées et réputées, mais aussi pour des productions actuellement situées dans des phases émergentes de qualification. Les IG peuvent donc légitimement apparaître à différents stades du PQT. L’idée selon laquelle les IG ne pourraient que venir reconnaître une typicité déjà constituée et protéger une réputation et une rente est donc remise en question.

Indication Géographique

? ?

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Une première hypothèse de travail est alors formulée sur les situations locales des PQT au moment de l’émergence des IG et s’attache à comprendre la diversité des situations dans lesquelles des IG sont construites.

Hypothèse 1 : le rôle de l’IG dans le processus de qualification territoriale dépend de la phase de ce processus dans laquelle l’IG est construite.

Les produits étudiés dans la thèse ont été sélectionnés pour illustrer des phases particulières du processus de qualification territoriale ; les IG émergent dans ces histoires locales de qualification et leur construction est influencée par le PQT préexistant. Nous cherchons à vérifier que la phase du PQT à laquelle l’IG est construite, c'est-à-dire le degré de qualification territoriale du produit avant l’IG, conditionne la construction de l’IG. L’IG est analysée comme un dispositif institutionnel local qui émerge dans une situation particulière du PQT et qui peut en retour influencer ce PQT.

Notre seconde hypothèse est fondée sur l’idée que les trajectoires d’IG sont conditionnées par le contexte économique des filières et par des configurations politico-institutionnelles particulièrement actives dans les périodes d’émergence des systèmes. Ces influences, que l’on pourrait qualifier d’externes aux IG en tant que telles, conditionnent leur évolution, en particulier pour ce qui est de la capacité d’action collective.

Hypothèse 2 : La situation économique des filières et le contexte politico-institutionnel conditionnent la trajectoire de développement de l’IG.

Les produits, à diverses phases du PQT, font face à des bouleversements (mondialisation, possibilités d’exportation…) qui ne sont pas liés à l’IG. L’IG entraîne une autre modification du contexte économique et s’insère, d’une part, dans un paysage économique plus général de la filière et, d’autre part, dans un territoire présentant des ressources plus ou moins actualisées. Les projets et investissements réalisés par les acteurs avant l’IG et en parallèle de l’IG vont conditionner sa trajectoire de développement. Cette trajectoire dépend aussi de la participation des différents acteurs et de leur capacité d’action collective. Des proximités entre acteurs ainsi que le contexte politico-institutionnel local conditionnent cette participation en facilitant ou bloquant les coordinations territoriales autour de l’IG, reflétant ainsi leur encastrement. Notre seconde hypothèse reprend cette idée des influences extérieures aux IG qui doivent être analysées pour comprendre les liens « IG-PQT » ainsi que les trajectoires d’évolution de ces systèmes.

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