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Des « passagers clandestins » dans la logique de l’action collective ? Nous avons vu avec l’exemple des pommes de Washington que si les incitations à produire un

Le maintien de la rente grâce à l’information et l’action collective

II. Le problème de l’action collective

2.2. Des « passagers clandestins » dans la logique de l’action collective ? Nous avons vu avec l’exemple des pommes de Washington que si les incitations à produire un

produit possédant les qualités typiques ne sont pas assez fortes, certains acteurs peuvent être tentés d’utiliser la réputation pour commercialiser un produit dont les qualités sont en réalité différentes. Cette surexploitation de la ressource commune « réputation du produit » peut nuire à l’image du produit et entrainer une perte de confiance chez les consommateurs ainsi qu’au sein de la communauté de production. Sans autre forme de coordinations, la rente dont bénéficie le produit de terroir risque de disparaître progressivement. Les théories classiques de l’action collective, notamment les travaux d’Olson et de Hardin, proposent diverses voies pour la gestion des ressources communes. Nous commençons par exposer le problème classique de l’action collective dans la gestion des

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ressources (2.2.1.) et nous abordons ensuite les solutions envisagées par ces approches classiques (2.2.2.).

2.2.1. Le passager clandestin dans la gestion des « communs »

Dans l’ouvrage intitulé La logique de l’action collective, Olson (1965) met en évidence un comportement opportuniste (ou free-riding), qu’il compare à celui d’un « passager clandestin », consistant à profiter d’une ressource sans chercher à la reproduire, tout en misant sur le fait que les autres « joueurs »57 - qui ont autant intérêt que lui à ce que la ressource perdure - vont plus probablement tenter de la reproduire.

Le problème qui se pose au « passager » est simple : il peut choisir de participer à la production et à la gestion collective de la ressource et en bénéficier, ou simplement en bénéficier. Quel que soit son choix, ses actions sont difficiles à observer car les passagers sont nombreux et les effets de leurs actions ne sont pas directement décelables (comme dans le cas de l’utilisation de la réputation d’un produit de terroir par la mention de la dénomination géographique). Dans ces conditions, les incitations au free-riding sont élevées et il est difficile de mobiliser l’ensemble des acteurs pour une action collective autour de la ressource. Un effet accélérateur des comportements opportunistes est en outre observé car la constatation d’actions non-coopératives réduit la confiance des observateurs dans l’assurance d’une réciprocité des efforts engagés, et ces derniers sont à leur tour incités au « free-riding ». La connaissance par les acteurs de l’existence de passagers clandestins entraîne donc un affaiblissement de la capacité d’action collective de l’ensemble du groupe.

Cette réduction de la capacité d’action collective peut entraîner une situation de « tragédie des communs » telle que décrite par Hardin (1968) en se basant sur l’exemple d’un pâturage utilisé par plusieurs troupeaux. Sans règles communes de pâture, chacun des bergers aura tendance à laisser pâturer son troupeau à sa guise et, s’il le peut, augmenter le nombre de têtes de bétail. Or, puisque la ressource est ici limitée, ces comportements conduisent à une surexploitation puis une destruction de la ressource. Chacun des bergers a pourtant intérêt à ce que la ressource soit maintenue, mais aucun d’entre eux n’est d’accord pour être le premier à instituer des règles ou à les respecter. Pour Hardin, la recherche de profit et de maximisation des intérêts à court terme par les acteurs explique que l’action collective

57 Le terme « joueur » fait référence à la théorie des jeux, dont le « dilemme du prisonnier » se base sur une hypothèse d’hyper-rationalité des acteurs qui calculent leurs intérêts à coopérer ou pas. La perception d’une réciprocité de la coopération est au cœur du dilemme puisque les règles du jeu ne permettent pas aux joueurs, qui sont prisonniers, de communiquer facilement entre eux.

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autour des « communs » est toujours menacée et finit par disparaître en provoquant la dégradation des ressources.

La théorie des jeux a critiqué en partie ces travaux en montrant que dès lors que l’on permet aux joueurs de communiquer et de répéter le jeu, des choix coopératifs et des apprentissages sont observés. Kreps et al. (1982) rendent compte par exemple de situations dans lesquelles plusieurs acteurs ne suivent pas les hypothèses d’hyper-rationalité et de maximisation du profit et adoptent des stratégies coopératives, en particulier dans les premiers stades des jeux, en vue de stimuler la coopération par réciprocité. D’autres situations révèlent des arrangements fermes entre les joueurs qui décident de coopérer et d’éliminer le free-riding dès la première action non coopérative (Fudenberg et Maskin, 1986).

2.2.2. Solutions envisagées pour dépasser les problèmes d’action collective : le marché, l’État, les groupes

La première voie de gestion des ressources communes proposée par Hardin est centrée sur le marché et consiste à privatiser la ressource. La seconde appelle à une gestion par les pouvoirs publics, pouvant aller jusqu’à la nationalisation. Dans les deux cas, le régime de propriété du bien s’en trouve modifié. Une pâture n’appartenant à l’origine à « personne » devra être soit appropriée par un ou plusieurs acteurs privés, soit rendue publique et gérée par l’Etat.

Dans le cas des produits de terroir et de leur réputation, la situation de départ peut être vue de manière similaire à la tragédie des communs. Il existe une interdépendance des producteurs autour de la réputation du produit, mais également des incitations à profiter de la ressource en adoptant un comportement de passager clandestin. Nous soulignons, à nouveau, que ce type de comportement peut être calculé en vue de réduire les coûts, mais peut aussi être le fait d’une mauvaise information des producteurs sur les qualités attendues du produit. Si les producteurs ne se coordonnent pas pour maintenir la réputation et la rente (cette organisation étant facilitée par une proximité entre acteurs), l’usurpation de la réputation peut entraîner sa dilution progressive. Dans le cas de noms réputés dans des marchés d’exportation, la réputation peut être dissoute et même reconstruite sur un produit aux qualités différentes, sans que les producteurs n’en soient informés.

La privatisation ou la nationalisation de la réputation ne semblent pas constituer des solutions optimales pour maintenir la rente de qualité territoriale. D’une part, la question de la redistribution d’une rente construite collectivement est soulevée par ces deux options. D’autre part, confier la gestion de la réputation à un ou quelques acteurs privés ou à l’État risquerait de desserrer les liens entre la

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communauté de production et la ressource (la réputation) et de réduire les incitations à produire un produit possédant les qualités typiques. Ceci dépend évidemment du contexte institutionnel, politique et même démocratique, toutefois, les questions d’équité et l’exigence du maintien des qualités typiques ne conduisent pas à considérer ces deux options comme des solutions efficaces pour maintenir la rente de qualité territoriale.

Dans La logique de l’action collective, Olson analyse les conditions dans lesquelles les acteurs agissent ensemble pour atteindre des objectifs communs. La vision d’Olson, en première lecture plus optimiste que celle d’Hardin, s’établit sur l’hypothèse initiale qu’il est concrètement difficile d’exclure des personnes d’une communauté, groupe ou société, et que les acteurs échangent entre eux et tentent de trouver des moyens d’action collective pour gérer les ressources (ce qui est leur objectif commun). La première étape consiste pour les acteurs à prendre conscience de la nécessité de gérer collectivement la ressource, car une multiplicité d’actions non coordonnées peut être inefficace. Il est donc nécessaire que les acteurs réalisent que leur objectif ne peut être atteint par des stratégies individualistes. La perspective de fin de la ressource peut accélérer cette prise de conscience. La deuxième étape concerne les modalités d’organisation de l’action afin d’atteindre l’objectif commun. L’auteur identifie alors un paradoxe, ce qui sera ensuite nommé « paradoxe d’Olson », selon lequel tous les acteurs ont conscience de l’intérêt de l’action collective, toutefois aucun d’eux ne souhaite être celui qui portera seul le coût d’initier cette dynamique. Olson s’intéresse au coût de l’organisation et au fait que les acteurs soient, ou se déclarent, capables de le supporter ou non. La taille du groupe apparaît comme un facteur central dans la capacité d’action collective d’un groupe58.

Les approches néo-institutionnelles classiques développées par Hardin et Olson posent et reformulent le problème de l’action collective sans parvenir à trouver une solution efficace. Hardin envisage la privatisation ou la nationalisation des biens, ce qui ne peut constituer une solution optimale pour le cas des produits de terroir. D’autres options de gestion de ressources, non présentées ici, sont explorées dans la littérature. La microéconomie standard propose par exemple de relever les demandes des usagers/utilisateurs (déclaration des préférences, par le vote par exemple), puis une autorité met en

58 Olson établit une théorie des groupes, dont l’hypothèse principale est que les grands groupes peuvent rester inorganisés et ne jamais passer à l'action même si un consensus sur les objectifs et les moyens existe. L’enjeu réside dans l’initiation de l’action collective, car les initiateurs doivent pouvoir récupérer, par voies parfois détournées, l’investissement qu’ils ont réalisé pour le bénéfice du groupe. En distinguant différentes tailles de groupes (petits, moyens et grands), la théorie des groupes prend une tournure pessimiste car Olson estime que dans un certain intervalle (groupes de taille moyenne), les actions collectives tendent vers l’inefficacité. Cela est dû au fait que dans les groupes de taille moyenne, les bénéfices de l’organisation tendent à stagner et les initiateurs ne parviennent plus à rétribuer leur investissement. Finalement, au-delà d’une certaine taille, le coût de l’organisation devient trop élevé, et la coopération entre acteurs n’est plus suffisamment incitée.

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œuvre un système de taxes avec des montants différents selon les préférences que les individus ont déclarées : ceux voulant utiliser le bien sont taxés d’un montant plus élevé. Ce « relevé des demandes » ne semble cependant pas régler le cas de la réputation des produits de terroir : les producteurs les moins tentés d’initier l’action collective pourront toujours se déclarer « non intéressés » par la réputation, sachant que dans tous les cas, ils pourront en bénéficier si d’autres investissent pour la maintenir.

L’action collective continue de poser problème selon les approches présentées. Or, les acteurs sont capables de collaborer s’ils établissent eux-mêmes des règles qui garantissent une réciprocité des engagements. Les travaux d’Ostrom ont permis de mieux comprendre les ressorts de l’action collective grâce à son analyse de la gestion collective des ressources communes.