• Aucun résultat trouvé

Le maintien de la rente grâce à l’information et l’action collective

1.1. Quand l’échange comporte des risques…

Arrow (1963) prend l’exemple des soins médicaux pour illustrer un marché caractérisé par un degré élevé d’incertitude40. L’asymétrie d’information au détriment du patient est forte et l’acquisition des connaissances serait très coûteuse et par conséquent impossible à réaliser à l’échelle d’un traitement. L’incertitude est en outre renforcée par le fait que le produit et l’activité de production sont ici une seule et même chose (le traitement), ce qui exclut la possibilité pour le consommateur (patient) de tester le produit avant de le consommer.

Ce type de marché se distingue fondamentalement des théories considérant des marchés parfaits, pour lesquels les prix et les quantités sont les seules variables pertinentes. Pour les soins médicaux, à l’instar des marchés de biens ou services différenciés, c’est avant tout la qualité qui importe, c'est-à-dire ici la réussite du traitement. En outre, contrairement aux hypothèses de concurrence pure et parfaite, le niveau d’information dont disposent les acteurs est très variable. Un acteur absolument rationnel, se voyant dans l’incapacité d’évaluer la qualité du traitement proposé, préfèrera ne pas s’engager dans l’échange. Pourtant, la nécessité de se soigner fait que ce refus apparaît comme un choix risqué pour le patient. Si l’on transpose par contre cette situation d’asymétrie d’information aux achats de produits alimentaires, le refus d’acheter un produit, dont le prix peut-être plus élevé qu’un autre, sans disposer de garantie sur ses qualités, peut sembler tout à fait probable.

L’asymétrie d’information conduit Arrow à mettre en évidence un risque d’aléa moral. Cette notion fait référence à des comportements stratégiques résultant de l'inobservabilité de certaines actions une fois le contrat signé, c'est-à-dire une fois que les deux acteurs ont choisi de réaliser l’échange. Ces comportements traduisent le non-respect des engagements pris par un acteur, dans une configuration où ce manquement ne peut pas être détecté par les autres. Dans le cas des soins médicaux, la base même de l’échange est la connaissance supérieure détenue par le médecin, comme le souligne Lupton (2002), si la maladie persiste, le patient ne pourra pas savoir si cela est dû à une erreur de diagnostic, à une évolution inattendue de la maladie ou à un traitement inefficace. Le patient est donc soumis à un risque d’aléa moral élevé.

40 L’auteur analyse plusieurs éléments pour lesquels l’incertitude est particulièrement marquée. Tout d’abord, la nature de la demande en soins médicaux est par définition irrégulière et imprévisible. Ensuite, l’incertitude sur le produit (les effets du traitement) est importante et plus la maladie est grave, plus l’incertitude augmente car la possibilité d’apprendre grâce à l’expérience d’autres utilisateurs diminue. Enfin, l’écart entre les connaissances détenues par le médecin et le patient est considérable, « Because medical knowledge is so complicated, the information

possessed by the physician as to the consequences and possibilities of treatment is necessarily very much greater than that of the patient, or at least so it is believed by both parties » (Arrow, 1963, p. 951).

Partie 1 - Chapitre 2 - Le maintien de la rente

99

Arrow examine alors plusieurs solutions prenant la forme d’institutions formelles ou informelles, mises en place par les acteurs (privés et pouvoirs publics) dans le but est de fournir une meilleure information sur la qualité des services et ainsi de rassurer les patients sur le sérieux des médecins (nous y reviendrons au 1.3.).

Le risque d’aléa moral identifié par Arrow est évidemment observable pour les marchés de produits de terroir dont certaines qualités intangibles (liées aux méthodes de productions, à l’origine géographique, etc.) sont difficiles à évaluer pour les consommateurs. Par exemple, le fromage au lait de chèvre Pélardon, produit sur les plateaux du Languedoc-Roussillon, présente des caractéristiques spécifiques dues à sa localisation et au mode de production particulier41. Un consommateur souhaitant acheter un fromage Pélardon, dont il apprécie les qualités typiques, peut accepter de payer un prix élevé42 compte tenu des exigences portant sur les techniques de production, mais il ne peut pas s’assurer que le fromage possèdera réellement toutes les qualités espérées. Pour certaines qualités visibles ou perceptibles (goût, forme…) il pourra directement vérifier que le produit correspond aux caractéristiques d’un Pélardon. Pour d’autres caractéristiques, invisibles et qui ne seront pas révélées par la dégustation, comme par exemple le temps de pâture, l’asymétrie d’information est totale. Aucun élément ne permet d’attester que les pratiques de production qu’un vendeur lui décrit ont véritablement été mises en œuvre. Le risque d’aléa moral est donc également présent dans ce type de marché et le consommateur, du fait de cette incertitude, peut refuser d’acheter le produit.

1.2. … les « mauvais » produits chassent les « bons »

En 1970, Akerlof publie un article analysant la qualité des biens et l’information disponible sur cette qualité en s’appuyant sur l’exemple du marché des voitures d’occasion aux Etats-Unis. Il constate l’importante différence entre les prix des voitures neuves et ceux observés sur le marché des voitures d’occasion, significativement plus faibles même pour des voitures encore récentes, et cherche à comprendre les modalités d’établissement des prix en fonction de la perception des qualités des produits par les acheteurs. Cet article montre comment l’asymétrie d’information au détriment de l’acheteur peut avoir des effets négatifs sur le fonctionnement général d’un marché.

41 Les troupeaux doivent être constitués de chèvres de race Alpine, Saanen, Rove ou issues du croisement de ces races ; la tradition pastorale est maintenue par une alimentation des chèvres sur le parcours (au moins 0,2 hectare de pâturage par chèvre et une durée de pâture d’au moins 180 jours par an), le lait est collecté au maximum 48 heures après la traite, le moulage est réalisé à la louche, le saumurage ainsi que le report et la congélation du caillé sont interdits (Benkahla et al., 2005).

42 Sur le marché français, le fromage Pélardon AOC est vendu en moyenne à 17 euros/kg. La différence de prix avec d’autres fromages de chèvre non AOC Pélardon est de l’ordre de 15 à 20% en faveur du fromage Pélardon (Boutonnet et al., 2009).

Partie 1 - Chapitre 2 - Le maintien de la rente

100

L’acheteur potentiel d’une voiture d’occasion reçoit les informations que le vendeur veut bien lui donner et ne dispose, dans le type de marché décrit par l’article, d’aucun autre moyen de tester l’état d’une voiture. En revanche, le vendeur détient une information plus précise sur le véhicule dont il a personnellement éprouvé les qualités par le passé. Dans cette situation, si l’acheteur accepte une transaction, il prend le risque de sélectionner un produit éloigné de ses attentes.

Mais selon Akerlof, les conséquences de l’asymétrie d’information dépassent la déception potentiellement vécue par un acheteur. Il envisage ses effets sur l’évolution globale du marché en observant plus finement les modalités d’établissement des prix. Les acheteurs, conscients des risques encourus, souhaitent éviter de payer trop cher un produit potentiellement de mauvaise qualité. Ils cessent de raisonner en fonction de la qualité espérée et développent une « croyance » (selon le terme d’Akerlof) sur la qualité moyenne des véhicules sur le marché. Ils évaluent ensuite un prix moyen Pm qu’ils accepteraient de payer pour cette qualité moyenne et refusent ensuite de dépasser ce prix. Cependant, en considérant qu’il y a effectivement deux types de voitures sur le marché (celles de bonne qualité et celles de mauvaise qualité), un vendeur demandant légitimement un prix élevé Pe (supérieur à Pm) pour une voiture de bonne qualité, risque de ne jamais trouver d’acquéreur. Il devient impossible de fixer un prix de vente P pour les voitures de bonne qualité (les négociations aboutissent à Pm < P < Pe et ni les acheteurs ni les vendeurs ne voient leur intérêt à conclure les transactions). Les vendeurs de voiture de bonne qualité ne trouvant plus la possibilité de vendre sont alors incités à proposer à leur tour des voitures de mauvaise qualité - à un prix ne dépassant pas Pm - ou à se retirer progressivement du marché. Dans les deux cas, on observera une augmentation de la proportion de produits de mauvaise qualité, ce qui répond à la loi de Gresham selon laquelle les mauvais produits chassent les bons43. Le « coût de la malhonnêteté » de certains vendeurs se répercute finalement sur l’ensemble du marché, « the cost of dishonesty, therefore, lies not only in the amount by which the purchaser is cheated ; the cost also must include the loss incurred from driving legitimate business out of existence » (Akerlof, 1970, p. 495).

Si aucun mécanisme de garantie n’est mis en place, le modèle d’Akerlof prévoit un abaissement progressif mais généralisé de la qualité des biens proposés et une réduction de la taille du marché44, ce

43 Toutefois, Akerlof souligne une différence avec la loi de Gresham dans laquelle la mauvaise monnaie chasse la bonne car, dans ce modèle, tous les acteurs sont en mesure d’observer cette baisse de la qualité. Dans le cas des voitures d’occasion, les acheteurs sont incapables de détecter les véhicules de mauvaise qualité et l’évolution de la qualité générale des voitures mises en vente.

44 Akerlof envisage ici un marché proposant plusieurs niveaux de qualité. Selon son modèle, les « mauvais » produits chassent les « moins mauvais » produits, qui chassent les produits « de qualité moyenne », qui chassent à leur tour les produits « assez bons », qui finalement chassent les « bons » produits. Cet enchaînement engendre une réduction continuelle du marché « in such a sequence of events that no market exists at all » (p. 490).

Partie 1 - Chapitre 2 - Le maintien de la rente

101

qu’il nomme « sélection adverse ». Ce phénomène peut être vu comme une prophétie auto-réalisatrice (Orléan, 1991) : les consommateurs craignant que le produit soit de mauvaise qualité, ils anticipent sur le comportement des vendeurs et fixent un prix moyen qu’ils refusent dépasser (ce qui revient à refuser de rémunérer la qualité lorsqu’elle existe) ; le phénomène de sélection adverse entraine une chute de la qualité, ce qui aboutit finalement à une confirmation des craintes initiales des consommateurs. Un tel marché peut se maintenir bien que son fonctionnement ne soit pas optimal car la demande en produits de bonne qualité n’étant jamais satisfaite. Akerlof envisage plusieurs options pour réduire les risques de sélection adverse et permettre aux produits de qualité de se maintenir sur le marché (comme nous le verrons dans le 1.3.).

Comme pour l’aléa moral (cf. 1.1.), le phénomène de sélection adverse peut advenir dans le cas des produits alimentaires dont la qualité est liée à l’origine (Ruffieux et Valceschini, 1996 ; Requier-Desjardins, 2007 ; Touzard et al., 2008 ; Dedeire, 2011). Le contexte agroindustriel de production de masse génère des interrogations sur la qualité des produits et la distanciation grandissante entre producteurs et consommateurs peut compliquer la circulation de l’information sur ces qualités. Une partie de la demande peut alors entrer dans une logique de minimisation des prix en cherchant à acquérir des produits agroalimentaires toujours moins chers afin de limiter leur risque. La concurrence devient ainsi difficile pour les produits de terroir dont les qualités typiques sont difficiles à connaître. Ces produits, considérés comme trop chers ou trop incertains par certains consommateurs, sont progressivement exclus des marchés ne disposant pas de systèmes pouvant garantir leur typicité. Nous abordons dans la prochaine sous-partie les solutions institutionnelles envisageables pour limiter les problèmes économiques liées à l’asymétrie d’information que nous venons d’évoquer.