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Pour répondre à la demande d’amélioration de la sécurité des soins – suite aux accidents d’Epinal et de Toulouse – les établissements de santé sont dans l’obligation de mettre en œuvre des démarches de gestion des risques (chapitres 2.4 & 2.5). En particulier, ils doivent procéder à une étude préalable des risques encourus par les patients et analyser les dysfonctionnements ou les situations indésirables. Cette recherche s’intéresse exclusivement à l’usage des démarches prospectives d’analyse des risques.

Comme nous l’avons vu aux chapitres 6 et 7, plusieurs méthodes ont été développées pour anticiper les risques occasionnés par un processus. Les principes sur lesquels reposent ces méthodes dépendent de la manière dont le risque est pensé, de la finalité de l’analyse des risques et de son destinataire (à qui elle s’adresse).

La méthode AMDEC (Analyse des modes de défaillance, de leurs effets et de leur criticité) est une des méthodes mobilisées par les industries pour analyser les risques technologiques. Ce type de méthode repose sur le principe que les risques proviennent de modes de défaillance matérielle (défaillance technique) et/ou des pratiques et actions mises en œuvre par les professionnels utilisant ces matériels (défaillance humaine). Comme nous l’avons vu au chapitre 6.3.5, l’AMDEC présente des points forts et des points faibles. Cette méthode s’est étendue au domaine médical malgré des controverses méthodologiques concernant des processus complexes et/ou à dominante humaine. Pour certains auteurs (Burgmeier, 2002 ; Apkon & al., 2004 ; Adachi & Lodoche, 2005 ; Linkin & al., 2005 ; Wetterneck & al., 2006 ; Jeon & al., 2007 ; Roussel & al., 2008 ; Shelb & al., 2009 ; Hurtrel & al., 2012 ; Alamry & al. 2014 ; Delage & al., 2015 ; McElroy & al., 2015), il est possible d’identifier des risques médicaux à partir d’une AMDEC, ce qui contribue à leur maitrise. Pour d’autres, ils sont difficiles à appréhender (Peretti-Watel, 2001 ; Bouzon, 2004 ; Macrae, 2007).

A l’inverse des industries à risques, l’AMDEC est peu utilisée en radiothérapie pour analyser les défaillances techniques, elle est plutôt mobilisée pour analyser les défaillances humaines susceptibles de survenir au cours de la mise en œuvre d’un traitement (cf. chapitre 6.3.4). Dans cette perspective, les risques encourus par les patients en radiothérapie externe sont

122 majoritairement compris et appréhendés lors des analyses comme l’exposition des patients aux erreurs humaines de l’équipe médicale et la gestion des risques comme l’analyse et la prévention de ces erreurs humaines à différentes étapes du processus. Toutefois, les unités de radiothérapie rencontrent des difficultés pour analyser les risques de leur processus de soin à partir de la méthode AMDEC (chapitre 3).

Les questions adressées à la recherche sont les suivantes : comment pallier aux limites actuellement pointées dans la mise en œuvre de l’AMDEC ? Comment faire en sorte que les exigences réglementaires d’analyse des risques produisent effectivement de la sécurité ? Autrement dit, sur quels principes méthodologiques ce type d’analyse doit-il s’appuyer pour améliorer la sécurité des soins en radiothérapie ?

L’ergonomie, la psychologie, la sociologie des organisations (notamment le courant High Reliability Organization) prennent le contre-pied des sciences de l’ingénieur (approche centrée sur les défaillances) et s’intéressent particulièrement à la manière dont l’organisation, l’équipe et l’homme contribuent à la fiabilité des systèmes sociotechniques à risques (modes de réussite) et font face à la complexité du travail. Elles produisent des notions et méthodes susceptibles de renouveler l’approche des risques et leur analyse. L’intérêt de la psychologie pour le comportement humain, que ce soit en termes d’obligations, de régulation (contribution des opérateurs au bon fonctionnement du système), d’activités suspendues, contrariées, empêchées, de comportements déviants ou d’erreurs dans un système sociotechnique de plus en plus opaque et complexe va particulièrement nous intéresser dans ce travail. Il en est de même de la préoccupation de la sociologie des organisations pour les relations et les interactions entre acteurs sociaux, les arbitrages et les compromis, les régulations (contribution à la conception des règles) et les réorganisations locales. Quant à l’ergonomie, c’est son approche de l’activité individuelle et collective, notamment des régulations et des ré-organisations (moyens dont l’Homme dispose pour prendre des décisions, adaptations) et des conditions dans lesquelles se déroulent les activités (contexte, organisation, complexité des situations de travail), qui va orienter ce travail. Enfin, notre travail de recherche va s’appuyer sur les caractéristiques de Haute Fiabilité identifiées par le courant HRO (High Reliability Organization), notamment celles qui relèvent de l’organisation du travail d'équipe, composante essentielle de la fiabilité de ces organisations (Baker & al., 2006) et des pratiques mobilisés par chaque membre de l’équipe pour analyser la manière dont l’organisation vit et se transforme dans le travail quotidien réel. Ces caractéristiques permettent de s’éloigner de

123 l’erreur humaine et de développer une nouvelle perspective intégrant le fonctionnement quotidien de l’équipe soignante, ses facteurs d’efficacité et de fiabilité (Baker & al., 2006) et ses vulnérabilités.

La problématique est alors la suivante : comment les risques doivent-ils être pensés pour aider les analystes à connecter l’analyse des risques au travail réel et pour identifier la propagation des risques dans le processus de soin alors que le travail quotidien aboutit rarement à un accident grave ?

Trois hypothèses sont ainsi formulées :

Hypothèse n°1 : La réussite du soin repose sur la capacité d’adaptation de l’équipe médicale. Les modes de réussite individuels et collectifs – mobilisés pour faire face aux complexités du travail – jouent un rôle central dans la sécurité des patients. L’approche par les défaillances humaines ne permet pas d’analyser les modes de réussite.

Hypothèse n°2 : Des risques encourus par les patients proviennent de la fragilisation des modes de réussite. La décomposition du processus de soin en étapes (AMDEC) ne permet pas d’étudier les processus de fragilisation des modes de réussite. L’approche par des scénarios contribue à leur étude.

Hypothèse n°3 : L’observation, outil mobilisé classiquement par l’ergonomie, permet de comprendre précisément les modes de réussite individuels mais peine à décrire les modes de réussite collectifs. Des réunions pluri-métiers permettraient de décrire les modes de réussite collectifs, de les développer et d’identifier les risques de fragilisation associés.

Dans une première partie, la recherche propose de mieux comprendre l’usage de l’AMDEC en radiothérapie, d’identifier ses limites méthodologiques au-delà des limites reconnues dans les industries à risques et de questionner ses principes fondateurs. Dans un second temps, nous proposons d’expérimenter de nouveaux principes méthodologiques pour aider une équipe médicale à mieux comprendre le lien entre son travail quotidien et les risques encourus par les patients. Face aux difficultés d’analyser les risques dans la dynamique de l’activité, cette recherche propose d’utiliser les espaces de réflexion existants sur les risques (Comité de Retour d’EXpérience, groupe de travail AMDEC) pour mieux comprendre la conception des risques et leur développement. Nous proposons de les utiliser comme des espaces de discussion (Detchessahar, 2001) et de débat (Rocha & al., 2014) pour explorer le travail de

124 l’équipe soignante. Les objectifs de ces démarches sont toutefois différents. Tandis que Detchessahar utilise le développement de la communication comme support aux changements organisationnels et à l’amélioration de la performance (optimisation de la production) et que l’objectif de Rocha est d’améliorer la sécurité des travailleurs, le nôtre sera d’articuler la qualité du travail quotidien et la sécurité des patients.

La méthode que nous proposons cherche à favoriser les discussions sur le travail réel dans des espaces dédiés aux régulations froides. Tout en s’inscrivant dans le champ des méthodes participatives d’analyse des risques développées dans le domaine médical et dans certaines industries à risques, ce travail cherche cependant à s’en éloigner. Au lieu d’aborder les risques à partir d’analyses d’accidents (Carroll & Fahlbruch, 2011 ; Schöbel & Manzey, 2011), de situations non nominales (Nascimento, 2009), de situations en écart aux règles (Mollo & Falzon, 2014), de situations dangereuses (Osario & Clot, 2010 ; Rocha & al., 2014), de situations critiques (Casse & al., 2015), nous proposons de nous éloigner provisoirement de la notion de risque et de chercher à saisir les complexités du travail. L’objectif de ces travaux ne serait plus d’analyser les erreurs humaines dans le travail mais de donner l’occasion à l’équipe soignante de faire une analyse de la complexité de son activité et d’étudier ses modes de réussite (régulations, ajustements, adaptations, organisations locales) à partir de discussions sur le travail quotidien dans une perspective de sécurité du patient. Cette orientation permettrait de rendre visible la manière dont ils dépassent certaines complexités du travail, de discuter l’acceptabilité des régulations et de déterminer les situations qui les fragilisent. Autrement dit, ces nouveaux principes méthodologiques devraient aider les groupes de réflexion à produire une analyse des dynamiques complexes de l’activité, des modes de réussite mobilisés par l’équipe soignante et de leurs conditions de fragilisation, dimensions moins directement visibles que les erreurs humaines. Il s’agirait de passer de la forme visible de l’activité à des formes plus difficilement accessibles.

La thèse défendue est la suivante : les risques encourus par les patients proviendraient du manque de connaissance, de visibilité et de prise en compte par l’organisation de ce qui se passe réellement dans le travail, de ce qui transforme et affecte l’activité individuelle et collective. Dans le cadre du management des risques, cette perspective nécessite d’organiser des groupes de travail en dehors des soins et de placer l’activité de radiothérapie au cœur des échanges, de passer de « réunions d’analyse des risques » à des « Espaces de Partage et d’Exploration de la Complexité du Travail » (EPECT) pour encourager la référence à une

125 pluralité de contextes, de vérités, d’auto-organisations, de contradictions à partir de l’énonciation de faits, d’histoires et de récits. La sécurité des soins serait alors améliorée en identifiant les processus de fragilisation des modes de réussite que l’équipe soignante mobilise pour résoudre ou contourner les complexités de l’activité. Ces espaces de discussion (EPECT) permettraient de « scénariser » les complexités du travail à partir de certaines de

leurs manifestations, de « produire de la parole et une nouvelle intelligence du travail » (Cru,

2014, p.165) pour identifier les situations risquées en fonction des spécificités du travail réel et de ses déterminants. Dès lors, ce travail de thèse s’inscrit plutôt dans le champ de la construction des problèmes et de la caractérisation des risques plutôt que dans celui de la représentation des risques (Sallaberry, 2008).

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