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Les problèmes de la nécessité et de la suffisance pour l’anti-intellectualisme

Chapitre 3. Les théories anti-intellectualistes : Savoir-faire, dispositions et capacités

3. Les problèmes de la nécessité et de la suffisance pour l’anti-intellectualisme

Nous avons vu que les capacités et les dispositions ne sont pas des entités aussi mystérieuses et insaisissables que ne l’ont supposé certains métaphysiciens après Hume. Nous n’avons donc pas de raison de rejeter d’emblée une théorie dispositionnelle du savoir-faire simplement parce qu’elle se base sur ce concept. Il s’agit d’une bonne nouvelle pour les ryléens et les anti- intellectualistes de tout acabit, parce qu’ils ont traditionnellement conçu le savoir-faire comme étant de nature dispositionnelle. Par contre, les théories dispositionnelles du savoir-faire font face à des problèmes plus spécifiques. Le premier problème que nous allons aborder est « le problème de la suffisance » : il ne semble pas suffisant d’avoir une capacité donnée pour posséder le savoir-faire correspondant.

Au moment où David Carr a identifié ce problème, le fossé entre la connaissance propositionnelle et le savoir-faire semblait plus profond qu’aujourd’hui parce que les analyses sémantiques de Stanley et Williamson n’étaient pas encore disponibles. Carr supposait donc, comme la plupart des philosophes de l’époque, que les énoncés de type « X sait faire Y » mettent en relation un sujet et une action, contrairement aux énoncés de type « X sait que Y », qui mettent explicitement en relation un sujet et une proposition. Il parvint néanmoins à établir un parallèle entre les deux types d’attribution de connaissance en démontrant que les attributions de savoir-faire font preuve de la même opacité référentielle que les attributions de connaissance propositionnelle269.

Cette preuve fut livrée à l’aide de son désormais célèbre cas nommé « Gray’s Elegy ». Dans celui-ci, un danseur livre une performance intitulée « Improvisation No. 15 » qui peut être interprétée comme une traduction en alphabet sémaphore270 de l’« Élégie écrite dans un

cimetière » de Thomas Gray271. Le danseur en question ignore tout de l’alphabet sémaphore et

269 Un contexte est référentiellement opaque si deux expressions ayant la même référence ne peuvent pas nécessairement y être substituées en gardant la valeur de vérité de la proposition dans laquelle elles figurent. Les attitudes propositionnelles comme la croyance représentent un exemple classique de contexte référentiellement opaque. Ex. (1) Pierre croit que Superman peut voler. (2) Pierre croit que Clark Kent peut voler. Il est possible que (1) soit vrai et que (2) soit faux.

270 Il s’agit d’un système de signes fait à l’aide de drapeaux employé par la marine afin de communiquer visuellement. Dans l’exemple de « Gray’s Elegy », ce sont les mouvements des bras du danseurs qui auraient une interprétation sémaphore.

ignore quelle partie de son répertoire peut être interprétée de cette façon. On peut penser qu’il sait comment danser « Improvisation No. 15 » sans penser qu’il sait également danser une version sémaphore de l’élégie de Gray. Après tout, si on lui en faisait la requête, il ne pourrait pas s’exécuter. Le danseur serait donc capable de danser une version sémaphore de l’élégie, mais ne sait pas comment faire272. Un tel exemple démontre que les expressions de type « X sait

faire Y » créent un contexte référentiellement opaque dans la mesure où les expressions « Improvisation No. 15 » et « version sémaphore de l’élégie de Gray » réfèrent à la même séquence de mouvements corporels, mais qu’on peut savoir faire l’un sans savoir faire l’autre.

En démontrant l’opacité référentielle des attributions de savoir-faire, Carr a formulé le premier volet du problème de la capacité pour l’anti-intellectualisme, qui souligne que la possession d’une capacité donnée n’est pas suffisante pour la possession du savoir-faire correspondant273. L’opacité référentielle des expressions de savoir-faire permet de dissocier

savoir-faire et capacité parce que les attributions de capacité, elles, ne sont pas référentiellement opaques. Avec cette découverte, Carr est donc parvenu à délier le concept de savoir-faire de celui de capacité. John Bengson, Marc Moffett et Jennifer Wright, un trio d’intellectualistes, ont fourni un appui à l’idée de Carr en faisant un peu de philosophie expérimentale à l’aide d’un cas différent présentant des traits similaires :

Sally, who is an inexperienced hiker with extremely poor vision, decides to go snow shoeing through the mountains in February. As she is hiking along, an avalanche suddenly starts and a rush of snow sweeps down the mountain and over Sally. Sally, however, mistakenly takes the snow to be a body of water (she believes incorrectly that a nearby damn has broken) and so she responds by making rapid swimming motions. Sally aims to swim through the water

272 Carr souligne également que certaines performances chanceuses peuvent nous amener à attribuer à un individu une capacité, même si nous avons une réticence à lui attribuer le savoir-faire correspondant : « A novitiate trampolinist, for example, might at his first attempt succeed in performing a difficult somersault, which although for an expert would be an exercise of knowing how, is in his case, merely the result of luck or chance. Since the novice actually performed the feat one can hardly deny that he was able to do it (in the sense of possessing the physical power) but one should, I think, deny that he knew how to perform it ». David Carr, « Knowledge in Practice », dans American Philosophical Quarterly, Vol. 18, 1981, p. 53.

273 Carr, « The Logic of Knowing How and Ability », p. 407. Bien qu’il ait formulé le premier des grands problèmes pour l’anti-intellectualisme, Carr est passé à côté du problème inverse : le problème de la nécessité stipulant que la possession d’une capacité n’est pas nécessaire pour avoir le savoir-faire correspondant. Au contraire, dans son article « Knowledge in Practice », il postule deux sens à l’expression « knows how to » : un sens fort, exigeant la possession actuelle de la capacité et un sens faible impliquant seulement le fait de l’avoir possédée auparavant. Un énoncé comme « Sarah sait faire un triple salchow » serait alors vrai au sens faible si Sarah a déjà exécuté de telles acrobaties avant d’être estropiée, mais faux au sens fort aussi longtemps qu’elle aura la jambe dans le plâtre. Nous avons vu, dans la section 6 du chapitre 2, qu’une telle postulation de sens multiples aux attributions de savoir-faire est contredite par plusieurs tests sémantiques. On peut même se demander si Carr ne postule pas trois sens pour « X sait faire Y », puisqu’il affirme qu’il n’existe aucune distinction entre la possession d’une capacité mentale et la possession d’un savoir-faire mental (ex. Calculer). Voir Carr, « Knowledge in Practice », pp. 53-4.

towards the surface. Though Sally has never heard of this fact before, making swimming motions is a way to escape avalanches. As a result of her lucky mistake, Sally is able to escape from the avalanche274.

S’adonnant à un brin de philosophie expérimentale, les auteurs ont recueilli l’opinion de 138 participants, 88% d’entre eux considérant que Sally ne sait pas comment échapper à une avalanche. En s’appuyant sur ces recherches, on peut mettre les anti-intellectualistes face à un problème de taille : il ne serait pas suffisant de posséder une capacité donnée pour avoir le savoir-faire correspondant, même selon les intuitions les plus répandues.

Le problème inverse, selon lequel la possession d’une capacité ne serait pas nécessaire pour avoir le savoir-faire correspondant, a été souligné par plusieurs penseurs. Stanley et Williamson présentent deux cas où la capacité serait absente, mais le savoir-faire présent. Le premier concerne une pianiste virtuose ayant perdu ses mains lors d’un accident, le second, un instructeur de ski sachant comment faire un saut acrobatique complexe sans être capable de l’exécuter lui-même. Pour Stanley et Williamson, il s’agit de cas où l’on pourrait légitimement attribuer le savoir-faire en l’absence de la capacité275. Alva Noë a remis en question la validité

des intuitions de Stanley et Williamson dans le cas de l’instructeur de ski, prédisant qu’elles iraient à l’encontre des opinions répandues sur les liens entre capacité et savoir-faire276. Encore

une fois, en bons philosophes expérimentaux, Bengson, Moffett et Wright ont testé les intuitions des gens à ce propos. Voici une vignette qu’ils ont fait lire à 194 participants :

Pat has been a ski instructor for twenty years, teaching people how to do complex ski stunts. He is in high demand as an instructor, since he is considered to be the best at what he does. Although an accomplished skier, he has never been able to do the stunts himself. Nonetheless, over the years he has taught many people how to do them well. In fact, a number of his students have won medals in international competitions and competed in the Olympic games277.

Interrogés pour savoir si Pat sait faire les sauts en question malgré son incapacité à les exécuter, 81% des participants ont répondu par l’affirmative. S’il faut se fier aux intuitions recueillies par les auteurs, on doit alors conclure que la capacité à exécuter une action donnée n’est pas davantage nécessaire à la possession du savoir-faire correspondant.

274 Bengson, Moffett et Wright, « The Folk on Knowing-How », p. 395-6. L’exemple original est la création de Katherine Hawley. Voir Katherine Hawley, « Success and Knowledge How », dans American Philosophical

Quarterly, Vol. 40, 2003.

275 Stanley et Williamson, « Knowing How ». p. 416. 276 Alva Noë, « Against Intellectualism », pp. 283-4.

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