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La condition d’intentionalité et le rôle de la chance

Chapitre 3. Les théories anti-intellectualistes : Savoir-faire, dispositions et capacités

5. La condition d’intentionalité et le rôle de la chance

Même si l’anti-intellectualisme n’est pas à court de ressources pour répondre aux problèmes de la nécessité et de la suffisance, les intellectualistes peuvent se baser sur la condition d’intentionalité pour créer davantage de problèmes pour la thèse de la capacité. On peut supposer que seules les capacités exercées intentionnellement peuvent constituer des savoir- faire. C’est ce que nous avons appelé la « condition d’intentionalité ». Or, un intellectualiste 289 Hawley parle plutôt d’un cycliste ayant perdu une jambe, mais sa réponse s’applique tout aussi bien au cas de

la pianiste.

pourra argumenter que sa théorie a l’avantage de fournir une explication simple pour la présence d’une condition d’intentionalité : seules les capacités exercées intentionnellement comptent parce qu’elles seules sont exercées sur la base de la connaissance des faits.

Rappelons le cas de Sally, l’alpiniste submergée par une avalanche dans l’exemple de Bengson, Moffett et Wright. Un intellectualiste pourra expliquer que Sally ne sait pas échapper à une avalanche même si elle est capable de le faire parce qu’elle ne sait pas 1) qu’il s’agit d’une avalanche et 2) que nager est une bonne manière d’échapper à une avalanche. Sur le moment, elle croit au contraire qu’il s’agit d’un torrent d’eau. Un intellectualiste pourrait ainsi tenter de tirer avantage de la condition d’intentionalité, en affirmant que pour agir intentionnellement il faut savoir minimalement ce que l’on fait. De ce point de vue, c’est parce que Sally n’a pas la connaissance de certains faits qu’elle ne peut pas échapper intentionnellement à l’avalanche et ne sait pas comment faire.

Cette réplique intellectualiste affiche une certaine cohérence avec bon nombre de théories contemporaines sur l’action intentionnelle. Selon Kieran Setiya, les théories modernes sur l’action intentionnelle s’inspirent globalement de deux courants distincts, le premier trouvant ses sources chez Elizabeth Anscombe et le second, chez Donald Davidson. Pour Anscombe, l’action intentionnelle constitue le fondement à partir duquel doit être compris l’intention en général et l’action intentionnelle implique une connaissance non-inférentielle de certains faits. Par exemple, « X fait intentionnellement Y » implique « X sait qu’il fait intentionnellement Y »291. Pour Donald Davidson, l’action intentionnelle doit être comprise à partir de l’intention

qui précède l’action, conçue comme un état mental qui doit être analysé en fonction des concepts de jugement, croyance et désir. Qu’on s’inspire d’Anscombe ou de Davidson, on peut craindre que la condition d’intentionalité réintroduise la connaissance propositionnelle dans l’analyse du savoir-faire proposée par les anti-intellectualistes, que ce soit directement avec la connaissance des faits postulée par Anscombe, ou plus indirectement, avec les attitudes propositionnelles qui sous-tendent l’intention chez Davidson.

Un tel argument n’est pas nécessairement décisif292. On pourrait par exemple rétorquer

que l’action intentionnelle n’exige pas nécessairement une pleine connaissance, mais simplement une croyance vraie. Par exemple, en transformant l’exemple de Sally de manière à en faire un cas de Gettier, on peut remodeler le scénario de manière à ce que notre protagoniste sache plausiblement comment échapper à une avalanche sans pourtant posséder les

connaissances factuelles associées. Sally pourrait ainsi croire correctement que le fort courant qui l’emporte est une avalanche simplement parce que, malgré son apparence liquide, elle pense se trouver au Colorado, l’État détenant le record d’avalanches aux États-Unis. Or, Sally est aussi géographiquement incompétente que dangereusement myope – elle se trouve en réalité en Alberta. Si elle le savait, elle ne conclurait pas qu’il s’agit d’une avalanche, mais penserait comme auparavant qu’il s’agit d’un immense torrent issu de la rupture d’un barrage. La chance joue ici un rôle important dans la croyance de Sally. Néanmoins, Sally nage intentionnellement sur la base d’une croyance vraie et survit sans une véritable connaissance des faits293. Sally sait-

elle comment survivre à une avalanche ? Plusieurs ont déjà répondu par l’affirmative à des problèmes similaires, laissant entendre du coup que le savoir-faire résiste à la « gettierisation »294.

Si tel est le cas, alors on aurait non seulement démontré que la condition d’intentionalité ne nous mène pas vers l’intellectualisme, mais on aurait également trouvé une asymétrie importante entre la connaissance propositionnelle et le savoir-faire. Tandis qu’une croyance vraie obtenue et maintenue simplement par l’entremise de la chance ne se qualifie pas pleinement au rang de connaissance, le savoir-faire serait indifférent à de telles conditions. Dans son article Knowing How without Knowing That, Yuri Cath a poussé ce genre d’argument plus loin : si X sait faire Y, mais qu’il n’y a pas de proposition P que X connaît en vertu de laquelle il possède ce savoir-faire parce que ses croyances à propos de P sont gettierisées, alors son savoir- faire ne peut être réduit à une forme de connaissance propositionnelle295. Par exemple, si Sally

sait comment survivre à une avalanche même si elle ne sait pas vraiment que nager est une manière de survivre à une avalanche parce que sa croyance vraie a été acquise de manière

292 Par exemple, Kieran Setiya endosse une conception anscombienne de l’action intentionnelle et argumente contre l’intellectualisme. Setiya part du principe selon lequel, pour accomplir une action de base intentionnellement, il faut savoir comment faire, mais il nie que les éléments nécessaires pour expliquer ce savoir-faire à la manière de Stanley et Williamson soient eux-mêmes requis. En particulier, il nie qu’il soit nécessaire de savoir ou de croire que je pourrais (au sens contrefactuel) accomplir l’action en question pour en avoir l’intention. Je crois qu’il a tort. Si je crois qu’il est absolument impossible de faire un voyage astral, je ne peux pas avoir l’intention d’en faire un. Selon moi, avoir l’intention de faire A implique minimalement une croyance à la possibilité du succès contrefactuel de A. Voir Kieran Setiya, « Knowing How », dans

Proceedings of the Aristotelian Society, Vol. 112, 2012.

293 Pour un problème de Gettier construit avec davantage de soin, voir Yuri Cath, « Knowing-How without Knowing-That », dans John Bengson et Marc Moffett (éd.), Knowing How : Essays on Knowledge, Mind and

Action, Oxford University Press, 2011.

294 C’est le cas de Yuri Cath, Kieran Setiya et Ted Poston. Voir Kieran Setiya, « Practical Knowledge », dans

Ethics, Vol. 118, 2008, p. 405. Voir Ted Poston, « Know-how to be Gettiered ? », dans Philosophy and Phenomenological Research, Vol. 79, 2009.

chanceuse, alors son savoir-faire ne peut être expliqué par le modèle déployé par Stanley et Williamson.

À cela, Stanley a répondu que l’asymétrie dans les intuitions quant au rôle de la chance ne confère pas au savoir-faire un statut distinct parce qu’on peut observer une telle asymétrie pour l’ensemble de la « connaissance-Q »296. Voici un cas de « savoir-pourquoi » qui affiche

selon lui le même problème au niveau des intuitions :

Suppose Mary learns to play tennis from a generally reliable tennis coach. The coach teaches her what is in fact a way to ace her regular opponent, a way that involves twisting her body to the left. However, the coach did not in fact intend to teach her this – he meant to deceive her, but because of incompetence in fact taught her correctly. Suppose, watching Mary ace her opponent, I say « Mary knows why to twist her body to the left in hitting that shot ». This ascription seems perfectly true, even though Mary only has a justified true belief, and lacks genuine knowledge297.

Stanley se base sur les observations de John Hawthorne298, où celui-ci remarquait une asymétrie

entre la connaissance-Q en général et les cas ordinaires de connaissance propositionnelle au niveau des intuitions sur les conditions de Gettier. Stanley concèdera que les intuitions face aux cas de Gettier sont beaucoup moins fortes pour le savoir-faire que pour les cas ordinaires de connaissance propositionnelle mais, selon lui, il ne s’agit pas d’un trait propre aux attributions de savoir-faire, mais plutôt d’un trait partagé par toutes les formes de connaissance-Q :

One objection to the Intellectualist is that Gettier intuitions are weak for ascriptions of knowledge-how. However, as we have seen, Gettier intuitions are often weak for ascriptions of knowledge-wh. Given this fact about ascriptions of knowledge-wh, the intellectualist position that knowledge how ascriptions are ascriptions of knowledge-wh entails that we should not expect to find many compelling examples of Gettier cases for ascriptions of knowing-how299.

Pour Stanley, on peut expliquer la différence entre les intuitions face aux problèmes de Gettier dans les cas de connaissance-Q et les cas paradigmatiques de connaissance propositionnelle d’un point de vue pragmatique. Quand nous demandons « Pierre sait-il comment se rendre au Stade Olympique ? » ou « Anne sait-elle où se trouvent les clés ? » nous serions davantage

296 Dans leur article initial, Stanley et Williamson présentaient le savoir-faire comme vulnérable aux conditions de Gettier. Voir Stanley et Williamson, « Knowing How », p. 435. C’est une position plus tard remise en question par Stanley. Voir Stanley, « Knowing (How) », section 3.

297 Stanley, « Knowing (How) », p. 218.

298 John Hawthorne, « Implicit Belief and A Priori Knowledge », dans Southern Journal of Philosophy, Vol. 38, 2000. Cité dans Stanley, Know How, p. 180.

intéressés par la vérité ou la fausseté des croyances de Pierre ou Anne que par leur justification ou leur caractère non-chanceux300. Ceci s’expliquerait par le fait que la connaissance-Q est

davantage attribuée dans des contextes où nous cherchons une information pour des raisons pratiques, ce qui mettrait l’emphase sur la vérité et reléguerait au second plan le rôle de la chance. En expliquant ce phénomène de manière pragmatique, Stanley présente les cas de connaissance-Q comme tout aussi invalidés par la chance que les cas paradigmatiques de connaissance propositionnelle puisque les considérations pragmatiques n’ont aucune influence sur les conditions de vérité. Autrement dit, c’est uniquement en apparence qu’il y aurait une asymétrie entre ces attributions de connaissance.

Quoique l’on pense de la valeur d’une telle explication pragmatique, l’argument basé sur l’insensibilité à la chance a ses limites. Premièrement, si elle existe, l’insensibilité aux conditions de Gettier ne serait pas un trait distinctif au savoir-faire, mais plutôt une marque propre à toute la connaissance-Q. Il ne suffit donc pas de mettre l’accent sur ce trait pour distinguer le savoir-faire de toute connaissance propositionnelle, à moins que l’on soit également prêt à remettre en question la propositionnalité de la connaissance-Q en général. Deuxièmement, si le savoir-faire est réellement insensible aux conditions de Gettier, il s’agit d’un fait certes important, mais qui ne constitue pas nécessairement un argument pour l’anti- intellectualisme s’il est conçu comme une thèse s’objectant aux conceptions du savoir-faire comme connaissance propositionnelle ou connaissance des faits. Contrairement à Stanley, on pourrait conclure que les cas de Gettier n’invalident pas toute forme de connaissance propositionnelle – ils épargneraient la connaissance-Q. C’est la position adoptée à l’origine par John Hawthorne et reprise plus tard par Yuri Cath301. On voit les limites de l’argument. En soi, le

fait qu’un type de connaissance soit insensible aux conditions de Gettier prouve seulement qu’il s’agisse d’une connaissance non-propositionnelle si l’on insiste que toute connaissance propositionnelle est incompatible avec la chance.

300 Stanley, « Knowing (How) », p. 219. Voir aussi Stanley, Know How, p. 189.

301 Hawthorne, « Implicit Belief and A Priori Knowledge », p. 203. Voir aussi Yuri Cath, « Revisionary Intellectualism and Gettier », dans Philosophical Studies, Vol. 172, 2015. Entre 2011 et 2014, Cath a changé d’avis sur les conclusions qu’il faut tirer des asymétries dans les intuitions de Gettier. En 2011, Cath considérait que l’insensibilité à la chance des attributions de savoir-faire démontrait qu’il ne s’agissait pas de connaissance propositionnelle. En 2014, il considérait au contraire que le savoir-faire était une forme différente de connaissance propositionnelle, insensible à la chance.

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