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Chapitre 3. Les théories anti-intellectualistes : Savoir-faire, dispositions et capacités

9. L’anti-intellectualisme radical

Après Ryle, plusieurs philosophes ont adopté des positions assimilables à une forme d’anti- intellectualisme radical en concevant toute connaissance comme une forme de capacité ou de disposition. En 1956, dans The Logical Status of « Knowing That », John Hartland-Swann argumentait déjà en faveur de l’anti-intellectualisme radical en s’inspirant de Ryle. Selon lui, la connaissance propositionnelle peut être réduite à un savoir-faire qui en retour doit être compris comme une forme de capacité. Plus précisément, pour Hartland-Swann, savoir que P, c’est avoir la capacité de répondre correctement que P325. Deux ans plus tard, dans On « Knowing How »

322 David Carr, « On Mastering a Skill », dans Journal of Philosophy of Education, Vol. 15, 1981, p. 87.

323 Jennifer Hornsby, « Ryle’s Knowing How and Knowing How to Act », dans John Bengson et Marc Moffett (éds.), Knowing How : Essays on Knowledge, Mind and Action, Oxford University Press, 2011, p. 81.

324 Ryle, « Knowing How and Knowing That », pp. 4-5.

325 John Hartland-Swann, « The Logical Status of “Knowing That” », dans Analysis, Vol. 16, 1956, pp. 114-15. Hartland-Swann a développé davantage sa conception dans son livre An Analysis of Knowing, George Allen & Unwin, 1958.

and « Knowing That », Jane Roland reprend la position de Hartland-Swann en distinguant cependant entre les savoir-faire acquis par la pratique – par exemple, savoir nager – des savoir- faire acquis instantanément, comme savoir répondre correctement que P326. Évidemment,

Hartland-Swann et Roland prêtent le flanc aux problèmes de la nécessité et de la suffisance où la connaissance et la capacité sont intuitivement dissociées. On peut être capable de répondre à une question d’examen à laquelle on ne connaît pas la réponse en trichant. À l’opposé, la souris peut savoir que le chat guette l’entrée du trou, un bambin peut savoir que les biscuits sont dans le pot et un aphasique peut savoir que ses pantalons sont dans le tiroir, sans pouvoir répondre correctement que c’est le cas.

Avant la réouverture du débat par Stanley et Williamson, John Hyman a également défendu une conception de la connaissance comme capacité dans son article How Knowledge Works. Selon Hyman, la connaissance est un ensemble de capacités se manifestant sur la base de la considération des faits : « propositional knowledge is the ability to act, to refrain from acting, to believe, desire or doubt for reasons that are facts »327. Cependant, il ne suffit pas de proposer

une théorie dispositionnelle de la connaissance pour cadrer automatiquement avec l’anti- intellectualisme radical. Par exemple, dans Dispositional Theories of Knowledge, Lars Gundersen présente une théorie dispositionnelle de la connaissance davantage apparentée à l’intellectualisme328. Gundersen se base sur les théories suivant la vérité (tracking theories)

d’abord avancées par Fred Dretske et Robert Nozick pour répondre au problème de Gettier329.

Selon Nozick, deux conditions doivent être remplies pour que S sache que P. Premièrement, si P n’était pas vrai alors, nécessairement, S ne croirait pas que P. On dit alors que la croyance de S varie avec la vérité de P – c’est la condition de variance. Deuxièmement, si P était vrai alors S croirait nécessairement que P. On dit alors que la croyance de S adhère à la vérité de P – c’est la condition d’adhérence. Puisque, selon une telle conception, la croyance d’un individu doit varier et adhérer à la vérité pour qu’elle puisse se qualifier au titre de connaissance, on dit qu’une croyance doit « suivre la vérité » (track the truth) pour se qualifier au titre de connaissance.

Une telle conception de la connaissance fait face à des problèmes qui lui sont propres. Voyons trois cas :

326 Jane Roland, « On Knowing How and Knowing That », dans The Philosophical Review, Vol. 67, 1958, p. 382. 327 John Hyman, « How Knowledge Works », dans The Philosophical Quarterly, Vol. 49, 1999, p. 451.

328 Lars Gundersen, Dispositional Theories of Knowledge : a Defence of Aetiological Foundationalism, Ashgate, 2002. Pour un résumé de la conception de Gundersen, voir Lars Gundersen, « Tracking, Epistemic Dispositions and the Conditional Analysis », dans Erkenntnis, Vol. 72, 2010.

329 Voir Fred Dretske, « Epistemic Operators », dans Journal of Philosophy, Vol. 67, 1970 et Robert Nozick,

Flip et la lumière. Flip vient à croire que la lumière est allumée dans la pièce adjacente en tirant à pile ou face. Si la pièce tombe pile, elle décide que la lumière est éteinte. Si elle tombe face, elle décide que la lumière est allumée. Sans qu’elle le sache, la pièce de monnaie utilisée par Flip contient un interrupteur qui éteint la lumière quand elle tombe sur pile et l’allume quand elle tombe sur face.

Stance et le vol de banque. Témoin d’un vol de banque, Stance vient à croire que le malfaiteur responsable n’est nul autre que Jesse James lorsque le masque de celui-ci glisse alors qu’il passe près de Stance, ce qui permet à ce dernier de le reconnaître.

Lily et les arbres hallucinatoires. Supposez que Lily croit correctement que les arbres existent parce qu’elle les voit, mais supposez également que si les arbres n’existaient pas, elle croirait quand même en leur existence parce que la composition de l’atmosphère serait altérée de façon à lui faire halluciner des arbres330.

La croyance de Flip adhère et varie avec la vérité, mais on ne jugerait pas normalement qu’elle sait que la lumière est ouverte ou fermée. Dans le cas de Stance, on jugerait normalement qu’il sait que le voleur est Jesse James, même si la condition d’adhérence n’est pas satisfaite – il aurait suffi que le masque reste en place pour que Stance ne formule pas de croyance correcte. À l’inverse, dans le cas de Lily, on jugerait normalement qu’elle sait que les arbres existent même si la condition de variance n’est pas satisfaite – si les arbres n’existaient pas, Lily croirait quand même en leur existence. Pour Gundersen, ces problèmes devraient nous amener à comprendre les théories suivant la vérité comme des théories dispositionnelles de la connaissance : la connaissance serait une croyance vraie issue d’une disposition suivant la vérité. Pour appuyer cette interprétation, Gundersen assimile les contre-exemples que nous avons présentés aux cas de « contrefaçon », de « masquage » et « désistement » posant classiquement problème à l’analyse conditionnelle contrefactuelle des concepts dispositionnels. De son point de vue, trouver une réponse à ces problèmes classiques pour l’analyse conditionnelle des dispositions devrait nous permettre d’ajuster les conditions de variance et d’adhérence de façon à répondre

330 Les trois problèmes sont présentés dans Lars Gundersen, « Tracking, Epistemic Dispositions and the Conditional Analysis ».

aux problèmes posés par les cas de Flip, Stance et Lily331. Les conditions de variance et

d’adhérence seraient ainsi l’expression du caractère dispositionnel de la connaissance.

La conception de Gundersen est intéressante parce qu’elle démontre qu’on peut soutenir une théorie dispositionnelle de la connaissance sans s’opposer à l’intellectualisme. Loin de fonder une conception non-propositionnelle de la connaissance, les dispositions chez Gundersen servent plutôt à départager les attitudes propositionnelles se qualifiant comme des connaissances de celles qui n’y parviennent pas. Une croyance vraie qui adhère à la vérité et varie avec elle se qualifiera comme une connaissance, tandis qu’une croyance vraie qui n’adhère pas à la vérité et ne varie pas avec elle ne se qualifiera pas comme une connaissance. Or rien dans tout cela ne remet en question l’idée que la connaissance est d’abord et avant tout une connaissance des faits, fondée sur la croyance. On peut alors être intellectualiste et dispositionaliste sans problème.

À l’opposé, on trouve Stephen Hetherington, qui avance une conception dispositionnelle de la connaissance cherchant à renverser la réduction intellectualiste pour comprendre la connaissance des faits comme une forme de savoir-faire332. Plus concrètement, savoir que l’on se

trouve dans un endroit particulier signifie, selon lui, savoir correctement formuler des croyances à ce propos et/ou correctement traiter l’information pertinente et/ou décrire la situation et/ou utiliser les concepts pertinents et/ou répondre aux questions pertinentes et/ou raisonner à propos de la situation333. Pour chacun de ces savoir-faire, la condition de correctitude, exactitude ou

précision – l’anglais est « accuracy » – est essentielle334. En somme, pour Hetherington, la

connaissance propositionnelle est un ensemble plus ou moins précis de savoir-faire335.

Cependant, le concept de savoir-faire n’est qu’une notion intermédiaire ne faisant pas vraiment de travail dans la théorie d’Hetherington – toute connaissance est pour lui une forme de capacité (ability) : « Whenever you know that P, you have an ability—in that sense, you know how—to represent or respond or report or reason accurately, regarding P (where in general 331 Les qualifications apportées par Gundersen sur les conditions de variance et d’adhérence sont trop compliquées pour être exposées ici. Sa défense de l’interprétation dispositionnelle des théories de Dretske et Nozick tient essentiellement à trois choses : 1) une distinction entre l’aspect intérieur et extérieur d’une disposition, 2) le principe de variable strictness dans la logique des énoncés subjonctifs, selon lequel P peut impliquer nécessairement Q sans que P & R impliquent nécessairement Q et 3) le principe de compositionality

strictness en méréologie, selon lequel un objet X peut posséder une disposition Z sans que l’objet composite X

+ Y la possède également. Voir Gundersen, Dispositional Theories of Knowledge, chap. 4 et 5. 332 Hetherington, How to Know, p. XI.

333 Hetherington, How to Know, p. 35, 42.

334 « I take accuracy to be the most central feature of knowing ». Hetherington, How to Know, p. 35, note 15. 335 Hetherington, How to Know, p. 28. Voir aussi p. 23, note 34. Pour une liste des différences entre la thèse

these potential outcomes need not be publicly verifiable) »336. Bien qu’Hetherington s’entende

avec la plupart des anti-intellectualistes pour concevoir le savoir-faire comme capacité, il est en désaccord avec eux en affirmant que le savoir-faire et la connaissance propositionnelle ne sont pas fondamentalement différents. En postulant une réduction de ces concepts qui va à contre- courant de la thèse intellectualiste, le philosophe embrasse une forme d’anti-intellectualisme radical qu’il baptise « practicalisme » et lie à la pensée du Wittgenstein des Recherches Philosophiques337.

Afin de défendre sa conception de la connaissance comme capacité, Hetherington consacre beaucoup d’énergie à miner la plausibilité de la conception traditionnelle de la connaissance comme croyance vraie, justifiée et non-chanceuse. Premièrement, il s’oppose à l’idée voulant que la croyance serait le support de toute connaissance338. Selon lui, la

philosophie conçoit traditionnellement la connaissance comme une forme de croyance bonifiée (enhanced belief)339, c’est-à-dire une croyance satisfaisant certains critères additionnels.

Autrement dit, une connaissance, c’est tout simplement une croyance qui satisfait les standards énoncés. Hetherington rejette cette idée, bien qu’il ne s’oppose pas à concevoir la connaissance comme un état mental340. C’est ce refus de comprendre la connaissance comme une forme de

croyance bonifiée qui éloigne le plus clairement Hetherington de toute forme d’intellectualisme, contrairement à Gundersen.

Deuxièmement, sa théorie diffère de la conception traditionnelle de la connaissance dans la mesure où il endosse un gradualisme à propos de la connaissance propositionnelle. Selon lui, la connaissance propositionnelle admet des degrés, contrairement à ce que l’on suppose habituellement. On pense ordinairement que l’on peut connaître plus ou moins bien une personne, ou savoir plus ou moins bien jouer d’un instrument, mais que l’on ne peut pas savoir plus ou moins bien que Paris est la capitale de la France341. Or, pour Hetherington, il s’agit là

simplement d’une apparence issue du langage342. Son gradualisme découle naturellement de sa

conception de la connaissance comme capacité, puisque les capacités admettent habituellement 336 Hetherington, How to Know, p. 35.

337 Pour le lien qu’Hetherington établit entre son practicalisme et la pensée de Wittgenstein, voir Hetherington,

How to Know, pp. 32-33 et le chapitre 6 en général.

338 Hetherington, How to Know, pp. 71-2. Voir aussi p. 41, note 25. 339 Hetherington, How to Know, p. 2.

340 Hetherington envisage une compatibilité entre sa théorie et l’épistémologie de la connaissance première élaborée par Timothy Williamson. Par contre, cette compatibilité n’est nulle part développée. Voir Hetherington, How to Know, p. 41, note 25.

341 Hetherington, How to Know, p. 49. 342 Hetherington, How to Know, p. 205.

des degrés. Hetherington incorpore ce gradualisme à sa théorie de la connaissance en affirmant qu’on pourrait mieux ou moins bien connaître un fait en ayant une connaissance plus ou moins extensive de ce qui lui confère sa vérité. Plus on en sait sur ce qui fait la vérité de P, plus on sait que P est vrai343. Selon lui, l’aspect gradable de la connaissance propositionnelle va de pair avec

la capacité de manifester ou d’exprimer correctement un nombre plus ou moins grand des capacités constituant savoir que P344.

Troisièmement, Hetherington défend l’idée que la justification n’est pas absolument nécessaire à la connaissance en argumentant que, dans un monde causalement instable, la justification serait superflue345. Selon lui, plutôt que de nécessiter une forme de justification, ce

dont on aurait besoin pour acquérir des croyances vraies ou les capacités correspondantes dans un monde causalement instable serait une forme de chance opérant en harmonie avec l’environnement346. De son propre aveu, le but de son argument est assez modeste : non pas

démontrer que la justification est superflue pour la connaissance dans notre monde, mais seulement que la justification n’est pas absolument requise dans tous les mondes possibles. Autrement dit, une connaissance dépourvue de justification ne serait pas une contradiction dans les termes (conceptually confused)347. Hetherington considère également que la chance n’annule

pas la connaissance348.

Au final, pour Hetherington, attribuer une connaissance à quelqu’un, c’est implicitement formuler une prédiction à propos d’une personne : « On a practicalist interpretation, to attribute knowledge even in a particular circumstance is to include an implicit prediction about similar circumstances (even if not identical ones) »349. Il propose donc une théorie alternative de la

connaissance qui défie la conception traditionnelle sous tous ses aspects principaux. Tandis que cette dernière conçoit la connaissance d’abord et avant tout comme une relation entre un état mental et un état de choses, la conception avancée par Hetherington conçoit la connaissance comme davantage liée à la prédiction du comportement et à ses chances de succès.

343 Hetherington, How to Know, p. 178. 344 Hetherington, How to Know, p. 214. 345 Hetherington, How to Know, pp. 132-139. 346 Hetherington, How to Know, p. 138.

347 Hetherington, How to Know, p. 143. On pourrait penser, comme le philosophe Baron Reed, que la connaissance n’est en réalité possible que dans un monde causalement stable. D’un tel point de vue, dans un monde causalement instable, une croyance vraie ne constituerait jamais une forme de connaissance et la connaissance serait impossible. Voir Baron Reed, « How to Know : A Practicalist Conception of Knowledge, by Stephen Hetherington », dans Australasian Journal of Philosophy, Vol. 93, 2015.

348 Hetherington, How to Know, chap. 3, en particulier p. 80. 349 Hetherington, How to Know, p. 227, note 9. Voir aussi p. 230.

Même si Hetherington et Gundersen avancent tous deux des théories dispositionnelles de la connaissance, seule la théorie d’Hetherington est anti-intellectualiste, surtout à travers sa remise en question du rôle de la croyance comme fondement de la connaissance. Au lieu d’être une croyance satisfaisant un certain nombre de conditions, la connaissance chez lui est un ensemble complexe de capacités qui ne présuppose pas l’existence d’une croyance. À l’inverse, l’aspect dispositionnel de la connaissance chez Gundersen joue seulement un rôle dans la formation de croyances, elle ne la remplace pas. Autrement dit, pour Gundersen, la connaissance est encore et toujours une connaissance des faits, une connaissance propositionnelle assistée d’un certain ensemble de dispositions.

La comparaison a quelque chose de révélateur : pour remettre en question l’intellectualisme, il ne suffit pas de penser la connaissance comme disposition. Il faut aller plus loin, par exemple, en niant le statut fondamental de la croyance comme le fait Hetherington. Après tout, la croyance est une attitude consistant à représenter un certain état de chose comme un fait. Celui qui croit est engagé à tenir le cru pour vrai. Puisque traditionnellement, on considère que les propositions sont les seules entités porteuses de vérité, remettre en question le statut fondamental de la croyance est une stratégie importante pour miner l’idée que toute connaissance est une connaissance des faits.

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