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L’unité de la connaissance-Q et deux conceptions de l’intellectualisme

Chapitre 2. Les théories intellectualistes : Savoir-faire et connaissance propositionnelle

7. L’unité de la connaissance-Q et deux conceptions de l’intellectualisme

Tous les arguments intellectualistes ne dépendent pas de façon aussi directe de la sémantique des attributions. C’est le cas de l’argument basé sur l’unité de la connaissance-Q présenté par Stanley215. Cet argument se base sur deux idées simples : (1) l’idée que le savoir-faire est une

forme de connaissance-Q et (2) l’idée que toute forme de connaissance-Q est une forme de connaissance propositionnelle. Si l’on accepte (1) et (2), on doit conclure que le savoir-faire est une forme de connaissance propositionnelle. Nous avons vu, dans la section 2 de ce chapitre, pourquoi on peut considérer le savoir-faire comme une forme de connaissance-Q. On peut savoir où nager, savoir quand nager et savoir comment nager. Si l’on accepte une conception propositionnelle du savoir-où et du savoir-quand, tout traitement différent, réservé au savoir- comment risque de sembler arbitraire.

Il y a deux manières évidentes de s’attaquer à cet argument. Premièrement, on peut s’objecter à (1). L’appartenance du savoir-faire à la connaissance-Q semble relever de l’évidence en anglais parce que l’outil interrogatif « how » y intervient obligatoirement dans les attributions de savoir-faire, mais ce n’est pas le cas en français, où l’outil interrogatif est optionnel. C’est la voie qu’emprunterait Rumfitt. Pour lui, les véritables attributions de savoir- faire en français sont précisément celles qui font l’économie du « comment », qui n’interviendrait que dans l’attribution de connaissances discursives sur les manières de faire. Du point de vue de Rumfitt, les attributions de savoir-comment sont conformes à l’analyse fournie par Stanley et Williamson, mais elles ne sont pas des attributions de savoir-faire. Rumfitt pourrait ainsi concéder à Stanley et Williamson que toutes les formes de connaissance-Q sont des formes de connaissance propositionnelle tout en niant que le savoir-faire soit une forme de connaissance propositionnelle parce qu’il n’est pas une forme de connaissance-Q.

Deuxièmement, on peut aussi s’objecter à l’argument fondé sur l’unité de la connaissance-Q en niant (2). Pour Michael Devitt, par exemple, il n’est pas du tout évident que l’on doive classer l’ensemble de la connaissance-Q comme connaissance propositionnelle. Selon lui, parmi le savoir-quand, savoir-où, savoir-qui, savoir-comment et savoir-pourquoi, seul ce

dernier constitue de façon claire une attribution de connaissance propositionnelle216. Ici, le

critère utilisé par Devitt pour qualifier de « propositionnelle » une connaissance n’est plus la sémantique, mais un certain nombre de propriétés cognitives ou psychologiques comme le caractère implicite d’une connaissance, l’incapacité de la verbaliser ou l’automaticité qui distingue son exercice.

Stanley écarte ce genre d’argument en soulignant que toutes les considérations de ce genre que l’on pourra soulever pour distinguer le savoir-faire de la connaissance propositionnelle s’appliqueront également à plusieurs types de connaissance-Q :

As far as considerations from animal cognition, or the automaticity of action go as arguments that knowing how to do something is not a species of propositional knowledge, they are equally arguments that knowing where, knowing when, and knowing what, and knowing whether are not species of propositional knowledge. Knowing-wh stands or falls together – either they are all species of propositional knowledge, or none of them are217.

Si le fait que le savoir-faire soit souvent automatique, irréfléchi et difficilement verbalisable démontre qu’il ne s’agit pas d’une forme de connaissance propositionnelle, alors ce sera également le cas pour plusieurs autres formes de connaissance-Q qui possèdent également ces propriétés. Par exemple, un joueur de hockey peut savoir quand attaquer et se replier, savoir où se positionner et qui couvrir sans avoir à y penser, et peut avoir énormément de difficulté à verbaliser les détails de son expertise218.

Cet argument s’avère gênant pour les anti-intellectualistes s’ils veulent assurer un statut particulier au savoir-faire comme connaissance non-propositionnelle, sans être prêts à défendre l’existence d’un statut similaire pour au moins certains autres types de connaissance-Q. Si d’autres formes de connaissance-Q possèdent les propriétés en vertu desquelles les anti- intellectualistes revendiquent une conception non-propositionnelle du savoir-faire, alors ces autres formes de connaissance-Q ont droit au même statut et le débat ne porte plus sur le savoir- faire en tant que tel. Toute l’argumentation aménagée par Rumfitt et les autres philosophes ayant attiré notre attention sur la structure particulière des attributions de savoir-faire à travers les langues devrait alors être reléguée aux oubliettes. Il faut choisir. Soit c’est la structure particulière des attributions de savoir-faire et leur variation à travers les langues qui démontre qu’il s’agit d’une forme de connaissance particulière, distincte des diverses formes de

216 Michael Devitt, « Methodology and the Nature of Knowing How », p. 207. 217 Stanley, Know How, pp. 133-4.

connaissance-Q, soit c’est le caractère implicite, automatique et non-verbalisable d’une connaissance qui démontre qu’il s’agit d’une forme de connaissance non-propositionnelle. Ces deux types d’arguments nous tirent dans des directions différentes. Les arguments fondés sur le caractère distinctif des attributions de savoir-faire tendent à démontrer que le savoir-faire s’oppose aux diverses formes de connaissance-Q, qui elles, seraient propositionnelles. Au contraire, les arguments fondés sur le caractère implicite, automatique et non-verbalisable du savoir-faire tendent à le rapprocher de plusieurs autres formes de connaissance-Q. Il y a donc une tension entre ces deux types d’arguments. Pour Stanley, cette tension démontre que la position anti-intellectualiste est sans espoir, et qu’il faut adopter sa théorie219.

Ceci nous amène à poser la question : « Quel devrait être notre critère pour déterminer si une connaissance est propositionnelle ou non-propositionnelle ? ». Tandis que Noë et Devitt évoquent le caractère implicite, automatique et non-verbalisable d’une connaissance pour déterminer si elle est propositionnelle ou non, Stanley et Rumfitt examinent la sémantique des attributions de connaissance pour répondre à cette question. On est alors face à deux critères très différents. Ephraïm Glick a démontré comment les intellectualistes et les anti-intellectualistes associent des traits très différents à la propositionnalité d’un savoir. Pour Glick, les différents standards employés par Stanley et Devitt démontrent qu’il y a une confusion sur la nature de l’intellectualisme et ses implications. Pour clarifier, Glick distingue entre deux thèses que l’on peut qualifier d’intellectualistes :

L’intellectualisme faible : Le savoir-faire est une relation entre une personne et une proposition, c’est-à-dire que, dans les attributions de savoir-faire, le verbe « savoir » prend pour sujet une personne et pour complément une proposition.

L’intellectualisme fort : Le savoir-faire partage les caractéristiques paradigmatiques des autres formes de connaissance propositionnelle, soit le fait de reposer sur la croyance, de nécessiter la justification, d’être soumis aux conditions de Gettier, d’être verbalisable, d’être disponible pour l’inférence et d’être souple dans son application220.

Comme le fait remarquer Glick, ces deux thèses sont indépendantes. La première pourrait être vraie et la seconde fausse, ou vice-versa. De son point de vue, la confusion entre ces deux thèses explique les conflits méthodologiques entres les intellectualistes et les anti-intellectualistes. Tandis que les anti-intellectualistes comme Devitt, Noë ou Roth et Cummins attaquent la thèse 219 Stanley, Know How, pp. 134-5.

intellectualiste forte, les intellectualistes comme Stanley et Williamson défendent plutôt la thèse intellectualiste faible. Je crois que le diagnostic de Glick est assez juste. On peut le voir dans la déclaration de Devitt, lorsqu’il affirme que seul le « savoir-pourquoi » semble clairement propositionnel, sûrement parce qu’un individu sachant pourquoi un événement se produit devrait normalement être en mesure de l’expliquer. À l’inverse, on peut savoir faire du vélo sans pouvoir l’expliquer et savoir attacher ses chaussures sans pouvoir en donner une description détaillée. De ce point de vue, pour déterminer si oui ou non une connaissance est propositionnelle, il faut surtout examiner les capacités et les dispositions qui y sont associées : est-elle verbalisable, explicite, flexible et réfléchie ? Ces questions sont appropriées si l’on s’attaque à l’intellectualisme fort. À l’opposé, Stanley et Williamson proposent une méthode essentiellement linguistique pour appuyer leur intellectualisme, ce qui s’explique facilement s’ils défendent en réalité la thèse intellectualiste faible.

À quelle thèse les anti-intellectualistes devraient-ils réellement s’attaquer ? La réponse dépend des motivations centrales derrière l’anti-intellectualisme. Les anti-intellectualistes sont- ils animés par des intuitions fortes à propos du type d’objet que doit recevoir le verbe « savoir » dans les attributions de savoir-faire ? Ou sont-ils plutôt motivés par le profil cognitif et le rôle distinct que joue le savoir-faire dans l’économie du mental ? Il me semble que la seconde option est clairement la bonne. C’est également ce que pense Glick. Il croit même que l’on peut expliquer ainsi le conflit de méthode qui existe entre les intellectualistes et les anti- intellectualistes, les premiers insistant sur l’analyse sémantique des attributions, et les deuxièmes, sur les sciences cognitives et la psychologie de l’expertise. Si tel est bien le cas, alors les anti-intellectualistes peuvent bien s’attaquer à l’intellectualisme fort, mais ils devraient peut-être abandonner l’idée que le débat porte sur la propositionnalité ou la non- propositionnalité du savoir-faire, puisque cette question peut facilement et légitimement être interprétée comme une remise en question de la thèse intellectualiste faible.

Si tel est bien le cas, les anti-intellectualistes devraient probablement recadrer le débat en s’éloignant de la propositionnalité ou la non-propositionnalité du savoir-faire. En effet, si l’on comprend la question de la propositionnalité simplement comme une question sur la sémantique des attributions, alors le savoir-faire pourrait être une forme de connaissance propositionnelle tout en divergeant des cas paradigmatiques de connaissance propositionnelle en ne reposant ni sur la croyance ou la justification, en étant réfractaire à la verbalisation, implicite, irréfléchi et largement inflexible. On tiendrait alors un ensemble de propriétés qui distingue cette forme de

connaissance des types de connaissance normalement étudiés par les philosophes, mais ce caractère distinctif ne devrait pas être présenté comme étant la preuve de sa non- propositionnalité. Ce faisant, l’anti-intellectualisme ne devrait plus être conçu comme la négation pure et simple de l’intellectualisme de Stanley et Williamson, mais davantage comme une remise en question de la conception traditionnelle de la connaissance si elle ne parvient pas à accommoder les formes de connaissances plus automatiques et plus dissociées du langage.

Les intellectualistes pourraient répliquer à un tel changement de cap en indiquant que, si le débat sur le savoir-faire ne porte plus sur la propositionnalité ou la non-propositionnalité, mais davantage sur son caractère implicite, alors rien ne permet d’isoler le savoir-faire des autres formes implicites de connaissance-Q. C’est justement la réponse de Stanley aux considérations avancées par Devitt, centrées sur l’aspect automatique et implicite du savoir- faire. Si le caractère implicite et automatique du savoir-faire suffit pour en faire une connaissance d’un type spécial, il n’occupera pas cette catégorie seul. Les autres formes de connaissance affichant des propriétés similaires se qualifieront également. Si savoir nager est une forme de connaissance implicite, automatique et difficilement verbalisable, c’est également le cas pour savoir quand respirer et quand retenir son souffle en nageant. Autrement dit, si l’objet du débat n’est plus la connaissance attribuée par les énoncés ayant la forme « X sait faire Y » mais le caractère implicite de certaines formes de connaissance, alors le débat ne porte plus sur le savoir-faire en bonne et due forme.

Glick, quant à lui, accepte de recadrer le débat en le dissociant des attributions de connaissance ayant la forme « X sait faire Y » pour se concentrer sur l’ensemble des connaissances implicites qui sont difficiles à intégrer dans la conception traditionnelle de la connaissance. C’est ce qu’il appellera la « connaissance pratique » (practical knowledge). Pour Glick, il faut se libérer du carcan des attributions pour s’opposer à l’intellectualisme fort parce qu’on ne peut pas supposer l’existence d’une correspondance parfaite entre les types de connaissance et les types d’énoncés utilisés pour attribuer la connaissance :

While ordinary-language locutions certainly can point the way to interesting distinctions in nature, there is no reason to expect that all the interesting distinctions will be reflected by distinctions in ordinary language or even to expect that the most interesting distinctions will be reflected. It would be a mistake to assume that if there is an interesting psychological distinction in the vicinity Ryle pointed to, it lines up perfectly with the extensions of the two ordinary locutions traditionally used to point to the distinction221.

On peut penser comme Glick, qu’il faut recadrer le débat en le dissociant des attributions de savoir-faire pour deux raisons. Premièrement, comme nous l’avons vu, certains cas de connaissance-Q sont également implicites, automatiques et difficiles à verbaliser. Deuxièmement, toutes les attributions de savoir-faire ne réfèrent pas nécessairement à une connaissance implicite. Si l’on m’apprend comment jouer aux échecs en m’expliquant consciencieusement les règles, on peut croire qu’il y a un sens minimal selon lequel je sais jouer aux échecs après la démonstration, même si je n’ai encore jamais joué une seule partie de ma vie222. Similairement, si l’on me décrit de façon extensive la manière de faire un salchow en

patin artistique, on peut croire qu’il y a un sens minimal selon lequel je sais (comment) faire un salchow, même si je n’ai jamais chaussé une paire de patins de ma vie. Pourtant, de telles attributions de savoir-faire ne sont pas représentatives du genre de connaissance auquel pensent les anti-intellectualistes quand ils défendent un statut spécial pour le savoir-faire. C’est ce que pense Glick :

Take cases of a self-taught skier who is unable to provide a word of helpful instruction, a skillful bicyclist whose sincere claims about how to balance and turn are all false, and a severe amnesiac who has learned to knit quite well but cannot recall having ever knitted before, nor could cite any facts about proper knitting procedure without inferring them from her own practice. There seems to be a sort of know-how that they share and that is related to performance in some important way. Contrast these cases with the aspiring golfer who has absorbed instructional videos and books about golfing but has never held a club, or the clumsy pianist who can describe the pattern of finger movements necessary for playing complex pieces of music but who lacks the coordination to play anything. [...] Now, one thing the anti-intellectualist wants to claim is that cases of the first sort are exemplars of a unified and theoretically significant kind of knowledge223.

De ce point de vue, les énoncés de type « X sait faire Y » ne réfèrent pas à un genre de connaissance unifié et distinct. En se concentrant sur les attributions qui ont la forme « X sait faire Y », les anti-intellectualistes font erreur en se limitant à un ensemble de connaissances qui n’englobe pas toutes les formes de connaissance implicite et ne contient pas seulement des formes de connaissance implicite. Cette erreur signifie-t-elle la défaite finale de l’anti- intellectualisme ? Ce n’est pas le cas pour Glick, qui croit en l’existence d’un genre de 222 Pour certains lecteurs, apprendre à jouer aux échecs semblera être une tâche trop complexe. Considérez un exemple plus simple. Si je montre à quelqu’un qui l’ignore comment tirer à pile ou face, je peux ensuite affirmer qu’il sait tirer à pile ou face, même avant qu’il ne s’exécute pour la première fois. Il connaît la méthode. En ce sens, il sait comment faire. Une telle affirmation ne serait pas infaillible, mais on croit rarement que l’infaillibilité soit une condition nécessaire pour la connaissance. Au sujet de la connaissance minimale, voir chapitre 5, section 4.

connaissance distinct, impossible à intégrer dans la conception traditionnelle de la connaissance. Selon lui, certaines connaissances, dont beaucoup sont habituellement décrites par le terme « savoir-faire », seraient tout simplement des capacités224. On assiste ainsi à un recadrage du

débat qui abandonne la propositionnalité du savoir-faire comme point focal et se concentre plutôt sur une conception de la connaissance comme capacité qui n’est pas sans rappeler la position de Ryle225. Nous y consacrerons notre troisième chapitre.

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