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L’importance de recadrer le débat : la lettre et l’esprit de l’anti-intellectualisme

Chapitre 5. La connaissance pratique entre intellectualisme et anti-intellectualisme

2. L’importance de recadrer le débat : la lettre et l’esprit de l’anti-intellectualisme

Selon moi, l’anti-intellectualisme se base sur des intuitions et des considérations importantes qui sont trop facilement évacuées du débat en raison de sa forme actuelle. Pour défendre l’esprit de l’anti-intellectualisme, il faut donc recadrer le débat. Je défendrai la thèse selon laquelle il existe une forme de connaissance pratique irréductible à un ensemble de croyances vraies et justifiées. C’est une thèse qui respecte selon moi l’esprit de l’anti-intellectualisme, même si elle fait des concessions importantes à l’intellectualisme sur la lettre. Pour expliquer la distinction entre la lettre et l’esprit de l’anti-intellectualisme, je prendrai pour point de départ la distinction entre intellectualisme faible et intellectualisme fort avancée par Ephraïm Glick. Ce dernier a démontré que les intellectualistes et les anti-intellectualistes associent des traits très différents à la propositionnalité d’un savoir. Les arguments sémantiques avancés par les intellectualistes soutiennent généralement un intellectualisme faible stipulant que le verbe « savoir » dans les attributions de savoir-faire prend pour arguments un individu et une proposition. De ce point de vue, quand le verbe « savoir » met en relation un individu et une proposition dans une attribution de connaissance, la connaissance attribuée est de nature propositionnelle450. À

l’opposé, les anti-intellectualistes ont donné à l’intellectualisme une interprétation beaucoup 448 Voir chapitre 4, section 5.

449 De ce nombre, on trouve le problème de l’unité de la connaissance, les multiples versions du problème de la capacité, le problème d’indétermination lié aux dispositions complexes et la difficulté d’expliquer le concept de capacité exercée intentionnellement sans s’appuyer sur les concepts de connaissance propositionnelle ou de croyance.

plus robuste selon laquelle le savoir-faire partagerait les caractéristiques typiques aux cas paradigmatiques de connaissance propositionnelle, par exemple le fait de reposer sur la croyance, de nécessiter la justification, d’être soumis aux conditions de Gettier, d’être verbalisable, d’être disponible pour l’inférence et d’être souple dans son application, etc. Autrement dit, tandis que l’intellectualisme faible est une thèse sémantique sur le verbe « savoir » dans les attributions de savoir-faire, l’intellectualisme fort se concentre sur les conditions à satisfaire pour posséder un savoir-faire et les dispositions qui y sont associées.

On ne doit pas sous-estimer les différences entre ces deux thèses. Selon l’intellectualisme faible, il suffit que le verbe « savoir » n’exige pas une proposition pour second argument dans une attribution de connaissance pour qu’il ne s’agisse pas d’une connaissance propositionnelle. C’est en ce sens que Bengson et Moffett présentent le savoir-faire comme une connaissance objectuelle plutôt que propositionnelle, en l’analysant comme « connaître une manière M de faire A » plutôt que « savoir que la manière M est une manière pour moi de faire A », comme Stanley et Williamson. La connaissance est objectuelle dans le premier cas parce que la relation de connaissance y unit une personne et une manière de faire plutôt qu’une proposition. Or, même si la conception de Bengson et Moffett respecte la lettre de l’anti- intellectualisme, elle n’en respecte pas l’esprit parce qu’elle n’est qu’une distinction sémantique, sans conséquence importante, ni pour les capacités et les dispositions associées au savoir-faire, ni pour l’analyse de la connaissance en général. Bengson et Moffett présentent d’ailleurs leur position comme un intellectualisme non-propositionnel parce qu’ils dissocient l’esprit du conflit entre intellectualistes et anti-intellectualistes de la question de la propositionnalité du savoir- faire451. C’est également mon point de vue. Les anti-intellectualistes pensent la sémantique

seulement comme un moyen de régler des questions qu’ils considèrent plus importantes à propos du rôle fonctionnel, du profil dispositionnel et de la place du savoir-faire dans la théorie de la connaissance. Pour Stanley et Williamson, la sémantique semble au contraire être le fond du problème.

Pourtant, l’angle sémantique et l’angle dispositionnel sont profondément différents. Il suffit, pour s’en rendre compte, de considérer ce qui compte comme une connaissance non- propositionnelle selon les critères de l’intellectualisme faible. Connaître la logique, connaître 451 Voir chapitre 2, section 8. Bengson et Moffett opèrent d’ailleurs une distinction analogue à celle de Glick quand ils distinguent entre la question des fondements et la question de nature. De plus, il faut rappeler que, même si Bengson et Moffett analysent le savoir-faire comme une forme de connaissance objectuelle, cette dernière repose selon eux sur des attitudes propositionnelles, ce qui les rapproche sensiblement de Stanley et Williamson.

l’espagnol, connaître le calcul différentiel intégral, connaître la preuve de l’incomplétude de Gödel, ce sont toutes des formes de connaissances non-propositionnelles selon les critères de l’intellectualisme faible puisque ce sont des cas où le verbe « connaître » prend pour second argument un objet plutôt qu’une proposition452. Dans son livre Knowledge and Practical

Interests, qui porte sur l’influence du risque sur les conditions de vérité des attributions de connaissance, Stanley nie d’ailleurs explicitement que « Hannah knows logic » soit une attribution de connaissance propositionnelle453. Il s’agirait bien, selon lui, d’un cas de

connaissance objectuelle (acquaintance relation).

Une telle démonstration devrait suffire pour conclure que l’intellectualisme faible n’est pas vraiment la thèse ciblée par l’esprit de l’anti-intellectualisme, même si c’est habituellement contre cette thèse que les anti-intellectualistes ont formulé la lettre de leurs objections. Les anti- intellectualistes ne sont pas motivés par des intuitions fortes sur la sémantique des attributions de connaissance. En doutant de la « propositionnalité » du savoir-faire, ils ont surtout visé à attirer l’attention sur le contraste entre les capacités et dispositions associées au savoir-faire et celles associées à la connaissance des faits traditionnellement étudiée par les philosophes. En conséquence, je crois que, pour rester fidèle à l’esprit de l’anti-intellectualisme, il faut abandonner le débat sur la « propositionnalité » du savoir-faire pour deux raisons. Premièrement, si la meilleure sémantique des attributions de savoir-faire attribue au verbe « savoir » une proposition pour second argument, on pourra bel et bien parler de « connaissance propositionnelle » en un sens minimal, mais légitime, et ce, peu importe les particularités cognitives et dispositionnelles associées à ce genre de connaissance. Autrement dit, les considérations sémantiques sont dépositaires d’un critère fiable pour déterminer la propositionnalité d’un type de connaissance. Deuxièmement, s’il fallait attribuer au savoir-faire un lot de caractéristiques dispositionnelles en rupture franche avec celles propres à la connaissance ordinaire des faits, cela ne suffirait pas pour démontrer que le savoir-faire est une forme de connaissance non-propositionnelle. Pour que la démonstration soit complète, il faudrait également se baser sur une conception particulière de la connaissance propositionnelle, incompatible avec ces caractéristiques dispositionnelles. Or, comme nous l’avons vu, la connaissance propositionnelle peut être comprise de multiples façons parce que les attitudes propositionnelles peuvent être comprises de multiples façons. On ne peut pas faire d’inférence 452 C’est d’ailleurs systématiquement le cas avec le verbe « connaître », contrairement à « savoir ». On connaît

une chose, une personne, une discipline tandis qu’on sait que ceci ou cela est vrai. 453 Jason Stanley, Knowledge and Practical Interests, Clarendon Press, 2005, p. 38.

sur la propositionnalité ou la non-propositionnalité d’un type de connaissance simplement à partir des dispositions qui lui sont associées sans importer bon nombre de présuppositions contestables sur la nature de la connaissance propositionnelle.

Si l’on distingue la lettre et l’esprit du débat entre intellectualistes et anti- intellectualistes, il faut accorder aux intellectualistes l’avantage sur la lettre dans la mesure où, selon le critère le plus solide pour juger de la propositionnalité d’un savoir – le critère sémantique – le savoir-faire pourrait bien être une forme de connaissance propositionnelle. Néanmoins, les anti-intellectualistes peuvent toujours défendre l’esprit de leur position en laissant de côté la question de la propositionnalité et en se concentrant sur l’incapacité de la conception traditionnelle de la connaissance d’accommoder la connaissance pratique dans toute sa diversité. C’est ce que je tenterai de démontrer. Par conception traditionnelle de la connaissance, j’entends deux choses 1) une théorie de la connaissance comme croyance vraie et justifiée 2) l’idée que toute connaissance est en dernière analyse une connaissance des faits. J’utiliserai ces deux expressions comme étant synonymes.

Si l’on dissocie le débat entre intellectualistes et anti-intellectualistes de la question de la propositionnalité du savoir-faire, ce sera pour se concentrer sur le profil dispositionnel et le rôle fonctionnel de la connaissance pratique. Or, comme l’ont démontré Glick et Stanley chacun de leur côté, les instances de connaissance qui sont difficilement verbalisables, pré-réflexives, destinées à l’action, etc, ne sont pas uniquement exprimées par des attributions de connaissance qui ont la forme « X sait faire Y ». En particulier, les attributions de connaissance-Q à l’infinif affichent souvent des propriétés similaires454. Savoir où se positionner sur le terrain de tennis et

savoir quand faire des concessions sont des connaissances souvent tout aussi implicites et difficiles à verbaliser que savoir jouer au tennis et savoir négocier. D’ailleurs, ces connaissances-Q sont constitutives des savoir-faire correspondants : on pourrait difficilement savoir jouer au tennis sans savoir où se positionner et savoir négocier sans savoir quand faire des concessions. Ces cas ont en commun le fait qu’il s’agit de formes de connaissance à la première personne qui concernent les actions que l’individu lui-même peut entreprendre plutôt que des faits extérieurs qui ne sont pas directement reliés à ses possibilités d’action. Ces similarités ne semblent pas relever du hasard, comme l’a révélé notre étude de la diversité des systèmes de mémoire, où un certain nombre de facultés sont destinées à permettre l’action adaptée plutôt que

la réflexion approfondie. Il serait étonnant que l’exercice de telles facultés soit exclusivement exprimé par les expressions de forme « X sait faire Y ». Ce n’est manifestement pas le cas.

Selon moi, les attributions de connaissance-Q à l’infinitif ne sont pas les seules attributions de connaissance qui peuvent exprimer une connaissance beaucoup plus implicite que la connaissance des faits traditionnellement étudiée en épistémologie. Je crois que certaines attributions de connaissance objectuelle font également état d’une connaissance difficilement analysable sous la forme d’un ensemble de croyances vraies et justifiées. Connaître les mathématiques, ce n’est pas simplement connaître un ensemble de faits à propos de cette discipline. C’est aussi être capable d’exécuter certaines opérations et de comprendre certaines démonstrations, des capacités qui ne s’obtiennent pas nécessairement à travers l’acquisition de croyances. Similairement, connaître une chanson, c’est parfois devoir la chanter pour s’en souvenir. J’utiliserai l’expression « connaissance pratique » pour référer aux cas de connaissances qui ne peuvent se réduire à des ensembles de croyances vraies et justifiées455. La

connaissance pratique ainsi conçue n’est pas directement liée à la structure des attributions. On peut attribuer une connaissance pratique à l’aide d’expressions ayant la forme « X sait faire Y », « X sait où/quand faire Y » et même « X connaît Y ». Ce que tous les cas de connaissance pratique ont en commun, c’est qu’ils peuvent difficilement être assimilées par la conception traditionnelle de la connaissance parce qu’ils ne peuvent se réduire à la connaissance d’un ensemble de faits. Il faut aussi noter que, selon la signification que je donne ici à « connaissance pratique », toute connaissance facilement réductible à une connaissance des faits ne peut être qualifiée de « connaissance pratique ». Ce serait, par exemple, le cas d’une personne ayant mémorisé l’ensemble des règles du jeu d’échec. Dans ce qui suit, je tenterai de démontrer que certaines connaissances sont effectivement des connaissances pratiques dans le sens où elles sont irréductibles à des ensembles de croyances vraies et justifiées. Mais, pour ce faire, il faut établir des critères clairs permettant de distinguer les états mentaux qui sont des croyances de ceux qui n’en sont pas. C’est le but de la prochaine section.

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