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L’intellectualisme non-propositionnel de Bengson et Moffett

Chapitre 2. Les théories intellectualistes : Savoir-faire et connaissance propositionnelle

8. L’intellectualisme non-propositionnel de Bengson et Moffett

John Bengson et Marc Moffett proposent une distinction qui rappelle celle faite par Glick entre les thèses intellectualistes faibles et fortes quand ils distinguent la « question des fondements » (grounds question) de la « question de nature » (nature question) dans le débat sur le savoir- faire. En gros, la question des fondements concerne les conditions qui doivent être satisfaites pour qu’un individu possède un savoir-faire. La question de nature concerne, quant à elle, le type de relation que constitue le savoir dans le savoir-faire. Pour Bengson et Moffett, le débat entre les intellectualistes et les anti-intellectualistes concerne essentiellement la question des fondements plutôt que la question de nature. Tandis que les anti-intellectualistes pensent typiquement que Nancy sait nager parce qu’elle possède un ensemble de capacités ou de dispositions, les intellectualistes pensent que Nancy sait nager parce qu’elle possède une attitude propositionnelle appropriée – par exemple, une croyance vraie et justifiée à propos d’une manière de faire. À l’opposé, le débat sur la question de nature oppose les propositionnalistes et les non-propositionnalistes, et porte plutôt sur la question à savoir si le savoir-faire est une relation entre un individu et une proposition226.

Bengson et Moffett défendent un intellectualisme non-propositionnel, c’est-à-dire qu’ils s’opposent à la conception du savoir-faire comme capacité ou disposition et pensent qu’on possède un savoir-faire en fonction des attitudes propositionnelles que l’on a, mais ils ne croient pas que le savoir-faire soit une relation entre un individu et une proposition. Selon eux, il faut 224 Voir Ephraïm Glick, « Abilites and Know-How Attributions », dans Jessica Brown, Mikkel Gerken (éds.),

Knowledge Ascriptions, Oxford University Press, 2012, p. 126. Selon lui, on peut conclure à partir de « X has

learned to Φ » que « X knows how to Φ ». Je ne suis pas convaincu par ce genre d’argument parce qu’il n’est pas évident pour moi qu’à toute forme d’apprentissage correspond une forme de connaissance. La compréhension et l’habileté sont des résultats de l’apprentissage qu’il est problématique d’identifier avec des formes de connaissance.

225 « With qualifications, I hold the traditional view that know-how is ability. Most of my positive efforts will be devoted to establishing the more modest (but still controversial) claim that know-how entails ability ». Glick, « Abilities and Know-How Attributions », p. 120.

226 John Bengson et Marc Moffett, « Nonpropositional Intellectualism », dans John Bengson et Marc Moffett (éds.), Knowing How : Essays on Knowledge, Mind and Action, Oxford University Press, 2011, pp. 162-6.

comprendre le savoir-faire comme une relation objectuelle entre un individu et une manière de faire plutôt qu’entre un individu et une proposition, une analyse qui pourrait selon eux s’étendre aux autres formes de connaissance-Q227. En français, le verbe « connaître » exprime

habituellement la connaissance objectuelle, c’est-à-dire la connaissance d’une chose (ex. Jean connaît la France), et le verbe « savoir » exprime habituellement la connaissance propositionnelle, c’est-à-dire la connaissance d’un fait (ex. Jean sait que Paris est la capitale de la France). Selon la conception de Bengson et Moffett, « Jean sait trouver du café à New York » pourrait être paraphrasé comme « Jean connaît une manière de trouver du café à New York » plutôt que « Jean sait que la manière M est une manière pour lui de trouver du café à New York », comme le préconisent Stanley et Williamson. Cependant, Bengson et Moffett ajoutent que la connaissance objectuelle à laquelle ils identifient le savoir-faire implique nécessairement une forme de compréhension, ce qui ne serait pas vrai pour tous les cas de connaissance objectuelle228. En bref, pour Bengson et Moffett, avoir une connaissance objectuelle d’une

manière M de faire X, informée par la compréhension d’une conception correcte et complète de M est une condition nécessaire et suffisante pour savoir faire X229.

Selon eux, leur théorie a l’avantage d’accommoder un certain nombre de jugements de grammaticalité qui vont à l’encontre de la conception propositionnaliste de Stanley et Williamson. Premièrement, l’expression « comment faire X » dans les attributions de savoir- faire ne se comporte pas toujours comme une proposition. Par exemple, on ne peut dire ni « Jacques sait nager, donc ça doit être vrai », ni « Jacques connaît une manière de nager, donc ça doit être vrai », alors qu’on peut dire « Jacques sait que le crawl est une manière de nager, donc ça doit être vrai ». Dans ce cas, les attributions de connaissance objectuelle et de savoir-faire se comportent de façon similaire, opposée aux attributions paradigmatiques de connaissance propositionnelle. Deuxièmement, les attributions de savoir-faire admettent de degrés, comme les attributions de connaissance objectuelle, contrairement aux attributions paradigmatiques de connaissance propositionnelle. Par exemple, on ne peut pas dire « Rebecca sait que la natation est un sport mieux que Jacques » mais on peut dire « Rebecca sait mieux nager que Jacques », tout comme on peut dire « Rebecca connaît mieux le crawl que Jacques ». Troisièmement, les cas paradigmatiques de connaissance propositionnelle croissent en certitude, tandis que le savoir-faire comme certains cas de connaissance objectuelle croissent en maîtrise. Par exemple, 227 Bengson et Moffett, « Nonpropositional Intellectualism », p. 166.

228 Bengson et Moffett, « Nonpropositional Intellectualism », p. 180. 229 Bengson et Moffett, « Nonpropositional Intellectualism », p. 187.

on peut dire « Rebecca sait que Paris est la capitale de la France, en fait, elle en est certaine » mais les énoncés « Rebecca sait nager, en fait, elle en est certaine », et « Rebbeca connaît Paris, en fait, elle en est certaine » sont d’une grammaticalité douteuse230. Bengson et Moffett sont

d’avis que ces jugements de grammaticalité militent en faveur d’un intellectualisme objectuel plutôt que propositionnel. Même si leur conception du savoir-faire comme connaissance objectuelle s’oppose aux théories les plus reconnues sur la sémantique des questions enchâssées, on peut citer certains avantages en sa faveur.

Néanmoins, la théorie de Bengson et Moffett demeure intellectualiste dans la mesure où l’on y possède un savoir-faire en fonction de nos attitudes propositionnelles, et non en fonction de nos capacités ou de nos dispositions231. Je crois que Glick, Bengson et Moffett ont raison de

présenter la question de la propositionnalité du savoir-faire comme accessoire au débat de fond entre les intellectualistes et les anti-intellectualistes. Il suffit, pour s’en rendre compte, de songer au fait que « Paul connaît la logique » et « Annie connaît l’espagnol » sont des attributions de connaissance objectuelle plutôt que propositionnelle. Néanmoins, il est évident qu’il s’agit de connaissances nécessitant un haut degré d’abstraction, des capacités linguistiques avancées et basées sur la connaissance de nombreux faits. Dans le même ordre d’idées, on peut posséder une connaissance objectuelle en vertu de notre connaissance des faits. « Marie connaît Paris » peut être vrai en fonction d’un ensemble de connaissances propositionnelles comme « Marie sait que Paris est la capitale de la France, Marie sait que Paris est traversée par la Seine », etc. En se posant comme des intellectualistes malgré leur rejet du propositionnalisme, Bengson et Moffett semblent faire une distinction nécessaire et clarificatrice. On peut souligner encore davantage l’aspect intellectualiste de leur théorie en indiquant ses implications possibles : comment peut- on connaître une manière M de faire X sans savoir que M est une manière de faire X ? De ce point de vue, la distinction entre connaissance objectuelle et connaissance propositionnelle semble davantage être une question de sémantique plutôt qu’un enjeu d’épistémologie fondamentale232.

230 Bengson et Moffett, « Nonpropositional intellectualism », pp. 182-4. Cet exemple paraît plus convaincant en anglais.

231 « This line of reasoning is a version of intellectualism because an understanding of a way, while not reducible to or a species of propositional attitude, is partially grounded in propositional attitudes ». Bengson et Moffett, « Nonpropositional Intellectualism », p. 188.

232 Les similarités entre la conception de Bengson et Moffett et celle avancée par Stanley et Williamson transparaissent plus facilement dans leurs articles antérieurs : « X knows how to ψ if and only if for some way W of ψ-ing 1) X knows W, 2) X knows that W is a way of ψ-ing, and 3) X minimally understands W ». John Bengson et Marc Moffett, « Know-how and Concept Possession », dans Philosophical Studies, Vol. 136, 2007, p. 51.

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