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Intellectualisme, langage de la pensée et attitudes propositionnelles

Chapitre 2. Les théories intellectualistes : Savoir-faire et connaissance propositionnelle

4. Intellectualisme, langage de la pensée et attitudes propositionnelles

Nous avons vu comment Stanley et Williamson mettent à profit les conclusions de la linguistique moderne afin de soutenir leur position. Leurs arguments cherchent à dissiper le préjugé voulant que les attributions de savoir-faire mettent en relation un sujet et une action tandis que les attributions de connaissance propositionnelle mettent en relation un sujet et une proposition. Pour Stanley et Williamson, il s’agit d’un préjugé fondé sur la structure superficielle des expressions qui se trouve rapidement dissipé par les lumières de la linguistique moderne.

Les analyses de Stanley et Williamson ont le mérite d’aller au-delà des apparences, mais on peut être surpris par le poids qu’ils accordent à ce genre de considérations :

We take our view of ascriptions of knowledge-how to be the default position. From a linguistic perspective, very little is special about ascriptions of knowledge-how. It is hard to motivate singling them out for special treatment from the rest of a family of related constructions. Our view of ascriptions of knowledge-how is the analysis reached on full consideration of these constructions by theorists unencumbered by relevant philosophical prejudices172.

Face à une telle position, qui considère la conception la plus en accord avec les théories linguistiques actuelles comme la position par défaut, on peut objecter que s’il faut absolument éclairer la philosophie des lumières de la science, il faut tenir compte des sciences de l’esprit 171 D’ailleurs, dans sa présentation du rôle du savoir-faire dans la compétence sémantique, Michel Seymour identifie fréquemment le savoir-faire à une capacité ou une habileté. C’est une identification qui sera acceptée volontiers par l’anti-intellectualiste, mais vigoureusement contestée par l’intellectualiste. Voir, par exemple, Seymour, L’institution du langage, pp. 164, 179 et 241.

dans leur totalité. Demander si le savoir-faire est une espèce de connaissance propositionnelle, c’est être davantage intéressé à connaître ce qu’implique la possession du savoir-faire chez l’individu concerné qu’à analyser les énoncés régissant son attribution.

Alva Noë a défendu ce point de vue en reprochant à Stanley et Williamson de diriger notre attention sur l’usage du langage aux dépens du fonctionnement de l’esprit. Selon lui, en concentrant notre attention sur les énoncés, nous risquons de faire dévier le débat vers des questions accessoires : « In this sort of case, language and the nature of mind come apart »173.

Polémiquement, Noë accuse Stanley et Williamson de patauger dans la « GOOP » (Good, old- fashioned Oxford philosophy) – une tradition qui tiendrait la philosophie du langage pour la clé de tous les problèmes et négligerait l’apport de la science dans les questions ayant trait à l’esprit. Dans la « GOOP » nouvelle vogue présentée par Stanley et Williamson, ce penchant pour la philosophie du langage se verrait renforcé par l’apport de la linguistique contemporaine, la seule discipline bénéficiant d’une attention particulière. Pour Noë, c’est plutôt en direction des sciences cognitives et des neurosciences qu’il faut regarder pour éclairer le débat sur le savoir- faire. C’est un point de vue également défendu par Michael Devitt d’une part, et Martin Roth et Robert Cummins d’autre part174.

Ces derniers ont égalé, voire dépassé, le ton polémique d’Alva Noë en accusant Stanley et Williamson de « braconnage épistémologique » :

A poacher is someone who hunts (or fishes) without a valid license. No sane epistemology of science will grant a neuroscience license, or a cognitive psychology license, on the basis of truth-conditional semantics and the truism that people have beliefs. We think Stanley and Williamson are poaching when they apply their results to the debate over intellectualism175.

Pour Roth et Cummins, Stanley et Williamson exagèrent gravement la portée des conclusions que l’on peut obtenir à l’aide de la syntaxe et de la sémantique des attributions de connaissance. Stanley se défendra de cette accusation en montrant que son intellectualisme est beaucoup moins lourd de conséquences en philosophie de l’esprit que ne le croient Roth et Cummins.

Ces derniers associent l’intellectualisme à l’hypothèse du langage de la pensée, une thèse selon laquelle le fonctionnement de l’esprit s’explique par l’instanciation (tokening) de

173 Noë, « Against Intellectualism », p. 279.

174 Michael Devitt, « Methodology and the Nature of Knowing How », dans Journal of Philosophy, Vol. 108, 2011. Martin Roth et Robert Cummins, « Intellectualism as Cognitive Science », dans Albert Newen, Andreas Bartels et Eva-Maria Jung (éds.), Knowledge and Representation, Center for the Study of Language and Information, 2011.

représentations dont la structure et la fonction sont analogues aux expressions des langues naturelles176. Si l’intellectualisme implique l’existence d’un langage de la pensée, alors toute

« preuve » s’appuyant exclusivement sur les analyses linguistiques de Stanley et Williamson outrepasse gravement les limites appropriées pour une telle méthode. Or, pour Stanley, il faut distinguer l’intellectualisme de l’hypothèse du langage de la pensée. Une thèse peut être vraie et l’autre fausse et vice-versa. Par exemple, un intellectualiste pourrait soutenir que les représentations sont des images mentales, une position incompatible avec l’hypothèse du langage de la pensée177. Pour Stanley, l’association entre l’intellectualisme et l’hypothèse d’un

langage de la pensée résulte d’un raccourci intellectuel. L’intellectualisme prétend seulement que le savoir-faire n’est qu’une forme particulière de connaissance propositionnelle et les rouages de la connaissance propositionnelle peuvent être compris de multiples façons. Cette diversité des conceptions de la connaissance propositionnelle s’explique partiellement en vertu de la variété des conceptions des attitudes propositionnelles. Pour Stanley, les conceptions représentationalistes, dispositionalistes et même éliminativistes des attitudes propositionnelles sont toutes compatibles avec l’intellectualisme dans le débat sur le savoir-faire. Répondant à Roth et Cummins, Stanley dira : « Stanley and Williamson make no mention of the Language of Thought. They intend their analysis to be entirely neutral on how propositional knowledge is realized in the brain »178.

Comment comprendre l’intellectualisme de façon indépendante du langage de la pensée ? L’hypothèse du langage de la pensée se range fermement dans la gamme des conceptions représentationalistes des attitudes propositionnelles, selon lesquelles c’est en vertu d’une attitude par rapport à une représentation mentale que l’on possède une attitude propositionnelle. La nature de la représentation en question peut varier. On peut la concevoir comme une image mentale ou un énoncé, comme on peut représenter le fait que Paris est de l’autre côté de l’Atlantique en dessinant une carte ou en écrivant une note. L’essentiel est que ces représentations mentales aient une signification, c’est-à-dire qu’elles représentent un état de choses. Pour les tenants de l’hypothèse du langage de la pensée, les représentations mentales sont des entités quasi-linguistiques qui représentent le réel de façon très similaire à notre manière de le décrire avec les mots.

176 Je reprends ici la définition utilisée par Stanley dans Jason Stanley, « Intellectualism and the Language of Thought : a Reply to Roth and Cummins », dans Albert Newen, Andreas Bartels et Eva-Maria Jung (éds.),

Knowledge and Representation, Center for the Study of Language and Information, 2011, p. 41.

177 Stanley, « Intellectualism and the Language of Thought : A Reply to Roth and Cummins ». 178 Stanley, « Intellectualism and the Language of Thought : A Reply to Roth and Cummins », p. 45.

L’hypothèse du langage de la pensée est une thèse en philosophie de l’esprit liée à une certaine conception de la nature et la structure que les représentations mentales doivent avoir pour valider l’attribution d’attitudes propositionnelles. D’emblée, la plupart des philosophes croient que, lorsqu’on parle de « connaissance propositionnelle », on parle d’une forme de connaissance qui s’incarnerait dans le cerveau à la manière d’un langage de la pensée – c’est en tout cas le point de vue de Roth et Cummins. Or, l’hypothèse du langage de la pensée n’est qu’une conception représentationaliste des attitudes propositionnelles parmi d’autres, et le représentationalisme n’est qu’une manière parmi d’autres de comprendre les attitudes propositionnelles. Autrement dit, on peut avoir une conception représentationaliste des attitudes propositionnelles sans adhérer à l’hypothèse du langage de la pensée, et on peut expliquer la possession d’attitudes propositionnelles sans le faire de façon représentationaliste.

Tandis que, pour un représentationaliste, c’est en fonction de nos représentations mentales qu’on possède une attitude propositionnelle, il en va tout autrement pour un dispositionaliste. Du point de vue dispositionaliste, le fait qu’un individu possède ou non une attitude propositionnelle donnée ne dépend pas essentiellement de ses représentations mentales, mais plutôt de ses dispositions. Eric Schwitzgebel adopte lui-même une conception dispositionaliste des attitudes propositionnelles179. D’un point de vue dispositionaliste, les

représentations mentales d’un individu n’ont rien d’essentiel dans l’attribution d’attitudes propositionnelles. Si les dispositions comportementales et psychologiques d’un individu se rapprochent suffisamment de celles d’une personne typique qui croit que P, alors nous sommes justifiés d’attribuer à cet individu la croyance que P. Schwitzgebel dissocie son dispositionalisme du réductionnisme et du béhaviorisme auxquels il a traditionnellement été associé et baptise ce genre de dispositionalisme plus inclusif « dispositionalisme libéral ».

Pour le « dispositionalisme libéral » de Schwitzgebel, l’ensemble de dispositions en vertu desquelles on peut être justifié d’attribuer une attitude propositionnelle peut inclure des épisodes privés, des monologues intérieurs ou des émotions cachées à grand renfort de maîtrise de soi180. Les phénomènes mentaux ne sont donc pas évacués dans le dispositionalisme libéral

179 Mon traitement de la diversité des conceptions des attitudes propositionnelles s’inspire en grande partie des travaux d’Eric Schwitzgebel sur la question. Voir Eric Schwitzgebel, « Belief », dans Edward Zalta (éd.),

Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2015. Voir aussi Eric Schwitzgebel, « A Dispositional Approach to

Attitudes : Thinking Outside the Belief Box », dans Nikolaj Nottelmann (éd.), New Essays on Belief, Palgrave, 2013. Pour un texte en français qui défend également une conception dispositionnelle de la croyance, voir Emmanuel Bourdieu, Savoir faire : Contribution à une théorie dispositionnelle de l’action, Éditions du Seuil, 1998, chapitre 7.

180 Il vaut la peine de rappeler que le dispositionalisme ryléen laisse également une place aux épisodes mentaux et ne peut être qualifié de béhavioriste au sens strict. Voir chapitre 1, section 1.

comme ils l’étaient dans le dispositionalisme béhavioriste classique. Par contre, pour Schwitzgebel, il faut se départir de notre tendance à conférer une priorité aux dispositions verbales sur les dispositions comportementales dans nos attributions de croyance. Selon lui, les dispositions verbales et non-verbales d’un individu devraient avoir le même poids quand vient le temps de lui attribuer une croyance. Ainsi, il n’y a pas lieu de donner une préséance au fait de dire que P ou d’assentir que P sur les autres comportements d’un individu dans l’attribution de croyances parce que le contraire reviendrait à ignorer le phénomène de l’aveuglement volontaire (self-deception) :

A philosophical position that encourages us to think of ourselves as having the attitudes we intellectually endorse encourages noxiously comfortable self- portraits. If I steer myself through the world very differently than one might guess from what I (sincerely or for-all-I-can-tell sincerely) say to myself – if I treat women as stupid, enjoy my friends’ failures, and repeatedly succumb to sexual temptation – […] I can still find solace in my high-minded egalitarian, magnanimous, and monogamous attitudes. The spirit was willing but the flesh was weak181.

Du point de vue dispositionaliste, une fois que l’on a fait l’inventaire des dispositions de l’individu auquel on cherche à attribuer une attitude propositionnelle, on possède l’ensemble des informations nécessaires pour faire une attribution correcte. Avoir une attitude propositionnelle, de ce point de vue, c’est uniquement posséder un certain ensemble de dispositions.

On peut distinguer une troisième conception des conditions nécessaires pour posséder une attitude propositionnelle – l’instrumentalisme. Cette position se décline soit de manière modérée ou radicale. L’instrumentalisme radical concède que l’attribution d’attitudes propositionnelles comme la croyance et le désir est utile pour comprendre et prédire les actions des individus qui nous entourent, mais nie qu’en employant des expressions comme « croyance » ou « désir », on réfère à une réalité. Les attitudes propositionnelles, de ce point de vue, sont une sorte de fiction dont l’utilité déclinera dans le futur, au fil des découvertes sur la véritable nature de l’esprit. Cette version radicale de l’instrumentalisme se rapproche beaucoup de l’éliminativisme prôné par Patricia et Paul Churchland, ou encore par Stephen Stich.

L’instrumentalisme modéré reconnaît l’utilité de l’attribution d’attitudes propositionnelles et s’abstient de nier la réalité des croyances et des désirs, mais insiste pour pondérer le sens en lequel ils « existent ». Schwitzgebel associe cet instrumentalisme modéré à Daniel Dennett :

Consider as an analogy : Is the equator real ? Well, not in the sense that there’s a red stripe running through the Congo ; but saying that a country is on the equator says something true about its position relative to other countries and how it travels on the spinning Earth. Are beliefs real ? Well, not perhaps in the sense of being representations stored somewhere in the mind ; but attributing a belief to someone says something true about that person’s patterns of behavior and response182.

L’instrumentalisme préserve notre discours à propos des attitudes propositionnelles et nous propose certains critères minimaux pour déterminer si on peut attribuer à un individu une attitude propositionnelle. Pour l’instrumentalisme modéré, ces attributions peuvent être à la fois vraies et utiles. Pour l’instrumentalisme radical, elles sont fausses et leur utilité, bien que réelle, déclinera avec l’accumulation des découvertes sur le fonctionnement réel de l’esprit183.

Pour Stanley, l’intellectualisme peut s’accorder à chacune de ces conceptions des attitudes propositionnelles puisqu’il reste neutre quant à la réalisation de la connaissance dans le cerveau. Contrairement à ce que croient Roth et Cummins, tenter de justifier l’intellectualisme sur la base de considérations sémantiques et syntactiques issues de la linguistique contemporaine, ce n’est pas tenter de régler des débats empiriques sur le fonctionnement de l’esprit en analysant la structure des énoncés. On pourrait alors être intellectualiste et adopter une conception dispositionaliste des attitudes propositionnelles184 :

On this conception of belief, manifesting one’s propositional knowledge is a matter of manifesting a dispositional state that constitutes a true belief, a state acquired (say) via a reliable source. Many philosophers (e.g. Stalnaker, 1987) 182 Schwitzgebel, « Belief ».

183 Il existe encore d’autres conceptions des attitudes propositionnelles, comme les théories citationnelles des attitudes propositionnelles. De ce point de vue, une attitude propositionnelle est une attitude par rapport à une expression linguistique. Puisque, pour Stanley, l’intellectualisme est indépendant de toute conception particulière des attitudes propositionnelles, on peut supposer qu’il défendrait également la compatibilité de son intellectualisme avec ce genre de théorie qui implique habituellement l’impossibilité pour les animaux non- humains de posséder des attitudes propositionnelles puiqu’ils sont dépourvus de langage, ce qui constitue un certain désavantage pour sa théorie. Néanmoins, ce n’est pas le cas pour toutes les conceptions citationnelles des attitudes propositionnelles. Selon la version défendue par Michel Seymour, les attributions de croyance peuvent être utilisées soit pour marquer l’attitude d’un individu à l’égard de la signification d’une expression linguistique (assentiment, déni, etc), soit pour décrire une attitude à l’égard d’éléments de son environnement qui peut être décrite à l’aide de cette expression linguistique (recherche, fuite, etc). Dans le premier cas, la signification des expressions utilisées dans l’attribution de la croyance doit être comprise par l’individu à qui la croyance est attribuée, alors que ce n’est pas le cas dans le second, ce qui permet de justifier l’attribution d’attitudes propositionnelles aux animaux non-humains. Voir Seymour, « A Sentential Theory of Propositional Attitudes ».

184 Avant la citation qui suit, Stanley qualifie la conception présentée de « fonctionnaliste ». On constate que sa caractérisation de celle-ci se rapproche énormément du dispositionalisme de Schwitzgebel. Pour les fins de notre propos, nous pouvons considérer qu’il s’agit d’idées équivalentes. Schwitzgebel lui-même fait une distinction plus claire entre les conceptions fonctionalistes et dispositionalistes des attitudes propositionnelles. Voir Stanley, « Intellectualism and the Language of Thought : A Reply to Roth and Cummins » et Schwitzgebel, « Belief ».

explicitly take such a view of propositional attitudes to be consistent with the falsity of the Language of Thought hypothesis. Unless one accepts something like Fodor’s arguments for LOT, it is hard to see why someone could have the relevant dispositions only if they had sentence-like representations185.

Autrement dit, nul besoin d’adhérer à l’hypothèse d’un langage de la pensée pour adhérer à l’intellectualisme : il s’agit de thèses indépendantes, opérant dans des branches de la philosophie tout aussi indépendantes. Tandis que l’intellectualisme est une thèse sur la nature du savoir-faire, l’hypothèse du langage de la pensée est une thèse sur le fonctionnement de base de l’esprit.

Non seulement l’intellectualisme serait-il compatible avec une conception dispositionaliste des attitudes propositionnelles, mais il serait également compatible avec la variété des conceptions instrumentalistes des attitudes propositionnelles – même la version radicale, très apparentée à l’éliminativisme. Pour Stanley, un intellectualiste pourrait de façon cohérente adopter une théorie de l’erreur généralisée quant à nos attributions d’attitudes propositionnelles186. Comment comprendre cette compatibilité de l’intellectualisme avec une

forme radicale d’éliminativisme ? Il suffirait, d’une part, que l’analyse sémantique fournie par Stanley et Williamson soit correcte et, d’autre part, que les attributions d’attitudes propositionnelles soient systématiquement fausses, c’est-à-dire ne réfèrent à rien de réel. On conserve alors la sémantique intellectualiste des attributions de savoir-faire tout en concédant qu’aucune de ces attributions n’est vraie au sens strict puisque les attitudes propositionnelles elles-mêmes sont des fictions.

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