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Finalement, le débat sur le savoir-faire possède également des ramifications en philosophie de l’éducation, où certains courants de pensée critiquent la conception traditionnelle de l’éducation, qui serait trop centrée sur l’apprentissage de faits. Encore une fois, Ryle ne s’est pas fait prier pour participer à cette remise en question : « The uneducated public erroneously equates education with the imparting of knowledge-that »86. La critique d’une éducation centrée sur

l’enseignement théorique ne date pas d’hier. On en trouve des formulations variées chez des penseurs aussi diversifiés que Rousseau, Schopenhauer, Nietzsche et Dewey. Voici un passage de Schopenhauer illustrant de manière assez radicale ce point de vue :

Tandis qu’une vue adéquate du monde intuitif imprime parfois le sceau de la sagesse au front d’un ignorant, il arrive par contre que les longues études du savant ne laissent d’autres traces sur son visage que celles de l’épuisement et de la fatigue. La faute en est à la tension excessive qu’il impose à sa mémoire, à ses efforts contre nature pour amasser une science morte, à l’aide de vains concepts ; il en arrive ainsi à avoir l’air si niais, si sot, si stupide, qu’il faut en conclure ceci : c’est que cet effort excessif de l’intelligence appliqué à la connaissance médiate des concepts a pour effet direct d’affaiblir la connaissance intuitive immédiate et que la justesse naturelle du coup d’œil est éblouie de plus en plus par la lumière des livres87.

Naturellement, ceux qui voient l’éducation sous cet angle revendiqueront parfois une réorientation de celle-ci vers l’acquisition de savoir-faire, de compétences et d’habiletés, plutôt que d’insister sur le caractère central de l’apprentissage des faits.

C’est le cas du philosophe de l’éducation Christopher Winch, dans son article Three Conceptions of Know-How and their Relevance to Professional and Vocational Education. Selon Winch, les recherches dans le domaine de l’éducation professionnelle devraient informer le débat sur le savoir-faire. Les trois conceptions du savoir-faire issues du domaine de l’éducation identifiées par Winch sont 1) des habiletés de premier ordre (skill), 2) des habiletés de second-ordre au sein desquelles on trouve les fameuses compétences transversales (transversal abilities) et 3) et les habiletés de gestion de projet, qui s’exercent sur le long terme88. Bien que le plaidoyer de Winch pour la revalorisation du savoir-faire se concentre sur

les systèmes d’éducation professionnelle et non sur la formation générale, des discours 86 Ryle, Gilbert, « Knowing How and Knowing That », dans Proceedings of the Aristotelian Society, Vol. 46,

1945-1946, p. 16.

87 Arthur Schopenhauer, Le monde comme volonté et représentation, trad. Burdeau, Presses universitaires de France, 1966, pp. 755-6.

88 Christopher Winch, « Three Conceptions of Know-How and their Relevance to Professional and Vocational Education », dans Journal of Philosophy of Education, Vol. 47, 2013.

similaires ont également été tenus pour la formation générale – souvent au nom du développement des très controversées « compétences transversales ». Par exemple, pour Patrice Potvin, professeur à la faculté des sciences de l’éducation à l’UQAM, la réforme du système d’éducation québécois vise à lier savoir et savoir-faire. Selon lui, les élèves en mathématiques ont clairement profité de la mise en pratique de la réforme au secondaire :

Ils apprenaient par coeur les tables de calcul mais n’avaient jamais utilisé les opérations mathématiques pour fabriquer une maquette. Aujourd’hui, la réforme leur permet d’acquérir un savoir en lien avec un savoir-faire. Elle leur demande de faire preuve d’initiative et de créativité, tout en faisant appel à leur jugement89.

Évidemment, la réforme ici vantée par Potvin fut décriée par beaucoup d’autres, parfois sur un terrain qui n’est pas non plus étranger aux débats sur le savoir-faire.

Le philosophe Normand Baillargeon a été l’un des critiques les plus féroces de cette réforme et du bagage idéologique sur lequel elle s’appuie90. Pour Baillargeon, une telle réforme

s’appuie sur trois idées fondamentales : 1) un constructivisme épistémologique qui rejette la définition de la connaissance comme croyance vraie et justifiée, 2) une pédagogie de projets qui vise à produire l’apprentissage par participation plutôt que par sa transmission par le professeur et 3) une approche par compétences qui s’oppose aux approches par objectifs, notamment critiquées pour leur insistance sur l’accumulation de connaissances factuelles.

Baillargeon marque clairement son opposition à une telle conception de l’éducation qui vise à reléguer l’apprentissage de faits à l’arrière-plan dans la formation générale. Une part des arguments de Baillargeon est de nature empirique – selon lui, les idées derrière la réforme ont été réfutées par de nombreuses études sérieuses – mais une part de son opposition est également motivée par des raisons plus philosophiques. Selon lui, les chercheurs en sciences de l’éducation sont tombés sous le coup d’épistémologies relativistes qui sont incapables de distinguer entre l’opinion et la connaissance et qui représentent le savoir comme quelque chose d’incommunicable, ne pouvant être acquis que par l’expérience personnelle. Pour Baillargeon, une notion clé de la réforme – la notion de compétence transversale – a le vilain défaut de n’être qu’une fiction91. Pire, l’emphase mise sur les compétences, le savoir-faire et l’acquisition

89 Patrice Potvin, « Lier savoir et savoir-faire », dans Réforme scolaire : Stop ou encore ?, Entrevue disponible en ligne.

90 Pour un résumé très succinct de son point de vue, voir Normand Baillargeon, « Des arguments pour combattre la réforme », dans À Babord, No. 12, décembre 2005/janvier 2006.

91 Normand Baillargeon, La réforme québécoise de l’éducation : une faillite philosophique, Les classiques des

d’habiletés témoigne non seulement d’une conception profondément erronée du savoir et de l’éducation, mais trahit également l’influence de l’idéologie politique néolibérale sur notre manière de comprendre le but de l’éducation : « Au total, ce ne sont plus des savoirs transmis parce qu’ayant une valeur intrinsèque qui en sont le coeur, mais des “savoir-faire” et des “savoir-être” ayant une valeur instrumentale — notamment pour l’État ou l’économie — auxquels on accorde d’ailleurs largement le privilège de les définir »92.

Par contre, il convient de nuancer l’association entre l’anti-intellectualisme dans le cadre du débat sur le savoir-faire et le fait de souscrire à une approche par compétences dans le domaine de l’éducation. Premièrement, on peut penser que le savoir-faire est une forme de connaissance irréductible à la connaissance propositionnelle tout en croyant que nos systèmes d’éducation doivent donner priorité à l’enseignement de faits afin de « libérer de l’ignorance et de la superstition, à soustraire à la contingence du présent et du particulier » comme le réclame Baillargeon93. Souscrire au caractère irréductible du savoir-faire n’implique pas de souscrire à

une vision technocratique de l’éducation.

Deuxièmement, on peut penser – à la manière des intellectualistes – que le savoir-faire n’est qu’une forme de connaissance propositionnelle tout en considérant l’éducation comme étant d’abord et avant tout un moyen de préparer au travail. On peut comprendre toute connaissance comme une connaissance de faits tout en pensant que les faits qui doivent être inculqués par l’éducation ont une valeur seulement s’ils servent la carrière future de l’individu. Il n’y a donc pas lieu d’associer l’anti-intellectualisme dans le débat sur le savoir-faire à une idéologie affirmant que le rôle central de l’éducation est d’inculquer des compétences, des habiletés et des savoir-faire pour préparer l’individu à son entrée sur le marché du travail. Les liens conceptuels entre ces idéologies différentes sont contingents plutôt que nécessaires. Par contre, les débats philosophiques sur la nature du savoir-faire peuvent informer ce conflit faisant rage dans les sciences de l’éducation, en précisant la nature des concepts employés d’une part et d’autre quand on oppose une éducation centrée sur l’apprentissage de faits à une éducation centrée sur l’acquisition de compétences.

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