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Le problème de l’induction et la construction des théories

Dans le document Projets et conception innovante (Page 60-63)

2. M ETHODOLOGIE : UNE PRATIQUE DE RECHERCHE - INTERVENTION

2.3. Le problème de l’induction et la construction des théories

Les critiques de non-scientificité à l’encontre des démarches de recherche-intervention sont en grande partie liées à la place centrale occupée en philosophie des sciences par les travaux de Karl Popper (1934). Son rejet de l’induction comme élément de la logique scientifique et sa défense du critère de réfutabilité pour distinguer science et non-science explique le crédit accordé aux démarches hypothético-déductives, en sciences de gestion et ailleurs. Dans cette logique le test permet de rejeter ou de valider, toujours provisoirement, le corps d’hypothèses. La recherche scientifique selon Popper est donc un processus darwinien dans lequel une théorie est valable tant qu’une autre n’est pas venue la supplanter. La discussion porte alors sur la façon d’établir la réfutabilité d’un énoncé, qui ne saurait être absolue.

De nombreux travaux ont toutefois permis de montrer les difficultés de cette tradition « démarcationniste » (notamment Stengers, 1993) et de préciser son domaine de pertinence. Nous ne contestons pas en effet la validité des méthodes hypothético-déductives mais les nombreux écrits sur la méthodologie de la recherche en management permettent de les replacer dans une démarche plus globale allant de la découverte des hypothèses à leur validation.

Ainsi, Girin (1990) souligne que « l’idée centrale de Popper est d’abord que

l’édifice scientifique se fonde, en fin de compte, sur la notion de critique mutuelle et de tradition critique : "ce que l’on peut appeler objectivité scientifique repose uniquement et exclusivement sur la tradition critique qui, en dépit des résistances rend souvent possible la critique d’un dogme qui prévaut" (Popper, 1969, 1979) » (Girin, 1990, p.

174). Autrement dit, « la subjectivité soumise au contrôle collectif peut permettre […]

de juger plus ou moins plausible telle reconstruction des logiques des comportements des acteurs et contribuer à évaluer le pouvoir explicatif des constructions théoriques et à sélectionner celles qui sont meilleures que les autres » (ibid. p. 178). On comprend

alors l’importance du dispositif de gestion (cf. section suivante).

Plus fondamentalement certains auteurs montrent que les travaux de Popper ne permettent pas d’expliquer la naissance des théories. Cette critique est formulée de manière radicale par H. Mintzberg (1979) pour qui « while deduction certainly is part of

science, it is the less interesting, less challenging part. It is discovery that attracts me to this business, not the checking out of what we think we already know “ (p. 584).

L’auteur plaide alors pour le développement des recherches inductives et distingue plus spécifiquement deux moments clés dans ce travail :

1. « The detective work, the tracking down of patterns, consistencies. One search through a phenomenom looking for order, following one lead to another” (idid.)

2. “the creative leap”. Il souligne ainsi que “every theory requires that creative

leap, that breaking away from the expected to describe something new. There is no one-to-one correspondence between theory and data. The data do not generate the theory – only researchers do that – any more than the theory can be proved true in terms of the data.” (ibid.) S’ensuit alors un

vibrant plaidoyer en faveur de l’utilité des théories de gestion.

Ce plaidoyer en faveur des démarches inductives a sûrement contribué à la reconnaissance de leur importance en management. On retrouve ainsi une argumentation similaire, bien que plus policée, dans l’article classique d’Eisenhardt (1989) sur la méthode des cas. Elle y insiste notamment sur l’adéquation des méthodologies d’étude de cas pour construire de nouvelles théories. Ainsi selon elle, « there are times when little is known about a phenomenom, current perspectives seem

inadequate because they have little empirical substantiation, or they conflict with each other or common sense. Or, sometimes, serenpenditious findings in a theory-testing- study suggest the need for a new perspective. In these situations, theory building from case study research is particularly appropriate because theory building from case studies does not rely on previous literature or prior empirical evidence. Also, the conflict inherent in the process is likely to generate the kind of novel theory which is desirable when existant theory seems inadequate. For example, Van de Ven & Poole have argued that such an approach is especially useful for studying the new area of longitudinal change processes. In sum, building theory from case study research is most appropriate in the early stages of research on a topic or to provide freshness in perspective to an already researched topic » (p. 548).

Partant de cette idée Edmondson & Mc Namus (2007) proposent un continuum de méthodes en fonction de l’état de la littérature (Figure 11 page suivante). Selon elles, les méthodes inductives / qualitatives sont nécessaires quand la littérature ne permet pas d’élaborer un corps d’hypothèses à tester. Ce n’est qu’ensuite, quand la théorie est suffisamment mature, que les méthodes déductives sont applicables. Dans cette logique, David (2000) montre la nécessité, pour construire une théorie, de mobiliser différentes méthodes de recherche afin de parcourir l’ensemble de la boucle abduction / déduction / induction. De même, C. Christensen (2006), dans une passionnante réflexion sur son itinéraire de recherche, montre la nécessité de combiner induction et déduction dans la construction d’une théorie dont il distingue deux états : descriptif dans un premier temps, puis normatif, des interactions existant évidemment entre ces deux niveaux (Figure 12).

Il semblerait donc que le pluralisme méthodologique contrôlé revendiqué par Martinet (1990) entre dans les faits. La question de la méthodologie s’éloigne ainsi des débats quelque peu stériles entre positivisme et constructivisme pour se poser en terme de cohérence (« fit ») entre l’objet de la recherche et la méthode mobilisée64.

Figure 11. La cohérence données-méthodes / état de développement de la littérature (Edmonson & Mc Namus, 2007)

Figure 12. La construction des théories (Christensen, 2006)

Dans cette perspective le recours à une méthode de recherche-intervention est, dans notre cas, justifiée. Nous étudions en effet des pratiques en cours de transformation pour lesquelles il n’existe pas de représentation partagée, de modèle stabilisé. Par conséquent c’est moins l’image d’une situation à un moment donné que l’évolution de cette

situation dans le temps qui nous intéresse. Alors qu’une approche hypothético-déductive par questionnaire est particulièrement bien adaptée pour comparer les changements intervenus sur un certain nombre de variables entre deux dates, notre objectif est de comprendre la dynamique de cette transformation. Nous cherchons une « théorie du processus »65 (Mohr, 1982) qui suppose de suivre et d’analyser en temps réel les transformations afin d’élaborer une théorie fondée (Glaser & Strauss, 1967). Nous ne cherchons pas, au moins dans un premier temps, de régularités permettant de valider une théorie. L’enjeu est bien plutôt de d’identifier, de comprendre, de formaliser des pratiques en émergence. Nous cherchons ainsi à contribuer à la résolution des problèmes de management qui se posent aux acteurs dans des situations de gestion, problèmes qui, répétons-le, sont tant pratiques que théoriques. On peut même s’interroger sur la possibilité de recourir, dans ce type de recherche, à une démarche hypothético-déductive. Comment en effet construire un questionnaire ? A partir de quel modèle ? Dans ce contexte les entretiens eux-mêmes servent avant tout à comprendre une situation dont la singularité échappe souvent aux acteurs eux-mêmes66 et n’apparaît au chercheur que progressivement. Il s’agit véritablement d’un travail de détective, pour reprendre la formule de Mintzberg. La question se déplace alors du débat épistémologique vers celle, plus pragmatique mais aussi importante que peu traitée dans les travaux méthodologiques, du déroulement de cette enquête en interaction avec le terrain. Comment en effet conduire une recherche sur un sujet innovant dans une grande organisation, alors que l’on découvre le problème en même temps que l’entreprise. ? C’est ce point que nous traitons maintenant.

Dans le document Projets et conception innovante (Page 60-63)