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La double nature de la performance et la structure progressive du champ d’innovation

Dans le document Projets et conception innovante (Page 102-106)

3. R ESULTATS DES RECHERCHES (1) : GERER LES PROJETS D ’ INNOVATION

3.4. Principes pour le management des projets d’innovation

3.4.3. La double nature de la performance et la structure progressive du champ d’innovation

La dernière difficulté renvoie au pilotage de ce type de projet puisqu’il n’est pas possible ici d’organiser la convergence des interventions vers un objectif défini ex-ante. Dans leur ouvrage de 1989 (chap. 20), Van de Ven & al. dénoncent ainsi « […] the

myth that managing innovation is fundamentally a control problem. Rather, it should be seen as one of orchestrating a highly complex, uncertain, and probabilistic process of collective action ». Reste à déterminer comment piloter ce type de processus ou plutôt

ce que signifie pilotage dans ce contexte108. Nous pensons que la notion doit évoluer dans les critères qu’elle considère et dans sa logique.

Ainsi en situation d’innovation il faut considérer que chaque épreuve (prototype, essais de recherche, étude client) associe un processus de production de connaissances à un processus de création de chiffre d’affaire [ou produit ?]. Notre 4ème principe souligne que le dispositif de pilotage doit prendre en compte ces deux dimensions

différentes de la performance : valeurs des produits et connaissances accumulées109.

Ainsi, une étude peut déboucher sur le plan commercial, sans apporter de connaissance nouvelle autre que l’existence d’un marché ponctuel pour cette pièce. Inversement, une autre peut ne pas déboucher sur un chiffre d’affaire mais générer des connaissances décisives sur la compréhension de la technique ou la définition de son champ d’application potentiel. Ainsi, en fonction des connaissances accumulées, les incertitudes techniques se réduisent, les essais à réaliser se précisent, de même que les applications potentielles… et peu à peu l’exploration converge ou s’arrête si l’innovation se révèle moins intéressante que prévue. On comprend alors le rôle central du management des connaissances qui doit permettre de valoriser les connaissances générées par le projet pour son propre déroulement, mais aussi auprès d’autres projets dans l’organisation. Cette double dimension de la performance des projets n’est pas nouvelle. Elle est, par exemple, clairement présente dans les travaux de Clark & consorts (notamment Iansiti & Clark). Mais, dans ces travaux, elle est toujours traitée comme un produit dérivé du développement. La question de l’exploitation de ces connaissances et souvent laissée à une équipe d’audit du projet qui va se charger d’analyser son déroulement, ses apports, ses limites pour modifier les pratiques de

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Sur le rôle de l’apprentissage permanent voir Maidique & Zirger (1985) ainsi que les recherches sur les Dynamic capabilities (Teece & al. 1997 ; Fujimoto, 1999).

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Van de Ven ne se pose pas cette question. Ses travaux montrent qu’il doute fondamentalement qu’un management soit possible. Il refuse d’ailleurs de rentrer dans ces considérations et se cantonne à une description extrêmement fine du processus d’innovation (innnovation journey).

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Nous nous rapprochons ici de la position de Van de Ven (1989) pour qui le succès d’une innovation « […] might be more usefully viewed as “byproducts along the journey” than as end result ». Il faut donc savoir accepter l’échec et enchaîner les projets (« repeated trials over many innovations are

l’organisation (Wheelwright & Clark, 1992, chap. 11110). Nous pensons au contraire que cette question est au cœur du pilotage d’un projet d’innovation, pendant son

déroulement. C’est l’un des intérêts de définir le projet comme unité de référence,

l’équipe étant explicitement en charge de cette gestion des connaissances entre les différentes expériences et horizons qu’elle gère. Elle va alors faciliter la constitution de de « rentes d’apprentissage » (Le Masson & al., 2006).

De même les outils de gestion utilisés doivent permettre une reformulation des problématiques chemin-faisant, de structurer progressivement le champ d’innovation

(5ème principe). La conception, pour reprendre la formule d’H. Simon, c’est à la fois

construire un problème et trouver une solution à ce problème. La démarche de projet classique organise cette relation dans le cycle en V : de l’expression d’un objectif fonctionnel global à la construction de solution locale dont on valide « en remontant » la conformité. L’heuristique de conception est ici toute différente. Cette démarche traditionnelle du problème vers la solution est en effet difficile à mettre en œuvre :

• d’une part parce que l’on est incapable au départ de « bien poser le problème », • et, d’autre part, parce que la probabilité de trouver une solution au problème

énoncé est très faible.

On aura alors des projets très heuristiques, où l’on explore simultanément l’espace des cibles potentielles et celui des réponses, à la recherche de couples concept / connaissance satisfaisants. On voit ainsi apparaître des outils de gestion cherchant à structurer l’exploration du champ d’innovation. Lors de notre travail de thèse nous avions ainsi utilisé une base de données pour centraliser les informations disponibles (internes et externes) sur les usages possibles de l’hydroformage (caractéristiques du tube utilisé, application, entreprise, coût…). De même P. Le Masson, dans sa recherche chez Saint-Gobain (in Le Masson & al., 2006 p. 264), décrit le « tableau de valeur de la

lignée [des pare-brise athermiques] » comme un outil de pilotage où « sont

progressivement recensées les caractéristiques de « l’espèce » athermique : ces

caractéristiques sont communes en nature mais constituent un éventuel critère de différenciation. On trouve par exemple la constitution progressive de la fonction athermique (couleur, niveau de réflexion…), la liste des fonctions avec lesquelles la compatibilité est prouvée possible ou impossible (athermicité et antenne, et formes complexes, et chauffant…), ainsi que des critères de coût ou de process (flexibilité usine, logistique…). Cet outil de cartographie des valeurs, se double d’un suivi régulier des investissements et des revenus générés pour chacune des technologies ».

L’enjeu est ici de structurer progressivement le champ exploré. La performance se juge donc sur le rendement croissant des itérations. Les connaissances accumulées au

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Cette tendance est également visible dans la littérature sur les dynamic capabilities. Ainsi Marsh & Stock (2003 & 2006) insistent sur les mécanismes d’intégration intertemporelle dont l’audit constitue un exemple essentiel. Ils n’envisagent pas que cette question puissent être également (il n’est pas question d’opposer les deux modes de capitalisation) au cœur d’un management de l’innovation qui gère le développement d’un champ d’innovation par-delà les générations de projets.

moment T permettent de mieux définir les objectifs et les contraintes pour la période

T+1 : les pistes techniques à explorer se précisent, certaines fonctionnalités sont exclues

alors que d’autres apparaissent, on identifie les bons partenaires… L’espace de conception à explorer prend peu à peu forme et l’on voit apparaître des points de passage obligés (Vissac-Charles, 1995), ce qui constitue un bon indicateur de la progression du projet.

Projet et innovation (2) : retour sur la question du but

La discussion précédente permet d’ailleurs un retour sur la question du but, centrale en management de projet. Nous avons dit à plusieurs reprise qu’une des principales difficultés de ces projets d’innovation est l’absence de but clairement spécifié ex-ante. En l’absence de but on peut en effet s’interroger sur l’adéquation du concept de projet qui s’est en partie structuré autour de cette notion. Mais peut-on dire que les projets d’innovation n’ont pas d’objectifs ? Nous ne le pensons pas. Les principes proposés permettent ainsi de préciser l’objectif (produit et connaissance, structuration progressive du champ d’innovation). Nous pensons même que les recherches récentes en management de la conception innovante permettent de spécifier assez précisément la nature de(s) l’objectif(s) à atteindre. Si l’on reprend le remarquable travail de Le Masson, Weil & Hatchuel (2006), l’objectif d’un projet d’innovation est l’exploration d’un champ d’innovation défini comme « un concept C0 [par exemple, l’hydroformage ou les services télématiques] et une base de connaissance associée, éventuellement très

limitée » (Le Masson & al, 2006 p. 289). Ceci permet de définir le point de départ du

projet mais pas ses résultats, ses livrables. Là encore leurs travaux, même s’ils récusent la forme projet comme mode de management de l’innovation, permettent de préciser les résultats d’un projet d’innovation. S’appuyant sur leur théorie C/K ils montrent ainsi que les outputs d’un tel projet peuvent être de quatre types (p. 293-294) :

1. des concepts explorés qui deviennent, via le développement, des produits commercialisés ;

2. des concepts explorés mais mis en suspend faute de temps et/ou de ressources ;

3. des connaissances nouvelles utilisées, valorisables sur d’autres produits (ex : des composants, des principes techniques, des nouveaux usages identifiés…) ;

4. des connaissances nouvelles non utilisées dans le raisonnement de conception mais valorisables sur d’autres produits.

Nous répondons ainsi à l’objection de l’absence de but puisqu’il est au contraire maintenant possible de le spécifier111.

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Et de fait dans les projets étudiés, en particulier dans le cas des services télématiques, de nombreuses pistes explorées n’ont pas donné lieu à des développements qui, par contre, ressortent ensuite, lors de travaux ultérieurs à la dissolution du plateau (les services d’info-trafic, par exemple). De même, si l’on reprend le cas historique du projet Manhattan, on observe qu’il a ouvert un espace de conception « génératif » i.e. qui porte en lui des recherches et des développements futurs. Pour ne prendre qu’un exemple, les principes de la fission thermonucléaire (dite bombe H) ont été identifiés pendant le projet

Reste toutefois la question de la fin du projet qui, habituellement, coïncide avec la livraison du produit final. Ici le projet d’innovation ne s’arrête pas à la première insertion réussie dans un projet de développement puisque l’exploitation de rentes d’apprentissage est un objectif essentiel. Comme nous allons le voir la fin du projet correspond plus probablement à une normalisation du champ, à l’intégration des connaissances et concepts développés dans les « routines » de l’organisation (par exemple par l’intégration des équipes dans une nouvelle fonction ou dans les métiers existants, au basculement vers la conception réglée. Nous verrons que ce moment est, au moins dans les cas étudiés, identifiable.

3.5. Traductions organisationnelles de ces principes.

L’énoncé des principes, nécessaire pour fonder une axiomatique et, dans un second temps, des outils de management, nous semble malgré tout insuffisant pour appréhender pleinement la spécificité de ces projets. Si Le Masson, Hatchuel & Weil (2006) mettent en garde contre la « tentation gestionnaire courante [qui] consisterait à

rechercher d’emblée un modèle d’organisation » (p. 276), nous pensons qu’un tel

travail d’embodiement des principes, pour reprendre le langage de la conception systématique, est nécessaire. L’enjeu n’est évidemment pas de définir un one best way, mais la discussion de la traduction organisationnelle de ces principes constitue un moyen, d’une part de faire progresser le débat sur les modes de coordination adaptés à un régime de conception innovante et, d’autre part, de montrer la pertinence de grilles de lecture issues de la littérature sur le management de projet. Cette approche permet de fournir une matière qui, nous l’espérons, facilitera la discussion et la confrontation des points de vue.

Reste toutefois une difficulté importante : la compréhension de la spécificité et du rôle de telles instances suppose un travail ethnographique permettant à la fois d’en comprendre le fonctionnement et le rôle dans l’organisation à laquelle elles appartiennent. C’est ici que les démarches d’intervention sont indispensables. L’élaboration d’une cartographie des acteurs et de leurs relations supposent une proximité avec le terrain qui ne peut s’acquérir que lors d’une interaction prolongée. La présence du chercheur lors des réunions ou des essais, le croisement des documents, la multiplication des interviews et des conversations informelles permet de creuser suffisamment profond pour comprendre les phénomènes en cause et la spécificité de la situation étudiée.

Avant de discuter le rôle de ces instances et les menaces qui pèsent sur elles, nous commencerons donc par présenter, pour la première fois ici112, une cartographie

mais laissé de coté pour les développements futurs, en raison notamment des contraintes de délais. Ils seront poursuivis dés la fin du projet et aboutiront en novembre 1952 au test de la première bombe thermonucléaire « Ivy Mike » (Rhodes, 1986 & 1996).

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d’un dispositif d’innovation que nous avons eu l’opportunité d’étudier et qui, dans notre esprit, correspond typiquement à un projet d’innovation : le plateau télématique113.

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