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CHAPITRE 1 : RECENSION DES ÉCRITS ET PROBLÉMATIQUE

1.1 Revue de la littérature

1.1.2 État actuel des connaissances sur les SRT

1.1.2.4 Expériences

1.1.2.5.3 Problème d’éthique féministe

Au tournant des années 2010, une réflexion importante sur les SRT s’est développée, dans la foulée de l’éthique féministe avec pour objet principal l’analyse des conséquences de la mondialisation de la PA pour les femmes. La réflexion s’est ainsi déplacée de la figure du « touriste reproductif », à celle des patientes et patients consommateurs pratiquant de l’« évasion juridique », pour en arriver à celle des tiers. Plus spécifiquement, cette réflexion s’est intéressée aux impacts des SRT sur les gestatrices et, par extension, sur les donneuses d’ovules (Storrow, 2005). Pour Storrow, ces femmes jugées vulnérables — dont la figure emblématique est celle des gestatrices indiennes — étaient complètement oubliées de l’analyse éthique plus libérale des SRT (Storrow, 2005). Comme le remarque Ikemoto (2009), pour en arriver à les considérer, il fallait prendre en compte la géographie morale qui

se déploie entre le point de départ des SRT et celui de destination où l’on reçoit les services de tiers. De plus, il fallait intégrer à la compréhension de cette géographie morale particulière la manière dont des distinctions de race, de classe et de genre la façonnent.

Depuis, une littérature foisonnante s’est développée à l’intersection de la recherche empirique sur l’expérience des tiers et des développements en éthique féministe. En fait, les travaux féministes étudient la tension entre l’autonomie reproductive de couples économiquement avantagés et la façon dont ceux-ci soutiennent un système de mise à disposition des corps reproducteurs de femmes économiquement et socialement vulnérables.

Cette réflexion éthique peut être divisée en trois parties. La première sera consacrée aux gestatrices et à leur risque d’exploitation. La seconde montrera comment, dans le cas des donneuses d’ovules, la réflexion se déplace vers des enjeux liés à la réification de la reproduction. La troisième partie montrera très brièvement comment les structures de genre s’appliquent aux tiers en excluant le don de sperme de cette réflexion.

La GPA est une pratique risquée d’un point de vue médical et juridique et la gestatrice est celle qui porte la plus grande part de risque (Crozier et coll., 2012). Pour les gestatrices vivant dans les pays à faibles et moyens revenus, plusieurs risques ont été identifiés : (1) la faiblesse du processus de consentement éclairé, (2) le manque de droit pouvant impliquer la possibilité qu’elles soient prises avec la garde des enfants, (3) des soins médicaux et un suivi de grossesse déficient et (4) le risque d’exploitation (Deonandan et coll., 2012; Hudson et coll., 2011b). Bien que toutes les dimensions du risque de la GPA soient complémentaires, nous allons nous intéresser plus spécifiquement à celui de l’exploitation.

L’exploitation peut être définie comme la prise d’un avantage injuste d’un parti au profit d’un autre (Kirby, 2014). Quant à savoir si la GPA dans des pays en développement représente un système d’exploitation, deux positions s’opposent : une vision plus libérale du choix de devenir gestatrice et l’idée que ce choix peut être économiquement contraint (Deonandan et coll., 2012).

Les analystes qui défendent cette dernière idée soutiennent que, à cause de la pauvreté et de pressions sociales liées au genre, les gestatrices indiennes, par exemple, sont vulnérables et, par conséquent, plus à risque d’être exploitées (Ireni-Saban, 2013). Dans ce contexte, on peut se demander s’il est moral pour les parents d’intention de tirer profit de la pauvreté de ces femmes pour obtenir un service qui ne serait pas offert autrement.

Certains se représentent la GPA dans les pays en développement comme un contrat signé entre des personnes rationnelles qui engendrera un bénéficie mutuel : les parents intentionnels auront un enfant et la gestatrice un montant important d’argent (Saravanan, 2013). Le problème émerge lorsque les conditions sociales et cognitives dans lesquelles le choix se fait sont prises en considération (Saravanan, 2013). Tout d’abord, les gestatrices des pays en développement, en raison de leur position sociale liée à leur race, leur classe sociale ou leur genre, seraient en position de vulnérabilité. Dans ces conditions, leur décision de devenir gestatrices ne viendrait pas d’un consentement authentique. Ce serait plutôt un réel besoin d’argent qui influencerait cette décision (Ballantyne, 2014; Deonandan et coll., 2012). Dans cette perspective, le consentement éclairé ne serait qu’un dispositif bioéthique de mise à disposition des corps au travail clinique (Cooper et coll., 2014). Pour Kirby (2014), si on combine la vulnérabilité de ces femmes, à l’absence de consentement éclairé et au fait que leurs intérêts passent au second rang, alors on peut parler d’exploitation.

Pour comprendre cette position critique, il est essentiel de prendre en considération le système dans lequel se situent ces échanges (Donchin, 2010). Pour Donchin, ce commerce transnational déplace à l’échelle globale les structures genrées et les rôles stéréotypés de la femme en tant que matrice reproductive, tout en étendant le pouvoir d’une industrie tirant profit des différences juridiques et économiques entre les pays. Le contexte de la GPA internationale se construit ainsi sur la base de rapports de servitude et de priorisation néocoloniale des intérêts de parents d’intentions occidentaux et économiquement favorisés au détriment de la gestatrice (Gupta, 2012; Ikemoto, 2009).

En réaction à cette position s’est développé un discours contre la « victimisation » des gestatrices qui considère que la GPA internationale permet à des femmes qui en ont besoin

d’avoir accès à de l’argent qu’elles ont besoin et qu’elles n’auraient pu avoir autrement. Ce « travail » peut donc avoir un effet bénéfique pour améliorer leurs conditions de vie et celles de leurs enfants. Dans cet esprit, l’« arrogance néocoloniale » serait de considérer certaines façons de gagner de l’argent comme étant plus acceptables que d’autres (Ballantyne, 2014). De plus, les gestatrices seraient ici représentées comme des victimes passives du capitalisme global sans chercher à leur donner une voix (Hudson et coll., 2011b). Pour ces analystes, il apparait nécessaire de leur redonner une forme d’agentivité, de s’intéresser à leur situation morale et aux systèmes de valeurs qui peuvent influencer leur choix (Deonandan et coll., 2014; Hudson et coll., 2011b). Une approche intersectionnelle pourrait aussi permettre une analyse plus fine en prenant en compte qu’une source d’oppression peut en atténuer une autre (Khader, 2013).

Il est aussi possible de faire des parallèles entre l’expérience de la GPA et celle du don d’ovules. Les deux techniques se concentrent sur le corps de la femme et, dans une perspective de SRT, s’inscrivent en partie dans des circuits qui vont des pays développés vers ceux en développement, tout en mélangeant le commercial et l’intime (Ikemoto, 2009). La question de l’exploitation associée au don d’ovules (que l’on nomme aussi parfois « eggs- ploitation ») a aussi été abordée (Pfeffer, 2011). Cependant comme le note Ikemoto, une distinction de race persiste entre les deux techniques, c’est-à-dire que, chez les donneuses d’ovules, le couple receveur cherche une similarité génétique contrairement à la GPA où l’on souhaite plutôt créer une distance biologique (Ikemoto, 2009). Cette caractéristique complexifie la géographie de ces deux techniques et, du même coup, déplace une partie du débat éthique lié au don d’ovules vers la question de l’acceptabilité de cette forme de marchandisation de la reproduction (Kenney et coll., 2014).

Pour synthétiser l’argument : la vente d’ovules vise les femmes qui n’ont pas d’autres choix économiques, ce qui crée une différence de classe entre les donneuses et les couples receveurs capables de s’offrir ce type de service. Parallèlement, la vente d’ovules fixe les femmes dans leur rôle reproducteur traditionnel et active une dynamique d’intégration du travail reproductif (ou clinique) dans l’économie formelle avec une privatisation des risques,

ou, en d’autres termes, une responsabilisation individuelle des risques (Waldby et coll., 2008).

Des études empiriques tendent cependant à nuancer ce diagnostic et suggèrent que le partage de l’intime et du commercial est beaucoup plus complexe dans le cas des SRT (Ikemoto, 2009). Par exemple, Kroløkke a étudié la perspective des receveuses danoises qui vont en Espagne pour obtenir des dons d’ovules rémunérés (Kroløkke, 2014). Sa conclusion est que les receveuses développent différentes tactiques de négociation entre le fait de vouloir recréer un don altruiste et la frustration de ne pas pouvoir trouver d'ovules chez soi. Par exemple, elles utilisent les narrations du désir, de l’amour pour l’enfant ou de la souffrance liée à l’infertilité.

Dans ce discours sur l’exploitation et la commodification des tiers, les donneurs de sperme font exception. L’hypothèse habituellement utilisée pour expliquer cette différence pointe la facilité de recueillir ce type d’échantillons et son risque médical quasiment nul comparativement au don d’ovules ou à la GPA (Almeling, 2007; Forman, 2011). Une autre des raisons avancées est liée au stéréotype historique associant la femme et son travail à l’altruisme et au don de soi, en opposition à l’homme, traditionnellement associé à un agent économique dont la force de travail est intégrée au marché (Almeling, 2007). Finalement, puisque le sperme se conserve et se transporte mieux que les ovules, il est depuis plus longtemps intégré au marché transnational du matériel biologique humain. Cette différence s’incarne aussi dans la manière d’encadrer ces deux types de dons et dans l’inconsistance de certains états de permettre l’importation de sperme, mais pas d’ovules (Heng, 2007a).

Cette exclusion du sperme de la réflexion sur la commercialisation du matériel et des services reproductifs fait ressortir cette zone moins théorisée de l’éthique cellulaire. À ce titre, on peut se rapporter à un des rares articles écrits sur le sujet, où Heng (2007a) identifie quatre problèmes en lien avec la circulation de gamètes. Tout d’abord, il observe le manque de lois internationales qui supervisent le transfert transfrontalier des gamètes, avec des mécanismes de traçabilité par exemple. Il note aussi l’importance de divulguer aux personnes utilisatrices les risques liés au transport des gamètes congelés, soit principalement dans le cas des ovules.

Ensuite, il met en lumière le risque que les médecins deviennent des intermédiaires de la vente de gamètes, ce qui causerait un sérieux problème déontologique. Finalement, Heng aborde le fait que l’encadrement de la PA peut mener à une contradiction éthico-juridique entre des régulations qui obligent localement des dons altruistes, mais qui permettent d’importer des échantillons rémunérés. Selon Downie et Baylis (2013), il s’agit d’un des problèmes éthiques qui caractérisent la situation canadienne, marquée par une pénurie de gamètes locaux et la présence d’agences qui importent ces gamètes d’une façon commerciale (Motluk, 2010).

Cette éthique cellulaire apparait comme un champ encore peu théorisé, même s’il recoupe à sa façon les trois grands problèmes identifiés précédemment. Il apparait aussi de ce survol que la situation sociale, géographique, économique et juridique joue un rôle important dans la manière de théoriser les enjeux éthiques. Comme cette réflexion théorique est encore appuyée par peu de données empiriques, le développement de connaissances se rapportant à des contextes géographiques précis permettrait de mieux situer les problématiques éthiques.