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CHAPITRE 2 : HORIZON TRANSDISCIPLINAIRE ET THÉORIQUE

2.1 Perspectives transdisciplinaires

L’étude des SRT intègre un champ d’analyse plus vaste dont la finalité est de comprendre et de répondre aux enjeux contemporains liés au développement de la biomédecine et des biotechnologies. Ce champ hybride pose plusieurs défis, dont celui de se spécialiser tout en faisant sens de la complexité des questions que posent ces nouvelles technologies et pratiques qui impliquent plusieurs niveaux de réalité (Austin et coll., 2008; Medicus, 2005).

La transdisciplinarité est la voie que nous avons choisie pour dépasser cette apparente contradiction (Austin et coll., 2008). La transdisciplinarité n’est pas à confondre avec l’interdisciplinarité. Cette dernière recherche la rencontre de différentes disciplines, afin de faire émerger de nouvelles hypothèses (Austin et coll., 2008). Pour sa part, la transdisciplinarité va au-delà du travail collaboratif interdisciplinaire. Elle se réalise à travers le développement de concepts, d’une terminologie, de méthodes qui transcendent les disciplines visant à générer un niveau d’analyse supérieur et réaliser une rupture épistémologique (Austin et coll., 2008). Dans la lignée de la pensée complexe d'Edgar Morin, la transdisciplinarité ne permet pas de résoudre des problèmes, mais aide à construire la stratégie pour les résoudre (Guillot, 1999). C’est dans cet esprit d’hybridation que nous avons construit nos stratégies d’enquête pour décrire les SRT dans un contexte canadien. Celles-ci partent de la rencontre de trois disciplines en lien avec la formation de l’auteur de cette thèse : l’anthropologie médicale, les études des sciences et technologies (ÉST) et la bioéthique. Après leur présentation, nous expliquerons comment nous avons été conduits à intégrer à notre approche d’autres disciplines comme le droit, la médecine et la génétique.

L’anthropologie médicale est, par définition, transdisciplinaire. Elle amène à réfléchir sur les phénomènes biomédicaux, à partir d’une immersion sur le terrain, et en tenant compte de leurs dimensions sociales, culturelles, médicales, scientifiques et politiques (Inhorn, 2007; Lambert et coll., 2002). Cette branche particulière de l’anthropologie nous invite à penser les SRT non pas uniquement sous l’angle de la dimension médicale ou épidémiologique de l’infertilité et de la reprogénétique, mais aussi sous l’angle du récit personnel de ses actrices et acteurs, ainsi que des significations sociales et culturelles qui façonnent les enjeux de santé et de reproduction à la base ce phénomène (Franklin et coll., 1998; Ginsburg et coll., 1995; Lock et coll., 2010; Rapp, 2000; Strathern, 1992; Young, 1982). Selon l’anthropologie médicale, il est tout aussi important de comprendre la conception objective et biologique de la maladie, que la façon dont cette objectivité est, à la fois vécue et expérimentée par les individus (Kleinman, 1999), ainsi que localement située et construite (Good, 1998; Lock, 2001). Ceci nous amène à porter un regard critique sur les catégories de bases issues de la Modernité, comme celles de corps, d’esprit, de nature et de culture (Lock, 2001; Scheper- Hughes et coll., 1987).

En se tournant vers le récit des personnes utilisatrices, mais aussi des thérapeutes (Young, 1980), l’anthropologie médicale nous invite à adopter une approche interprétativiste plutôt que positiviste. Pour notre recherche doctorale, d’une part, il était important d’appréhender les SRT comme un objet esthétique fait de narrations hétéroglosiques (Good, 1998). D’autre part, il fallait aussi tenir compte que le récit de la maladie déborde de sens et que, en faisant apparaitre celle ou celui qui écoute, il parle aussi du contexte social, politique et économique dans lequel il s’inscrit (Farmer et coll., 1989; Good et coll., 1993). Le but étant de développer un discours critique sur les conditions sociales et les rapports de pouvoir qui organisent les SRT, à partir de l’expérience individuelle.

La voie ouverte à la transdisciplinarité par l’anthropologie médicale se complète par l’intégration de la perspective que nous offrent les ÉST par rapport aux modes de fonctionnement des technologies de PA (Thompson, 2005) et de la reprogénétique. La réflexion des ÉST part de l’interconnexion de la science et de la société, plutôt que de leur opposition, et elle évite toute forme de réduction de l’un dans l’autre. (Latour, 2001). Cette

approche symétrique se veut aussi antifondamentaliste (Thompson, 2005). Selon un courant important des ÉST, les faits sont « construits », mais restent contingents et robustes (Latour, 2001). Les outils de l’ÉST comme la théorie de l’acteur-réseau (Callon, 1986) invitent encore aujourd’hui à analyser comment les technologies médicales, mais aussi sociales de la PA fonctionnent. De plus, ils permettent de nous informer quant à la place qu’occupent une série d’acteurs biologiques comme le matériel cellulaire et la façon dont ils circulent entre les différents sites de la PA (Vermeulen et coll., 2012). La conjonction de l’anthropologie médicale et des ÉST permet d’adopter une approche empirique descriptive des phénomènes médicaux marqués par les sciences et les technologies.

Afin de compléter et d’analyser les questions éthiques posées par les SRT, nous nous sommes appuyés sur la bioéthique. Cette discipline qui s’est institutionnalisée dans les années 60, se réclame aussi du dépassement disciplinaire (Austin et coll., 2008). Selon le philosophe Daniel Callahan, la bioéthique réfère à l’éthique de la médecine, de la biologie et de la santé des populations (Callahan, 1973). Elle se questionne sur ce qui est éthiquement acceptable ou non, ainsi que sur nos responsabilités et devoirs face aux développements scientifiques et technologiques de la biomédecine (Callahan, 1999). Elle repose sur quatre caractéristiques : 1) l’identification des problèmes moraux, 2) l’utilisation des savoirs de traditions et de stratégies formelles comme la philosophie, 3) la compréhension des dimensions sociales et culturelles des enjeux et le 4) le pragmatisme (Callahan, 1973, 1999; Farsides, 2015). Callahan insiste sur la nécessité de considérer le rôle de la culture dans l'élaboration des choix individuels et sur le fait que la culture pose le contexte, mais aussi les limites des choix individuels (Callahan, 1994).

Ces caractéristiques s’incarnent, entre autres, dans le courant de l’éthique empirique qui marque le passage de l’usage prédominant de l’analyse philosophique normative à une utilisation croissante des méthodes empiriques dans le champ de la bioéthique (Borry et coll., 2005). Le but de cette approche est de prendre conscience du contexte dans lequel se situe notre étude et d’ancrer la réflexion bioéthique au sein de l’expérience vécue (Hedgecoe, 2008) en s’appuyant sur des données empiriques (Borry et coll., 2006; Davies et coll., 2015; Strech et coll., 2008; Sugarman, 2004). Cette approche permet de faire émerger, de la

rencontre de l’empirique et du théorique, de nouvelles connaissances qui n’auraient pu apparaitre autrement (Mertz et coll., 2014), ainsi que d’offrir les meilleures données possibles pour accompagner les prises de décision (Borry et coll., 2005). L’éthique empirique rejoint le courant naturaliste pour qui les questions ontologiques et épistémologiques sur la morale sont mieux réfléchies à travers l’étude de la réalité empirique (Lalancette-Fortin, 2012; Wayne, 2013). En fait, le défi épistémologique de l’éthique empirique est d’éviter le sophisme naturaliste en gérant la séparation du descriptif et du prescriptif, tout en permettant une certaine complémentarité d’une part, et d’augmenter la sensibilité au contexte d’autre part (Mertz et coll., 2014; Musschenga, 2005).

Dans cette perspective, il devenait essentiel d’avoir une connaissance immersive des techniques et des pratiques de génétique et de médecine de la reproduction au cœur des SRT. D’une part, au sein du Laboratoire transdisciplinaire en génétique, médecines et sciences sociales, j’ai pu bénéficier de la co-direction d’un spécialiste en génétique médicale et en reprogénétique de même que d’un obstétricien spécialisé en PA. Ce laboratoire nous a aussi permis d’intégrer un espace de rencontres et de discussions transdisciplinaires. La participation aux activités du Laboratoire a permis d’échanger avec des spécialistes et des universitaires issus de différentes disciplines : biologie moléculaire, médecine génétique, droit de la santé et anthropologie médicale. Ce travail transdisciplinaire s’est aussi concrétisé par une formation graduée en génétique médicale et santé de la reproduction. Une dernière dimension transdisciplinaire concerne l’intégration de nouveaux champs disciplinaires par immersion sur le terrain.

L’anthropologie médicale, les ÉTS et la bioéthique sont complémentaires tout en étant intrinsèquement ouvertes aux autres disciplines et au métissage disciplinaire. Elles incarnent le point de départ de l’horizon transdisciplinaire de cette thèse, ouvrant à d’autres disciplines qui vont occuper une place importante dans les prochains chapitres, comme la médecine de la reproduction, la génétique et le droit.